Depuis son emménagement à New Kabukichō, Mai a perdu l'habitude de se balader dans le quartier historique d'Arcadia. Elle ne sait plus se repérer dans les rues occupées de ce centre-ville, entre les bâtiments anciens, les hommes pressés, le soleil éblouissant à travers le froid déjà perçant de fin septembre. Arpentant les larges places aux statues de marbres, elle ressent presque un brin de nostalgie. Une nostalgie qui vient par vagues progressives : d'abord, la nostalgie de l'été. Mai est de celles qui chérissent les occasions météorologiques de porter des tops courts et des shorts confortables. Les vacances, aussi. Celles-ci se sont bel et bien terminées, et la voilà prenant des notes sur de vieux bâtiments pour son cours d'histoire de l'architecture, comparant le palais de justice avec la statue de la place régale...
Place 1. Statue. Place 2. Statue. Marbre. Statue. Place 3. Place 4... Combien de places une ville peut-elle contenir, je vous le demande ? Mai vous le demande aussi. Mai se passionne pour l'art, ne nous trompons pas, puis Mai s'ennuie. Une jeune femme comme les autres n'a pas tant de patience et de persévérance dans des tâches répétitives et peu satisfaisantes.
Alors Mai finit par se réfugier dans un café, juste à côté de la bibliothèque. Elle avait pour habitude d'aller à la bibliothèque étudier, pendant sa première année à l'université. Nostalgie, vague 2 : la tendresse pour le passé. Ou plutôt, pour la Mai du passé. Pour celles qui – qui devait – subir... « Oui bonjour je vais prendre un chaï latte s'il vous plaît. Hm. En grand. » Payer le thé, ne pas trop réfléchir, combattre la tendresse pour « Mai, M - A - I » enfin. Juste s'installer avec son thé. Regarder le salon, les tasses de café. C'est là qu'elle la voit.
Nostalgie, vague 3. Un teint pâle reconnaissable parmi des centaines, une chevelure d'un blanc presque translucide de pureté, il n'y a aucun doute à avoir : Mai la connaît. Enfin. Elle l'a connue. Il y a un an à peine, et si longtemps pourtant. Moins d'un an peut-être non, sûrement moins d'un an. Elle l'a connue au club de lecture auquel elle avait pour habitude de se rendre, quand elle était encore si... si... La même tendresse lui revient, la même nostalgie amère et sale, les mêmes images de bras timides, de mains coincées sous ses fesses, ne pas parler trop fort, ne pas trop regarder dans les yeux au risque de s'y piquer, qui elle était ? Elle pourrait fuir. Elle pourrait éviter de se confronter à ce fantôme – littéralement, d'ailleurs – de son passé. Mais Mai a changé. Elle voudrait presque se le prouver, si elle y pensait un peu trop, si elle y pensait un peu plus. Elle prend sa petite tasse et s'avance vers la table qui l'intrigue. Enfin, l'occupante de la table qui l'intrigue. La table ne l'intrigue pas. On se comprend.
« Excuse-moi... On se connaît non ? » Elle ne s'étonne plus de la facilité avec laquelle les mots quittent sa gorge, limpides et assurés. « Je m'appelle Mai, tu ne te souviens peut-être pas de moi, mais on était au club de lecture ensemble l'an dernier. » Sa tasse toujours à la main, toujours tellement sûre qu'elle ne s'est pas levée pour rien, qu'on ne va pas lui résister. « Est-ce que je peux m'asseoir avec toi ? Comme tu veux, bien sûr. » La tasse à la main qui veut déjà dire oui. Elle ne serait pas fâchée de faire demi-tour, non, jamais. Mais depuis novembre 2017, étrangement, elle n'a jamais eu besoin de faire demi-tour. Elle n'est d'ailleurs jamais retournée au club de lecture... Étrange, non ? Comme les choses changent, comme nous changeons, et comme nous ne gardons de notre passé qu'une nostalgie vague, telle une mue décrépie que nous ne parvenons pas à abandonner.
Ne rien prévoir de mes journées de repos n’était pas ce que je préférais. Mais ces derniers temps, lorsque je programmais quelque chose il y avait toujours un truc qui n’allait pas comme je voulais. Cela étant dit, il allait falloir que je me bouge et que je fasse autre chose que d’admirer mon mur… et plus précisément l’une des rares photos de mon ancienne vie que je trouvais potable. Je soupirais ! Non vraiment, il fallait que je me bouge avant de déprimer. Je ne savais toujours pas ce que j’allais faire mais cela ne m’empêcha pas de filer dans la salle de bains pour prendre une douche revigorante à souhait. Lorsque ce fut chose faite je m’habillais simplement, c'est-à-dire un jean brut avec un chemisier noir et bleu. Avant de sortir j’enfilais une paire de bottines noires et mon perfecto de la même couleur. Une fois dehors l’idée d’aller me promener à pied sans savoir où exactement me traversa l’esprit. J’allais continuer à improviser cette journée qui se passait sans embûche. Je ne prenais pas mon scooter et empruntais les transports en commun au grès de mes envies pendant près d’une heure. Une fois ce petit jeu terminé, je descendais et regardais autour de moi. J’étais de retour dans le quartier historique mais à l’opposé de mon logement. C’était la seule chose que je savais ! Je faisais donc un tour sur moi-même histoire de repérer les lieux et j’avançais en direction d’une ruelle que je ne connaissais pas !
