La voix de Coffin encore en boucle à l’arrière de son crâne, Bellandi enfile une chemise couleur innocence et une veste beige assortie à son pantalon. L’oeuvre de Carelli, encore et toujours. Le tailleur a cru défaillir en apprenant le traitement subi par les pièces confectionnées pour la soirée… S’il n’y avait que cela ! Dès le lendemain, Alcide a envoyé quelques hommes sur place. Consigne : déblayez un max. Il n’a pas eu l’occasion d’admirer le rangement, aujourd’hui sera donc une surprise. Car si de nombreuses choses ont échappé au contrôle de la mafia italienne, la fragilité des lieux laisse encore Alcide suspicieux. Ça ne l’étonnerait pas d’apprendre qu’Eden Manor, sous ses airs de palais français, soit figé aux normes de la Renaissance.

Sans compter qu’il a pris à coeur l’appel de la présidente de la Société Historique. Mot pour mot, chose qu’elle n’a pas intérêt à lui reprocher. « Une dernière chose : je vous conseillerais de vous munir de votre avocat, si vous voulez contester les frais. » Il a suffit d’un coup de fil à Gates pour s’assurer de son soutien immédiat, très rapidement suivi de Sciarra. Et comme dit le proverbe, deux avocats valent mieux qu’un.

Le rendez-vous est fixé pour dix heures sur le perron du manoir. Alcide a garé sa voiture dans une allée en retrait des jardins, refusant de se spoiler la visite. Ou la redoutant. Et très vite, d’autres véhicules viennent se ranger, des silhouettes familières apparaissent. Alcide les salue d'un hochement de tête puis réajuste le col de sa chemise. Ce rendez-vous n’engage pas la Nuova Camorra mais lui et lui seul, épaulé de deux virtuoses de la légalité. Il ne prend pas la peine de leur serrer la main, préfère trouver celle de la présidente visiblement mécontente. « Nul besoin de nous présenter, commente-t-il avec un sourire. »

Etat des lieux :

C’est toute de noir vêtue que la Présidente de la Société Historique d’Arcadia s’est rendue à l’Eden Manor pour en faire l’état des lieux de sortie avec les locataires de cette foutue soirée bal costumé. Elle porterait presque le deuil de la bâtisse sérieusement endommagée. Elle est venue plus tôt, avant l’heure du rendez-vous, pour se rendre compte de l’avancée des déblayages entre le matin du 21 et ce jour-ci. Dans son sac à main, une pochette qui contient toutes les photos faites la veille. Histoire de se souvenir de ce dont sont capables ceux qui se croient dieux dans cette cité. Avec elle, une pochette de présentation patrimoniale du terrain et du bâtiment, histoire de montrer à quoi l’estate ressemblait autrefois. La discussion avec Alcide Bellandi ne lui a pas fait plaisir, loin de là. Ceux qui en font le portrait d’un homme charmant et aimable se fourrent le doigt dans l’œil et l’enfoncent jusqu’au coude. Rosa s’en méfie comme de la peste et ce n’est pas son attitude au téléphone qui va changer cela. C’est de l’étage, à une alcôve vitrée surplombant les jardins qu’elle voit arriver les voitures des conviés. Il n’est pas venu seul, apparemment, et semble avoir suivi son conseil de s’armer d’avocats. Les silhouettes sont anonymes pour l’heure, et tout ceci pue les menaces tacites et les tentatives de corruption. Pas avec moi, se jure la grande dame.

