Je mâchonne distraitement l’embout de mon stylo bille tandis que je parcours pour la énième fois le document imprimé qui se trouve sur mon bureau. Oh rien de bien folichon, si ce n’est le rapport détaillé d’un de mes patients qui doit passer devant le Conseil pas plus tard que demain. Je plisse un peu les yeux. Penche la tête quelque peu vers le côté. La mise en page est parfaite. Pas un mot qui dépasse de l’autre. Pas un espace vide qui déformerait un paragraphe. Pas la moindre poussière à l’horizon. Pourtant quelque chose vient à manquer à l’appel. Quelque chose cloche. Et ce n’est certes pas dans le contenu. Je l’ai édité, complété, fignolé – et j’en passe – pas moins de quatorze fois en tout et pour tout. C’est ça aussi être minutieuse dans l’expression de son art. Ô croyez bien que le doux métier de psy en est un au même titre que n’importe quel artiste qui se proclame comme tel. Après tout, ce n’est pas uniquement de mon analyse que dépend la liberté (certes conditionnelle) de cet homme. C’est, si pas plus encore, ma manière de vendre le concept à mes confrères – et, accessoirement, le dirlo de l’hosto – qui déterminera le qui, du quoi, du comment. En d’autres termes, la date exacte et les conditions dignes d’un agent de probation. J’ai beau estimer que mon patient est fin prêt à reprendre sa vie de l’autre côté de la barrière fictive ; n’en convient à l’hôpital qu’il y a des précautions à prendre en cas de rechute. Histoire que la famille, ou les autorités locales tant qu’à faire, ne puisse se retourner contre nous pour une faute grave tel la négligence.
Je lève les yeux au ciel à ce mot. Cela démontre un tel manque de confiance dans le personnel. Then again, je peux comprendre. Un de mes prédécesseurs a eu la merveilleuse et lumineuse idée de relâcher dans la nature un prédateur sexuel en sursis. Il n’aura pas fallu quarante-huit heures pour qu’il rechute. Ça a fait les unes de tous les journaux du coin. La direction a vu débouler une armée de journalistes, hashtag terroristes-des-médias. Il y a eu percussion, répercussion et toute une autre ribambelle de mots terminant par la même exten-sion. Il en va de soi que l’erreur est humaine. Profondément même. Mais là il s’agissait clairement d’une erreur du débutant. Et avec plus de seize années d’expérience dans les dents … eh bien ça ne passe pas. Adieu le job. Adieu la réputation. Bonjour le conseil de l’Ordre. Bonjour la dépression. Ce qui est un peu le comble pour un psy … ou pas. C’est le lot de tout un chacun qui un jour se prend la folle envie d’exercer une profession pareil. La seule variable reste la date d’échéance. Combien de temps son propre psyché peut-il tenir la cadence avant de flancher ? La question mérite autant réflexion que débat.
Mais revenons à nos moutons. Plus précisément l’agneau qui s’apprête à rencontrer son berger. Je range le dossier dans la farde prévue à cet effet et remballe le tout dans un tiroir de mon bureau. À l’écran j’appelle les informations de mon prochain patient. C’est la première fois. Tant pour lui que pour moi. Il est vrai que je n’ai pas coché l’option pédo-psychiatre dans la liste, mais mon confrère a mis tellement de cœur dans son insistance. Comme il suit le parcours de sa mère depuis diverses années déjà, impossible pour lui de prendre le fils sous ses ailes. Conflit d’intérêts. Rupture du secret médical. Confusion assurée aussi. Il est tellement « facile » de se laisser aller à quelques impaires … Qu’à cela ne tienne. Je n’ai peut-être jamais reçu officiellement de mineur dans ma salle de consultation, cela n’empêche que certains de mes patients n’ont assurément pas l’âge mental que reflète leur anatomie. De plus, j’ai anticipé quelques déboires de premier ordre et j’ai volontairement reporté l’heure d’arrivée du prochain patient. Autant jouer large afin de pouvoir prendre le temps qu’il faut pour bien cerner l’individu. Cela n’a pas plus à la direction, mais je m’en moque bien. Le bien-être du patient avant tout … n’est-ce pas un des aspects pour lequel nous prêtons serment après avoir décroché le diplôme tant convoité ? Cela est en totale contradiction avec le quota de consultations imposé par les hautes instances, j’en suis la première convaincue. Mais qu’à cela ne tienne. Si ça ne leur plait pas, ils n’ont qu’à me montrer la porte. Non sans vouloir me jeter des fleurs, ça risque de faire un (fameux) trou dans leur clientèle. Je suis un bon psy et je n’ai pas peur de le dire. Si j’ai choisi cette voie c’est par vocation et non pas par attrait du gain. Quel gain d’ailleurs ? L.O.L. Mais je m’éparpille ! Voyons voir ce que nous savons déjà comme informations de base pour commencer. Un dénommé Scipio. Un petit garçon. Times.
