ft. Kasper & Scipio

Je l'entends parler au téléphone. Parce que la maison résonne et qu'il hurle presque dans le hall d'entrée malgré des tentatives presque comiques pour rester discret. Mon père tout craché. Il n'a absolument pas conscience qu'il a déjà réveillé toute la maison. Sa femme ne lui dira jamais, elle doit être habituée. Moi, en revanche, c'est une autre histoire. D'une part parce que je ne supporte pas d'être réveillé, surtout à 6h45, et d'autre part parce que j'ai pu distinguer mon prénom entre deux hurlements. Donc cet appel si animé me concerne, et vu le ton de la conversation, il ne faut pas avoir fait de longues études pour comprendre qu'il s'agit soit de la Nuova Camorra, soit de l'entreprise familiale. Dans les deux cas, un sujet que je ne souhaite pas aborder aujourd'hui.

Comme il me serait impossible de me rendormir de toute façon, je me lève et commence à m'habiller devant le miroir. Chaque fois que les cris de mon père se font entendre, je me crispe un peu plus, conscient qu'il va me falloir un plan en béton pour l'éviter. Je pense être au paroxysme de mon énervement lorsque qu'un rire cristallin se fait entendre. Parfait. Une autre hallucination. Pile ce dont j'avais besoin... Je lâche un soupir énervé et remarque la buée qui s'échappe de ma bouche. Je prends conscience qu'il fait très froid dans ma chambre, et mon énervement disparaît au profit de la confusion : ça fait maintenant quelques temps que j'observe ce phénomène de froid inexpliqué, et plus j'essaie de comprendre, moins j'y arrive. Ca se produit en général lorsque je ressent une forte émotion négative. Enfin, je dis négative parce qu'il ne m'arrive jamais de ressentir de forte émotion positive ces derniers temps. Ca reste tout de même absurde, puisque ça sous-entendrait que j'en suis la cause.

Un nouveau beuglement de mon cher paternel me tire de ma réflexion et je réalise par la même occasion qu'il semble avoir changé de pièce. Je récupère ce dont j'ai besoin et ouvre ma porte avec précaution. Personne à l'horizon. Je me faufile jusqu'à la porte d'entrée et sors en prenant garde à ne pas me faire repérer au dernier moment. Bon. 7h15. Je ne sais même pas où je vais, mais j'y vais. Je n'ai pas grand-chose de prévu aujourd'hui de toute façon, je dois voir mon agent en début d'après-midi et rien d'autre. Bon, j'imagine que c'est l'occasion de flâner sans but. D'abord, petit-déjeuné, on verra ensuite. Je commande un taxi et lui demande de m'emmener vers Cornucopia District, parce que c'est mon quartier favori : pas de crime, pas de mafia, beau à voir et plein de jeunes. Une sorte de faille spacio-temporelle loin du stupre d'Arcadia.

Installer à l'arrière du véhicule, je regarde les lumières de la ville se mêler au soleil qui se lève peu à peu. Du doigt je tapote la vitre en repensant à mon père et à tout ces manigances. Mes tapotements s'arrêtent, mon doigt est collé à la vitre et j'observe du givre la recouvrir en un cercle concentrique. C'est presque une évidence, cette fois-ci, ça ne me perturbe même pas. J'aurais continué à la givrer si le froid n'avait pas commencé à m'engourdir le doigt. Le chauffeur me dépose devant un café dans lequel je m'engouffre.

Je prend un bon petit-déjeuné en regardant les gens passer, Lana Del Rey dans les oreilles, une bonne ambiance hivernale. Puis, une illumination, je sais ce que j'ai envie de faire. Je règle et me dirige d'un pas décidé vers l'animalerie que je fréquente très souvent. Ce n'est pas pour acheter, je sais que mon père n'accepterait pas, mais je fais du repérage pour un déménagement très prochain. Je sens l'excitation monter, comme un gamin dans un magasin de jouets. Puis tout retombe d'un coup quand je vois le panneau fermé. Je réalise qu'aujourd'hui, c'est Dimanche. Forcément, le jour où je fuis de chez moi à l'aube pour passer une journée sans rien à faire, c'est le seul jour de la semaine où tout est fermé. Génial.

La buée revient quand je respire, et je me retrouve à marcher au hasard des rues. Je sens mon téléphone vibrer : c'est mon père qui m'appelle. Je choisis de ne pas décrocher, sachant pertinemment qu'il ne me lâchera pas, et je ne peux m'empêcher de lever les yeux au ciel lorsqu'il rappelle presque immédiatement. Je l'ignore une nouvelle fois, et c'est maintenant une notification de message vocal qui s'affiche. J'appelle mon répondeur pour écouter un message où je me fais pourrir parce que je ne suis pas à la maison, et tout en écoutant ledit message, mon père me rappelle une troisième fois. Et comme je suis déjà en communication avec mon père d'il y a deux minutes via mon répondeur, il tombe directement sur ma messagerie. Le temps de finir d'écouter le premier message, j'enchaîne sur un deuxième qui est un brouhaha d'insultes et de hurlement entrecoupés par des jurons. Je m'énerve tout seul contre mon père, lui répondant sans l'appeler. Je dois avoir l'air de quelqu'un en pleine conversation mouvementée, alors que je ne fais qu'insulter mon répondeur.

Je raccroche et remarque que mon téléphone est pratiquement entièrement couvert d'une fine pellicule de givre. Je le glisse dans ma poche avant de faire plus de dégâts et m'élance d'un pas agacé dans la rue que j'arpente au hasard.

J'essaie de me débarrasser de la sensation de froid dans mes mains lorsqu'un inconnu m'arrête pour me demander si j'ai du feu. "Je peux geler ta clope, si tu veux, c'est ma spécialité, le froid, en ce moment." J'ai répondu instinctivement, sans réfléchir, histoire de me défouler sur quelqu'un autre qu'une machine qui ne peut pas me répondre. Mortifié, je me reprends en secouant la tête et continue plus calmement. "Enfin, je veux dire que j'ai pas de feu, désolé, je ne fume pas, et j'ai pas mon briquet de soirée sur moi." Pourquoi je lui raconte ma vie, j'en sais rien, probablement une vaine tentative de paraître moins louche qui a sûrement eu l'effet opposé. Je sens que ça va être une longue journée...