Elle est descendue de son perchoir du premier étage du manoir, et le temps qu’ils sortent de leur véhicule respectif, elle arrive à leur hauteur, à l’entrée de la propriété. Elle serre la main du Destructeur, les mâchoires serrées et l’œil mauvais. Qu’il fanfaronne tant qu’il le peut, elle se fera une mission que de le faire payer toutes les réparations à réaliser. Elle prête attention aux requins qui ont accompagné Bellandi, salue aimablement Maître Gates, que sa réputation précède. Lorsque les yeux sombres de l’ancienne institutrice se posent sur la jeune femme, elle la reconnaît et c’est un sourire chaleureux qu’elle adresse à Aura tout en lui serrant la main et en commentant : « Nous nous connaissons déjà, je ne m’attendais pourtant pas à vous voir en pareilles circonstances. »

Est-elle déçue ? Troublée ? Elle connaissait Maître Sciarra d’affaires sordides qui l’avaient vue défendre des victimes de ces gangs qui pullulaient dans Arcadia, elle ne s’attendait pas à la voir aux côtés d’un de ceux qu’elle soupçonnait d’orchestrer la criminalité. Se serait-elle méprise sur le compte de Bellandi ? Non, probablement pas. « Peut-être devrions-nous déjà établir formellement les raisons qui vous poussent à réclamer la caution versée par Monsieur Bellandi, notre client ? », attaque déjà Julius Gates, fidèle à ce qu’on raconte sur lui depuis des années. « Comme vous allez rapidement l’observer, Maître, les dégâts sont tels que la Société Historique d’Arcadia se doit d’encaisser la caution afin de pouvoir restaurer au plus vite le manoir. Les dégâts sont colossaux, et c’est à vrai dire pour épargner la réputation de votre client que nous avons empêché la presse d’y mettre le moindre orteil jusque là. » Il n’y a que la police qui y est passée, après les ambulances. Depuis le petit matin, les grilles sont fermées et gardées, ne s’ouvrant que pour ceux accrédités, dont les ouvriers de Bellandi. Sans plus tarder, Rosa-Althea les entraîne à sa suite dans les jardins, première scène chaotique qui les accueille, et s’arrête au niveau d’une des fontaines, dont la statue est désormais démembrée, un trou béant au niveau du flanc droit, là où un bras s’étirait gracieusement autrefois. Les arbres alentour sont pour certains fracassés, pour d’autres le tronc s’est fendu, et le sol a été strié par certaines racines profondes, brutalement soulevées par elle-ne-saurait dire quelle force. Tout en maintenant le sac sur son épaule, elle l’ouvre et en sort la plaquette promotionnelle de l’Eden Manor lors de sa réfection de 2015. « Comme vous pouvez le constater, les jardins avaient été restaurés, et les statues nettoyées au terme d’une campagne de conservation qui s’était terminée en 2015. » Elle tend la brochure à Gates, puisque c’est lui qui a cherché à en savoir plus. « Je crois que nous pouvons, Monsieur Bellandi, nous accorder à dire que les jardins ont connu… des jours meilleurs ? » Elle le toise de toute sa hauteur -déjà conséquente de par sa génétique, rehaussée aussi par des talons de cinq ou six centimètres- le Bellandi, et semble lui promettre à travers pareilles paroles non pas monts et merveilles, mais bel et bien le duel qui s’était annoncé. Elle ne le lâchera pas, peu importe le nombre d’avocats qu’il emploie pour le sortir de cette mouise.

Un coup de téléphone du grand chef n’annonçait jamais de bonnes nouvelles. Aura, elle l’avait appris peu de temps après sa naissance, et aujourd’hui confirmait cet adage. Elle était dans le bureau de Julius quand la sonnerie du téléphone coupa leur conversation. Et quand le haut-parleur fut mis, elle comprit rapidement que c’était peut-être un peu plus compliqué que prévu.. Silencieuse, elle écouta les mots, la convocation. Aura n’avait pas été à l’Eden, étant retenue sur d’autres affaires. Cependant, les échos lui étaient parvenus, Et ce n’était guère étonnant que la caution venait à être réclamée. Enfin, maintenant, c’était le boulot des deux avocats d’éviter qu’Alcide se fasse plumer.

