J’ai du mal à me changer les idées depuis la veille. Je ressens mes propres émotions en écho, comme si elles me repassaient sans cesse en tête. Je ressens les émotions du type croisé la veille. Le déchirement lancinant de la jeune femme, le hurlement psychique qui avait manqué de m’arrêter le cœur par sa force, sa puissance. J’avais eu beaucoup de mal à le surmonter. Je me sentais encore pris à la gorge, cœur serré et poumons vides d’air. Je ressentais sa détresse comme la veille au soir, comme si c’était moi qui ressentait ces émotions affluer dans ma propre âme, me la meurtrissant au passage. Je me sentais violé comme si ça avait lieu dans ma propre chair, et je me rappelais très bien de l’envie de mourir qu’avait eu la femme à ce moment précis, où convaincue de la souillure, brisée dans son amour-propre et son estime de soi, elle s’était rendue compte que ce monde ne voulait pas d’elle et qu’il suffisait de quelques instants pour tout perdre d’un seul coup, pour devenir l’objet et le jouet d’un fléau appelé homme. Je sentais ce désespoir lancinant, fulgurant, qui me fendait l’âme et me secouait de l’abdomen jusque dans la nuque, parsement la colonne vertébrale d’éclairs de douleur et d’une détresse si profonde que si j’en avais eu la force et la capacité, j’aurais sans doute fait arrêter mon cœur pour ne plus jamais la ressentir.
Je me noyais dans mon verre de whisky. Le Talisker est âcre, fort en bouche. Il crame les parois internes de ma bouche, m’enflamme la glotte. Je le garde un moment en bouche, en dégustant les saveurs qui émergent, les unes après les autres. Je me focalise sur les sensations de mon palais, sur toutes ces délicates nuances de goûts, d’odeurs, ces sensations que l’alcool vous procure. Je l’avale d’une traite, après l’avoir apprécié. Je regarde vers le bar. Les autres clients fuient mon regard. Je m’essuie la moustache d’un revers de la main. Je sens leur peur. Les gens ont toujours peur de leurs congénères bizarres autour d’eux. On a peur du mec qui semble sorti d’un égout, on a peur du mec qui ne dit jamais rien et vous détaille froidement de la tête jusqu’aux pieds. On a peur de l’homme qui s’asseoit seul, vide verre sur verre, sans sembler fracasser. On se dit que cet homme-là est capable de tout, dans son état. ON n’a pas tout à fait tort ; sauf qu’il ne s’agit pas d’un homme.
Je suis un Dieu et mes pouvoirs sont ma raison de vivre, l’illustration de ma vocation, et l’incarnation de ce qui est aussi une torture de chaque instant, une malédiction personnelle. Je joue avec le fond du verre tout en chassant le reliquat des émotions de la victime de la veille, pour me concentrer sur celles de son tortionnaire. Avec quelle aisance j’avais déployé mon entraînement. Une petite quinzaine d’années en tant que légionnaire, sur les points les plus chauds du globe. J’avais tué plus qu’à mon tour, mais finalement, si ça me heurtait au début, tuer était facile. Assassiner était plus dur. Sans autorisation des lois des hommes ou des dieux. Sans caution quelconque, c’était paradoxalement plus dur de tuer. Parce qu’on le faisait en connaissance de cause, en engageant sa propre légitimité.
Les pensées alentours ne me provoquent qu’une vague distraction. Je ne fais même plus attention à ce qu’il se passe autour de moi. Je suis plongé dans mes souvenirs de l’âme sacrifiée hier. Depuis que j’avais repris conscience, je n’avais que rarement eu l’occasion de voir un être humain aussi abîmé, aussi profondément corrompu. Ca avait été un véritable plaisir de l’abattre. Un soulagement aussi terrible que la vengeance accordée à sa victime de la soirée. Mais je ressens quelque chose qui me fait relever le nez de mon verre. Une colère froide, glacée, qui entoure et recouvre toute ma peau d’un ressentiment sourd. Je me sens pris dans cette colère presque haineuse, entâchée d’une grande frustration. Je vois une jeune femme au bar, qui discute avec le barman. Très jeune femme. Je ressens quelque chose d’autre, de plus ténu. Je fronce les sourcils. Quelqu’un comme moi ? Non. C’est plus ténu. Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr. Tout ça est nouveau pour moi.
Mais je sens bien que cette colère glaciale émane d’elle. Elle coule de chacun de ses pores. Elle m’imprègne totalement. Je m’avance, curieux, mais prudent. Je m’accoude non loin. Discrètement. Coule un regard vers elle. Et un vers le barman. Je comprends l’enjeu, en le voyant servir un coca et en sentant la frustration de la jeune femme grandir. Je fais signe au barman, d’un regard soutenu et d’un geste de la main, de me resservir. Et de donner un second verre. Il secoue la tête, mais s’exécute. Je pousse un des deux verres vers la jeune femme.
| Problème d’âge ? Il y a des expédients plus faciles à trouver pour une jeunesse qu’un verre d’alcool fort, non ? |
Je ne ressentais aucune honte à faire boire une mineure. Ce n’était pas important dans ma matrice de moralité et de vices ; je venais d’une époque bien lointaine.
| Qu’est ce qu’une jeune fille vient faire dans un bouge pareil ? Tu devrais vite boire ton verre et rentrer chez toi. La moitié des mecs ici n’est pas super fréquentable, si tu vois ce que je veux dire. |
Et je savais ce que je disais ; j’avais ressenti leurs émotions, leurs désirs, leurs pulsions.
