Tant de gestes innocents. Tant de gestes invisibles, perdus dans la cacophonie humaine, mouvements qu'on ne remarque pas ou plus, touchers qu'on oublie ou qu'on nie, sans vraiment s'en rendre compte. Ada avait cette manie, depuis des années maintenant, depuis qu'elle maîtrisait un peu mieux son don et ses conséquences, consciente de ses limites. Elle avait cette manie de serrer les mains, toujours, ou presque. Geste anodin, geste poli, respectueux, geste qu'on néglige parfois, qu'on octroie par mécanisme, avec nonchalance et indifférence. Rien n'en ressort jamais en réalité, un bonjour, un signe comme un autre, oublié à la seconde où il s'efface, où les paumes se quittent. Mais pas pour elle. Pas quand une seule friction, un seul effleurement peut engendrer en elle un déluge d'informations, d'images et de sons parfois stériles, certes, mais pouvant également se révéler d'une richesse incomparable. Le futur, qu'il soit proche ou lointain, important ou fugace, avait une importance capitale pour Ada, pour son travail, humain ou divin. Un futur à protéger, dans la plupart des cas, à moins qu'il ne s'agisse de personnes particulières, à moins qu'elle n'endosse ses ailes brisées au lieu de ses cornes torsadées, à moins qu'elle accepte elle-même de jouer avec le destin, chose autorisée, quand il ne s'agit bien évidemment que d'elle. S'il y avait alors un lieu où Ada adorait effroyablement serrer des mains, il s'agissait pour sûr du poste de police, talonné de très près par le palais de justice d'Arcadia bien que ce dernier n'arrive pas à la cheville de son supérieur. La plupart du temps, les informations n'étaient que pur pacotille : la naissance du prochain gosse, le mariage de la fille chérie, la mort en service. Rien de bien intéressant. Mais il arrivait que certains visages se révèlent familiers, souvent associés à des petites victoires personnelles futures, un pic, souvent risible, dans la carrière policière déplorables des flics d'Arcadia et le dernier en date, et certainement pas le premier, avait une saveur pour le moins désagréable. Maksim. Si Ada adorait défendre ses camarades, challenge toujours aussi grisant, elle prenait un peu moins de plaisir à le faire lorsqu'il s'agissait de personnes considérées comme proches, si tant est qu'une réelle proximité puisse être envisageable au sein de cette famille d'adoption. Quand bien même, l'avocate n'avait cette fois ci pas hésité une seule seconde, attrapant son téléphone pour envoyer un message à son ancien protecteur, l'intimant de la rejoindre, rapidement au Kremlin. Non pas qu'elle apprécie ce lieu, un peu trop... grossier à son goût mais il restait une des enclaves les plus sûres pour les membres de la Bratva.
En arrivant sur place, elle fut presque rassurée de le trouver là, débarrassée d'une attente dans cette débâcle, avide d'en arriver aux faits rapidement. Ses talons claquent sur le sol, quelques regards se dévient. Certes, elle fait légèrement tâche ici mais elle n'en a strictement rien à foutre. Posant sa sacoche sur la table abîmée, Ada lâche un sourire sincère à son acolyte avant de s'asseoir face à lui et de soupirer. - Alors, tu les as déjà faites tes conneries ou c'est encore à venir ? Parce qu'elle sait qu'il a ou va faire des conneries, et elle sait aussi que ça va lui valoir une nuit en garde à vue, au moins, pour la plus grande fierté de cet idiot de flic insipide.