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Le trajet se fit dans le silence, peu de temps avant le rendez-vous. Aura était femme de peu de mots, encore plus quand elle devait préparer une affaire qui sortait de son cadre habituel. Alcide face à eux, l’italienne ne changea pas de réaction. Pas de grand sourire à la Julius, au contraire, tout dans la sobriété… Et la froideur. « Bonjour Madame Coffin. » Pourquoi n’était-elle pas étonnée de la croiser ici ? En revanche, cette connaissance lui donnait un avantage. Car la femme la voyait comme combattant le crime et les mafias. Donc, elle lui accorderait forcément plus de crédits. Elle copie-colla le sourire de la femme, ajouta : « Monsieur Bellandi est aussi mon client. » Comprendra ce qu’elle voudra. Cela pouvait très bien signifier que lui-même avait des soucis avec une mafia, et donc le rendre moins… Criminel aux yeux de Rosa. Là aussi était le but de la couverture d’Aura : décriminaliser les siens. Evidemment, ça impliquait une conduite irréprochable de sa part, mais en tant que déesse des ombres, ce n’était guère un problème pour elle.

Elle laissa Julius attaquer la plus jeune, se sentant peut-être en décalage parmi les trois… Vieillards. Il fallait dire ce qu’il était : ils avaient tous presque deux fois son âge. En fait, le jeu de pouvoir venait de commencer. Les piques se lançaient, le venin s’épandait, et Aura… Attendait. Elle écoutait, elle détaillait, elle intégrait chaque mot. Son argumentaire se baserait sur les propos de chacun, une fois les failles mises au jour.

Puis, après quelques minutes, des brochures échangées, et un jardin en mauvais état, la tueuse se dessina à intervenir. La voix glaciale se glissa dans l’espace, pour couper court aux piques et trouver sa place : « Pardonnez-moi Madame Coffin, pouvez-vous me montrer l’exemplaire du contrat que Monsieur Bellandi a signé pour la location ? Je dois en prendre connaissance. » Jouer franc-jeu, en partie. Après tout, elle était supposée avocate Aura, ce qui impliquait d’être un minimum… honnête ? dans ce qu’elle faisait. Evidemment, cette histoire allait jouer sur sa relation avec Rosa-Althea, mais ce n’était pas comme si la gamine en avait quelque chose à faire…

La présence des avocats rassure Alcide. Plus qu'il ne l'avouera jamais. Pas qu'il ait peur de la présidente, mais il se connaît : il s'échauffe vite, peut perdre patience et qu'on se le dise, sa diplomatie n'est qu'une façade. D'ailleurs, celle d'Eden Manor n'a pas été atteinte par la soirée ; les parois ont conservé leurs couleurs, pas d'indice d'incendie... On ne peut pas en dire autant du petit trianon.

« Les dégâts sont colossaux, et c’est à vrai dire pour épargner la réputation de votre client que nous avons empêché la presse d’y mettre le moindre orteil jusque là. » Ça arrache un sourire à Alcide. Il pense à Rachele qui siège derrière le bureau du Times. Etouffer une affaire, c'est un de ses nombreux atouts, elle a sûrement joué un rôle dans ce silence arrangeant. Mais il est bien conscient que la soirée a rameuté flics et secours. Et cette pensée lui file l'impression que ce rendez-vous n'est peut être que le compte à rebours de nouveaux problèmes.


Julius obtient sa réponse avec en prime une sympathique illustration. Quant à lui, il écope d'une question réthorique. « Je ne nie pas ce que je vois, madame Coffin. Je reconnais que l'orage n'a pas été clément avec la végétation. » Répond-il en observant la statue estropiée, comme pour dire Mais que voulez-vous, nous n'avons pas le contrôle sur les éléments ! Ah, si seulement... Sur une note plus administrative et un ton froid, Sciarra réclame le contrat. Alcide est prêt à soupçonner Coffin de l'avoir modifié pour avantager sa Société. Mais il n'ajoute rien ; ses souvenirs se résument à émarger une avalanche de paragraphes tous semblables.