Je hausse un sourcil. Aucune précision quant au « mal » qui le ronge, quant aux raisons d’inquiétude de sa mère, quant à ses attentes de cette première mise en contact. Bon … ce n’est pas grand-chose, mais c’est déjà mieux que rien. Après tout c’est un enfant, on ne peut pas lui demander de décrire à une inconnue ce qu’elle pourrait bien faire pour lui pour l’aider à sentir mieux – ou tout du moins pas aussi mal. Il faut d’abord instaurer un climat de confiance. Estimer la hauteur exacte des barrières érigées avant d’entamer la lente démarche de trouver le pont-levis qui donne accès au château fort qui se trouve en son centre.
Assez de théorie, passons à la pratique ! Et déjà je me lève et me dirige vers la porte principale. Je l’ouvre sans brusquer le mouvement (quand je vous dis que TOUT est calculé !) et pénètre la salle d’attente. Un homme y est fixement concentré sur un point (ou peut-être une tâche) indéfini sur le mur. Je m’approche de lui en prenant soin de faire un peu de bruit afin de le sortir de sa transe.
- « Vous devez être le papa du petit Scipio. Enchantée, je suis le docteur Mooney. »
Et je lui offre un léger sourire tout en lui tendant la main droite. C’est plutôt bon signe que ce n’est pas la mère qui accompagne son bambin. Étant elle-même suivie en thérapie, elle aurait pu fausser tout futur résultat de par sa simple présence.
Il se tend. Il se crispe. Je le sais. Je le sens. Des années d’expérience et ce petit quelque chose en plus qui fait que je suis celle que je suis. Je ne sais pas ce qui vient de déclencher une telle réaction défensive. Du moins, je ne le sais pas encore. Je n’insiste pas. J’attends. J’observe. J’analyse. Les premières impressions sont parfois, si pas souvent, les plus décisives. Elles donnent des indices sur le passé, collent une image sur le présent et déterminent en grande partie la future relation qui va lier un patient à son médecin. Pour autant qu’il daigne me donner le bénéfice du doute dans cette attribution des rôles. Et à voir son expression générale … ce n’est pas gagné.
Quelques secondes s’écoulent à travers un silence qui pourrait se vouloir pesant. Coupant aussi. Je ne réagis toujours pas. Je sais me montrer patiente. Très. Parfois trop. Tout dépend des circonstances. Mais il n’y a pas à dire, dans l’exercice d’un métier comme le mien vaut mieux trop que trop peu. Et encore, les exceptions veillent au grain pour confirmer la règle. Il est connu de tous qu’un silence, aussi court soit-il, peut en apprendre bien plus sur son interlocuteur que le plus beau discours du monde. Alors cela ne me dérange aucunement. Peut-être bien qu’il est un peu mal à l’aise de la situation et attend tout simplement l’intervention miraculeuse et miraculée de son petit garçon. Les enfants ont parfois cette facilité d’expression qui manque cruellement à la plupart des adultes. À se demander quand exactement, dans le processus d’évolution, cette relativité décide de prendre le large ? Est-ce l’éducation qui fait cela ? Le cercle familial ? Les dits, et plus encore, les non-dits dans l’enceinte même de ce que nous appelons communément la famille ? Déjà faudrait-il commencer par attribuer une définition unilatérale à ce terme. Mais laissons ce débat pour plus tard, revenons à notre personnage austère qui me dévisage comme s’il pesait le pour et le contre d’une bonne gifle bien cinglante. Ce ne serait pas la première fois que je m’en ramasse une. Ceci étant, généralement pas aussi tôt dans le processus de mise en contact. Fait est qu’il faut une première fois à tout, n’est-ce pas ? Je ne suis pour autant pas contre si on pouvait éviter l’hostilité d’entrée de jeu et garder un peu de suspense pour plus tard.