Il est trop tard pour chercher de nouveaux contrats. Trop tard aussi pour se retrouver en sécurité dans le motel, il y a forcément de l’agitation à cette heure-là dans le quartier où je loge pour le moment. En très peu de temps, j’avais vite compris que l’industrial district avait son propre tempo, son propre rythme de vie. Ca arrivait souvent dans les quartiers pauvres, avec des emplacements qui étaient vivaces toute la journée, et d’autres seulement à certains moments du jour ou de la nuit selon les occasions. Je savais déjà que le motel dans lequel je logeais était plutôt actif sur trois rythmes ; très tôt le matin, car il était plutôt trusté par des salariés du privé qui étaient en déplacement professionnel sur les différentes zones d’activité du secteur. Le second temps fort était en tout début de soirée, quand ces mêmes employés, souvent de petits cadres ou des commerciaux, rentraient du boulot et se préparaient à sortir, parfois en bandes de copains de la même entreprise. Ceux-là étaient les plus tapageurs, car les quartiers chauds n’étaient pas très loin. C’était aussi l’heure où les quelques chambres louées par des prostituées comme lieux de travail étaient occupées par leurs premiers clients. La dernière vague était plus tard dans la nuit, quand les fêtards revenaient ou qu’une nouvelle vague de clientèle pour les filles se ramenait. Si je rentrais maintenant, je serais à l’étape précédente. Ca ne valait pas le coup ; je serais encore assailli de partout par les sentiments de frustration, de désir, d’une certaine bestialité dans les rapports humains les plus débridés et les plus tendancieux. Je préférais rester ici ; l’alcool n’y était pas chère, la clientèle souvent peu reluisante mais boire cet alcool âcre me permettait au moins de m’évader un peu, et de calmer le flot d’émotions.
Je sentais l’humeur de la jeune femme, ou plutôt, de la jeune déesse. Je ressentais son aura, et je savais parfaitement qu’elle était une étrangeté de mon acabit. Je n’en étais toujours pas encore sûr à 100% ; c’était un sentiment nouveau pour moi. Avant Arcadia, je n’avais jamais rencontré un seul semblable. Je me demandais alors si elle avait conscience de ce qu’elle était ? A son âge j’étais seul et perdu ; je me sentais différent sans avoir aucune certitude, et je vivais très mal l’éclosion de mes premiers pouvoirs. Je me demandais où elle en était, et avec ses seules émotions, très vivaces, c’était difficile de m’en rendre compte. Beaucoup d’émotions, une très forte frustration mais aussi une certaine curiosité.
| Dans ce cas, il y a des endroits moins dangereux juste pour boire, jeune fille. |
Beaucoup d’épiciers du coin en ouverture 24/24 étaient peu regardants sur l’âge de leurs clients, en allant chercher une bonne bouteille de scotch pour ma chambre, je m’étais retrouvé à commander juste après deux gosses de quoi, douze ou treize ans ? Ils me rappelaient ma propre jeunesse désoeuvrée, quand j’étais en quête de n’importe quel moyen pour apaiser les tsunamis d’émotions qui me faisaient chanceler, les uns après les autres.
| Pourquoi vous ne pouvez pas rentrer chez vous ? Pour quelqu’un comme vous, presque n’importe quel endroit vaut mieux qu’ici. |
je me faisais curieux et un rien inquisiteur, mais je sentais la concupiscence monter chez certaines âmes abîmées de la population masculine de l’endroit. Des pulsions. Dont une particulièrement violente. Je ne pouvais pas lâcher la jeune femme ; elle n’en avait peut être pas conscience, mais elle vivotait au milieu d’un banc de requins. Je me retourne vers l’endroit d’où émane l’horreur, et dévisage le mec qui me renvoie un regard de défi. Il croit que je suis un rival, un concurrent.
Non, je ne peux pas laisser cette jeune femme ici toute seule. Je me retourne vivement à la question suivante.
| Je n’ai pas grand-chose de mieux à faire que de traîner dans ce bouge. Mais si vous dites « miteux » trop fort, le barman a une batte sous sa caisse enregistreuse… Quant au fait que vous soyez mineure, ça ne serait un problème que si je comptais vous souler pour profiter de vous. Mais non ; ce n’est pas le genre de la maison. EN revanche, je ne peux pas vous abandonner à la lie qui traîne ici. |
J’utilisais un langage un peu plus soutenu que d’habitude pour perdre ceux qui tendaient l’oreille ; je ne voulais pas provoquer de bagarre ici, car je sentais bien que cela pourrait avoir de fâcheuses conséquences collatérales… Même si je ne craignais pas vraiment pour ma sécurité. J’avais fait l’Afghanistan, le Tchad, la Centrafrique. Je savais me battre.