A Few days before Eden Manor. Le Kremlin. Il n’y met pas les pieds souvent mais ça lui arrive lors de ses days off et aujourd’hui n’y fait pas exception. Il a du temps à tuer avant d’être en mesure de pouvoir voir Aksel en toute discrétion. Aksel qui allait probablement encore vouloir le tenter avec cette invitation au bal masqué de l’un des gangs rivaux… Maksim soupire en posant les lèvres contre la surface lisse de sa pinte de bière. Il profite de la doucereuse chaleur de l’alcool, doigts gantés de cuir noir effleurant la même surface que ses lippes. Les membres présents vaquent chacun à leurs occupations et il entend à peine les talons claquant dans son dos, annonçant la venue d’une vieille connaissance. Cela fait tout de même quinze années qu’ils se connaissent et la musique froide parvient encore à camoufler le son sec de ses chaussures à talons. La silhouette féline prend place en face de lui et le blond ne tressaille pas, levant ses yeux vairons vers Ada qu’à l’instant où les mots résonnent jusqu’à ses oreilles. Conneries ? Avec lenteur, il repose sa pinte de bière à moitié vide sur la table légèrement cabossée et hausse un sourcil. « De quelles conneries est-ce que tu parles Ada ? » qu’il lâche alors avant d’esquisser un sourire en coin histoire de détendre l’atmosphère visiblement tendue. « Bien le bonsoir à toi chère amie. ». Les années ont fait que Maksim a appris à se détendre avec elle, et il doit bien admettre qu’elle l’a déjà tiré de plusieurs affaires qui auraient pu se révéler catastrophiques pour lui, alors il ne peut tout bonnement pas se résoudre à lui offrir son visage froid habituel. « Même boisson que d’habitude ? ». Non pas qu’ils se retrouvent souvent ici mais cela n’empêche pas Fraser de vouloir se montrer avenant et prouver qu’il connait un minimum de ses goûts, qu’il s’agisse de soda ou d’alcool. D’un geste de main gantée, il fait signe au barman de servir la boisson de Madame et ce dernier arrive presto avec la commande. De la poche de sa veste, il sort quelques billets qu’il tend gentiment à l’homme aux airs bourrus. Puis, il replonge ses prunelles dans celles de sa vis-à-vis. « Si tu parles des futures pintes de bière que je suis sur le point de m’avaler alors non… Je n’ai encore pas fait mes conneries. ». Il ignore qu’elle parle d’autre chose de plus ennuyeux, il ne sait pas même encore de quoi Ada est en réalité capable, il la pense médium ou quelque chose du genre… Tout comme il n’a rien dit à la jeune femme à propos de ses récentes capacités, même si la seconde passe plus inaperçue que la première. La seconde est disons… Moins électrique. A bien y réfléchir, ils ne se sont pas vraiment vu depuis l’orage qui a secoué Arcadia et créé ce qu’il est.
Il faut faire attention, avec le destin. Le fil est rougeoyant, bien tendu, bien harnaché à son début, ses étapes puis sa fin, semblant immuable, inaltérable, quand bien même un simple petit coup du sort et les aiguilles se meuvent. Les étapes changent et la fin se métamorphose, conséquence de la vie et de tous ces détails qu'on ne voit parfois pas mais qui peuvent avoir une incidence étonnante. Elle aime le voir indemne Ada, le chemin tout tracé. Elle aime quand les lignes et les sillages restent propres, quand tout autour l'ordre règne. Personne n'a le droit de quitter sa tranchée, personne n'a le droit de poser le pied à côté, sans en assumer par la suite les conséquences. Personne, sauf elle bien sûr, sauf la Dolya qui vit en elle et qui, de par les dons qu'elle lui octroie, lui permet de voir et d'agir, ou non, manipulant de ses doigts effilés le cordon du destin, et notamment celui des autres. Maksim a donc de la chance, si l'on peut en convenir ainsi. Il fait partie de ceux, et ils sont rares, ayant gagné sa sympathie mais surtout, son affection, un sentiment tel qu'en cas d'informations délicates sur son propre avenir, elle n'hésite pas une seule seconde à lui confier quelques bribes d'un futur désormais en suspend, l'autorisant sans vraiment qu'il ne s'en rende compte à modifier le cours de son destin. Chose d'autant plus avantageuse lorsque l'affaire en question pourrait aussi mettre en péril les affaires de la Bratva, ce qu'elle ignore encore mais point restant quasi constamment au fond de son esprit stratège. - A toi de me dire... lâche-t-elle, un sourire aux lèvres, sans même lui tendre un piège. Au fond, elle se fiche du pourquoi, du comment, elle se fiche bien d'en connaître les détails, quand bien même sa curiosité est piquée. Tout ce qu'elle espère lui éviter, c'est une nuit au poste, voir pire, parce qu'avec eux, avec les mafieux de leur genre, la police n'est jamais tendre et Ada sait pertinemment qu'ici plus qu'ailleurs, les bavures sont nombreuses. Ce qu'elle aimerait vraiment éviter. - Bonsoir Maksim, rude journée ? Référence à l'alcool, même si les gens du coin n'ont définitivement pas besoin d'une rude journée pour s'envoyer une petite rasade. Son visage acquiesce à la question du blond et rapidement, le barman revient avec un black russian, bientôt encerclé par ses doigts gracieux. - A part le fait que ce soit presque criminel de commander une bière ici, non, je ne pense pas qu'on soit sur ce genre de conneries. J'imagine qu'un trop plein de boisson pourrait t'y mener également mais je n'y crois pas trop non plus. Elle se stoppe, son regard posé sur le visage de Maksim, plongeant ses lèvres sur le bord de son verre avant d'en siroter la vodka réchauffant sa gorge asséchée. - Plutôt des conneries qui te mènerait à te retrouver avec des menottes. Celles d'un flic, je précise. Un flic visiblement très fier de lui au passage. Un peu trop même, et ça en était à gerber alors rien que de lui ravir cette petite victoire emplissait déjà Ada d'une joie légèrement malvenue et carrément malsaine. - Loin de moi l'idée de te dire ce que tu dois faire, mais je te préfère quand même dehors que là-bas tu comprends... Elle le préfère vivant plutôt que mort, en liberté plutôt qu'en prison, car pour tout le reste, elle a déjà donné, encore aujourd'hui et supporterait bien assez mal que cela puisse toucher ce gardien du passé.