Le temps semble se jouer de nous. Enfin, moi j’ai l’habitude maintenant. Lui et moi on n’a jamais été meilleurs amis du monde. Loin de là même. Il a cette fâcheuse tendance à s’écouler trop rapidement à certains moments cruciaux et à s’éterniser sur de vulgaires banalités. Mais ne nous montrons pas égocentrique pour autant, c’est le lot de tout le monde que je viens de décrire là.
Les aiguilles de la pendule imaginaire reprennent leur dû à travers les paroles quelque peu acérées de … eh bien de mon PATIENT donc. Je comprends mieux ses réactions ainsi que son langage corporel. Cependant, encore et toujours, cela en dit long sur lui. Il existe mille et un scénarios qui auraient pu découler d’une telle interprétation faussée (et encore, en toute connaissance de cause j’aurais très bien pu lui tendre la perche histoire de tirer quelques premiers coups de crayon sur son psyché, mais passons !) ; la sienne ne fait que me donner un, certes léger, aperçu de ce que nous réserve la prochaine heure. Encore et toujours le temps qui s’incruste sans invitation et qui prend ce que bon lui semble sans attendre son reste.
Il me dépasse en niant et reniant parfaitement la main tendue. Là encore, je ne m’en vexe aucunement. J’ai plus de patients qui refusent et réfutent toute forme de contact physique que l’inverse. J’ai même certains collègues qui se prennent au jeu. À croire que cela pourrait être contagieux. Quant à ce « cela », inutile de le nommer. Il est bien trop nombreux dans sa singularité.
Je pénètre la pièce à sa suite et referme la porte dans mon dos. Je ne me dirige pas pour autant vers ma chaise de bureau. Cela fait tellement cliché de s’installer derrière un meuble, à distance respectable et calculée. Une situation qui ne ferait qu’accentuer davantage l’aura de méfiance et de contre-productivité qui flâne déjà dans l’air. Je ne me laisse pas décourager pour autant. J’en ai connu des plus coriaces par le passé. Il est clair que le fait que je sois une femme ne lui est pas indifférent. Qui plus mon look laisse à supposer que je sors tout juste de ma crise d’adolescence. Qu’à cela ne tienne, je l’ai bien pris pour son fils. Un but partout, balle au centre.
- « L’erreur est humaine. »
Même si nous ne le sommes pas vraiment. Du moins par entièrement … n’est-ce pas, monsieur PETIT SCIPIO. La tentation est tellement grande de continuer sur cette lancée … J’arrive pourtant à garder l’église au milieu du village. Nous ne nous connaissons pas encore suffisamment que pour permettre un tel degré de … familiarité ? A terme cette séance pourrait bien figurer dans sa liste d’anecdotes foireuses de Noël. Elle donnera lieu à des sourires, des fou-rires et possiblement un surnom qui va le poursuivre pour le reste de sa vie. Mais ne vendons pas la peau de l’ours avant de l’avoir purifiée de tout son miel.
- « Vous semblez ici contre votre gré. »
Ce n’est pas une question. Plutôt une constatation. D’ailleurs elle aurait bien trop contraignante à poser. Quand la réponse se limite à un « oui » ou un « non », il s’agit d’office d’une contrainte par l’un autant qu’une facilité d’exécution pour l’autre. Et si c’est cela qu’il est venu querir, il s’est méchamment trompé d’endroit.
- « Alors pourquoi avoir tout de même franchi la porte ? »
Je le dépasse et viens m’adosser au bureau. Les bras légèrement tendus, la paume des mains posée sur le meuble imposant. Je choisis volontairement une approche qui dénote du cadre auquel il pourrait s’attendre. Soit pour accentuer ses préjugés, soit – au contraire – dans l’optique de rompre son stratagème. Peu importe au final, ce choix lui appartient. Tout comme il ne se cantonne en aucun cas à ces deux options uniquement. Autant briser la glace d’entrée de jeu non ? Cela fera apparaître mon rôle comme moins docile et sa tête de boudin moins pénible à entretenir sur la longue. De toute évidence, qu’est-ce qu’il a à perdre si ce n’est une heure de ce si précieux temps ?