Mes pas me conduisirent devant plusieurs boutiques et je m’attardais, rêveuse, devant une agence de voyage qui faisait de la publicité pour un séjour en France. Admirant les clichés de ce pays que je ne connaissais plus je me rendais compte que j’aurais adoré le visiter à nouveau. Sortant de ma rêverie passagère je recommençais à flâner sans but et surtout sans savoir où j’allais. Contrairement à mon habitude je marchais d’un pas assez lent et je fus bientôt dépassée par un type au téléphone. Les brides de conversation qui me parvinrent évoquèrent de la nourriture ce qui me donna faim. Et voilà que déjà j’entrais dans une boulangerie pour m’acheter un croissant et quelques bonbons… Une vraie gamine, je sais !
Je finissais à peine mon croissant lorsqu’une averse m’obligea à m’abriter devant la vitrine d’un café… La météo n’avait pas prévu ça ! Sans quoi j’aurais pris un parapluie. C’était sûrement passager mais je ne voulais pas faire le pied de grue dehors. J’entrais donc pour me commander un thé avant d’aller m’asseoir à une table un peu à l’écart. Je remerciais la serveuse et me plongeais dans un livre… J’en étais à ma deuxième tasse lorsqu’une personne se présenta à ma table. Je la reconnaissais immédiatement et un sourire s’afficha sur mon visage. Je hochais la tête de manière positive.
- Bien sûr que je me souviens de toi… Moi c’est Olivia ! Enfin, Liv, je préfère,[/b] répondis-je. Je ne savais pas que tu étais encore dans le coin. Tu as arrêté de venir au club du jour au lendemain, me rappelais-je. Oh ! Oui, bien sûr. Assieds-toi, ajoutais-je de manière chaleureuse à sa demande.
Intriguée, je refermais mon livre que je rangeais soigneusement. J’observais la jeune femme… Mai semblait différente ! Elle avait toujours parue si discrète, effacée lorsqu’elle venait au Club de lecture. Aujourd’hui elle semblait être à l’opposé de ce qu’elle était. Mais ce n’était pas si mal car la jeune femme resplendissait et je devais faire pâle figure à côté d’elle.
Le visage de la blonde ne tarde pas à se fendre d'un sourire avenant. À travers la surprise, Mai devine un intérêt sincère et une chaleur qui ne la rassurent pas (car elle n'était pas inquiète) mais la confortent dans sa décision d'avoir quitté sa table pour venir jusqu'ici. « Bien sûr que je me souviens de toi… » Mai sourit, quelque part flattée d'avoir laissé une impression durable sur son aînée. Elle repousse hors de ses pensées les réminiscences de la personne qu'elle était à l'époque, les mains timides, les yeux baissés, les sacs remplis de livres lourds... et puis les weekends de beuverie, les blackouts complets et abyssaux, les cris lâchés lâchement dans la nuit. Mai refuse de se replonger là-dedans, elle refuse...
« Moi c'est Olivia ! ajoute la blonde avant de se corriger : Enfin, Liv, je préfère. » Apparemment, Mai n'est pas la seule à vouloir se détacher d'une ancienne vie, d'une ancienne identité, d'une version de soi supplantée et (qu'on espère) détruite. Elle pourrait comprendre cela, la jeune danseuse, si elle était honnête avec elle-même. Elle refuse de se replonger là-dedans... alors elle sourit, encore, de son beau sourire de foudroyée qui s'ignore. « Oh oui ça me revient ! Liv, bien sûr. » Et avec le prénom viennent les souvenirs : une jeune femme un peu étrange, un peu rêveuse, aux lectures rapides et intéressantes... Mai ne lui a jamais vraiment parlé, peut-être quelques bonjours. Elle n'osait pas, à l'époque – ne pas s'y replonger... « Je ne savais pas que tu étais encore dans le coin. Tu as arrêté de venir au club du jour au lendemain. » PAN. Mai ignore de son mieux le boulet qui vient de tomber à ses pieds, la bombe qui a explosé près de ses oreilles. Elle se voudrait sourde, dans ces moments-là. Pourrait-elle seulement accepter n'être qu'une seule et même personne, celle qu'elle a toujours été ? Pourrait-elle faire la paix avec son passé, la Mai qui devait subir ? Est-elle bien obligée de l'enterrer ainsi ?
Elle prend place à la table, face à Liv ; elle pose sa tasse encore presque pleine, son sac, sa veste. Remarque le livre que Liv referme et écarte un peu, le montre malicieusement d'un mouvement de menton : « On ne perd pas les bonnes habitudes à ce que je vois ! » On ne peut malheureusement pas en dire autant pour elle : ça fait bien longtemps qu'elle n'a pas touché à un livre. Elle aimait ça, pourtant. Elle pourrait revenir en arrière, concilier celle qu'elle est et celle qu'elle a été. « C'est vrai que j'ai arrêté de venir d'un coup, se décide-t-elle à expliquer. Je ne sais pas exactement pourquoi. Je crois que je me suis fait de nouveaux amis à la fac, on a commencé à pas mal sortir... » Un sourire en coin apparaît sur ses lippes à la simple pensées des danses endiablées sans effluves d'alcool. « J'aime bien sortir. J'aime bien danser, surtout. » Elle regarde Liv, détaille son visage pâle et son chemisier sombre. « Je suis danseuse, en fait. » Elle laisse échapper un léger rire. « Ça fait bizarre de le dire à voix haute ! C'est un rêve de petite fille... explique-t-elle. J'étais au tout début de mes études d'art quand on je venais au club. » Elle saisit l'occasion d'avoir Liv face à elle pour enfin apprendre à la connaître : « Et toi, qu'est-ce que tu... » Elle cherche les mots, encore attachée à la vie d'adulescente qui n'a pas tout à fait l'habitude de parler travail. «Tu fais quoi dans la vie ? » Ce doit être ça, la formulation ? Qu'importe. Ses yeux rieurs rattraperaient tout, tout, si elle venait à tomber.