A Few days before Eden Manor. A toi de me le dire… Le blondinet n’est pas tombé de la dernière pluie, il sait ce que ce genre de remarque est censé donner comme réponse de la part de celui interpellé. Celui forcé de répondre, mais Maksim n’a pas bu encore assez de bière pour révéler potentiellement une quelconque connerie. La réalité est qu’il ne sait vraiment pas de quoi elle veut bien parler en attaquant la discussion ainsi. Ca le fait sourire en coin, car il a toujours apprécié Ada et ce, depuis bien longtemps déjà. Rude journée ? Son sourire s’élargit tandis qu’il commande la boisson pour la jeune femme afin qu’elle puisse profiter d’un verre en sa compagnie. « Pas vraiment non, rien de plus que d’habitude en tout cas. » qu’il prononce alors en la toisant gentiment de ses yeux vairons et rebondissant aussitôt sur le sujet de l’alcool pour espérer en apprendre plus sur ce qu’elle peut bien lui cacher. Elle ne viendrait pas le trouver de la sorte si elle n’était vraiment pas inquiète. Lui, il tente bien d’ironiser sur l’ensemble de la situation, continuant d’ignorer ce à quoi elle fait référence, pour dire vrai il ne sait toujours pas de quoi elle est capable. Il ne sait pas qu’il est comme elle mais que dans son cas à elle sa récurrence était pour ainsi dire génétique. Maks n’est quant à lui qu’un coup du sort, une erreur qui n’aurait pas dû être, fruit d’un orage étonnant que personne ce jour-là n’a su arrêter. Il a bien cru mourir d’ailleurs, alors que la fumée s’échappait encore de sa veste électrisée et brûlée. Mais non, il en était ressorti indemne, mais changé. En silence, il écoute les paroles d’Ada ricocher jusqu’à ses tympans, lèvres se posant sur la surface glacée pour mieux attraper le contenu du liquide couleur d’ambre. Plutôt des conneries qui te mènerait à te retrouver avec des menottes. Celles d'un flic, je précise. Un flic visiblement très fier de lui au passage. Ses prunelles bicolores trouvent celles de la jeune femme et il fronce légèrement les sourcils, sirotant une nouvelle fois une gorgée de sa bière, gardant encore le silence. Comment peut-elle savoir ça ? Et surtout, comment peuvent-ils savoir que quelque chose va se produire ? Loin de moi l'idée de te dire ce que tu dois faire, mais je te préfère quand même dehors que là-bas tu comprends…
Maksim n’aime pas la prison, et s’il n’a jamais eu à subir l’univers carcéral en dehors des cellules de dégrisement ou temporaires, il ne porte pas ce genre de confinement dans son cœur et Ada le sait probablement mieux que personne. Reposant délicatement son verre sur la table, il continue de la toiser mais semble récupérer l’usage de la parole, d’une manière néanmoins beaucoup plus sérieuse. « Comment sais-tu tout ça Ada ? ». Il plisse le nez. « Qu’est-ce que les flics ont à voir là-dedans ? ». Il n’était pas supposé agir avant très tard dans la nuit. « J’ai toujours pensé que tu étais médium mais là j’crois que ça me dépasse… ». Il voudrait comprendre, main gantée entourant toujours la pinte de bière. Il lui en faudrait probablement une deuxième après ça.
A Few days before Eden Manor.