La mine morose, les nerfs à vifs, il quitte le Ciao Roma en emportant ce qu'il reste dans la boîte de donuts. La nuit sera courte et il ne sait même pas s'il arrivera à dormir, en fait. Une douche brûlante, le portable dans la salle de bains au cas où. Il sonne, bien sûr. Il ne répond pas et laisse son front tomber contre la paroi en plexiglas. C'est casse-couilles. L'eau chaude s'écrase sur sa tête, sur ses épaules et il entend la sonnerie sans l'écouter, jusqu'à ce qu'elle s'arrête. Il pourrait peut-être rester là et ne plus ressortir, rester dans sa douche jusqu'à la fin des temps ? Non, il se ferait chier en fait.

Ça sonne encore le temps qu'il se rhabille, mais le téléphone restera muet tant qu'il n'a pas fait ce qu'il a à faire. Il embarque la bouffe et descend chercher une flasque d'ambroisie avant de fermer les yeux. Il sait où ils l'ont emmené. Il a déjà regardé tout à l'heure, mais il s'assure qu'il peut bien y aller, histoire de ne pas débarquer au mauvais moment. Ça peut être gênant, au delà du simple fait que n'importe quel garde pourrait passer regarder à travers la petite fenêtre.

All clear, comme on dit. Il soupire un peu et se frotte le front du dos de la main. Quelle journée de merde. Une seconde après ses pieds touchent le sol bétonné de la prison, dans le coin près de la porte. Il lève les yeux pour rencontrer ceux du Don déchu - mais pas encore vaincu. Il y a un moment de silence.

« Ça te va bien, la combi. Jolie couleur. » Il tend le tupper plein de gâteaux. Et la flasque aux reflets cuivrés.  

Faire des blagues pas drôles en prison, voilà où ils en sont. Alcide a mauvaise mine. Il a sûrement ruminé toute la journée. Augustin n’imagine même pas à quel point ça a dû être difficile de se retenir de frapper des gens. Ou les foudroyer. « Il paraît qu’ils pendaient les gens ici. » Il a vu l’info passer dans la journée, il ne sait même plus vraiment pourquoi ni dans quelles circonstances il a fait cette recherche. Tout se mélange dans sa tête – la journée a été si dense qu’il ne saurait la résumer efficacement.

Un signe de tête en réponse au remerciement, c’est normal. Un hybris en cabane, non merci. Surtout le sien. « Ok. » Le banquier s’adosse au mur, et les jambes protestent. Il s’assoit sur le sol froid, regarde Alcide qui attend des informations. « Tout le monde a fait le travail. Tout est bouclé, tout est planqué. » Il renifle, pose les bras sur ses genoux, regarde ses mains distraitement. « Aura et Julius se démènent. » Une pause, il relève les yeux vers son ami aux traits tirés. « Il y a eu un incendie pendant la nuit. Killough est morte. »

La bonne action de l'année. Augustin se retient de grimacer - c'est sûrement le cas, en fait. Et on est que le premier janvier. Il a passé la journée à assurer à tout le monde qu'Alcide sortirait d'ici blanchi, mais au fond il a du mal à y croire. Il soupire, non il n'y a rien d'autre à faire pour l'instant. Son destin est entre les mains des avocats et de la justice. Un hochement de tête, oui, il fait gaffe. Entendre les recommandations d'Alcide le rassure étrangement. Il se sent complètement vidé tout à coup.

La nouvelle de la mort de Killough le réjouit. Au moins il lui aura redonné le sourire un instant - Augustin sent un coin de sa bouche s'étirer lui aussi. Sacré Alcide. « Je demanderai à Rachele de t'imprimer la une en 4 par 3 si tu veux. » Quant aux circonstances de sa mort, ça il n'en sait rien. Il a eu d'autres chats à fouetter. « On sait pas encore. Laissons le Royaume chercher un coupable dès qu'ils auront fini de chialer. » Il se frotte un œil avec la paume de sa main, renifle un peu. Sa cellule fait pas envie. Les donuts par contre ont l'air de lui faire plaisir.

C'est dommage pour la cuisine, ouais. Il avait un bon artisan en plus. « Pour les autorités, ouais. T'as plus que la tête de coupable. » Bellandi mafieux, c'est un secret de polichinelle pour les flics dans le milieu depuis longtemps. Sans parler des ripoux qui sont passé par là, des bruits de couloirs. Ça se sait mais personne ne peut le prouver. Cette histoire c'était l'opportunité rêvée pour ceux qui le traquaient. Pour cette capitaine, Madden... « C'est bizarre quand même. Killough et toi, en quelques heures. » Il fronce les sourcils, puis hausse les épaules. Il n'a pas vraiment l'énergie d'approfondir le sujet plus que ça ce soir. au lieu de ça il adresse un signe de tête à Alcide. « Ça va aller ici ? » Il s'inquiète pas vraiment pour sa vie, même si des gars qui lui en veulent, il doit y en avoir ici.

Ouais. Il va peut-être devoir falloir attendre un peu avant de redécorer la cellule. De toutes façons l’objectif n’est pas qu’il reste ici indéfiniment. Augustin hausse les sourcils d’un air éloquent quand Alcide déclare préférer être ici. C’est clair que la place de Killough n’est pas enviable. Et Augustin l’avoue bien volontiers, il préfère gérer une crise pour Don en prison que pour ami six pieds sous terre. Il ne s’inquiète pas pour lui en prison. Alcide sait se défendre, et personne ici ne sera assez con pour s’en prendre à lui. Les prisonniers ont la vie foutue, mais bien souvent des gens à qui ils tiennent au dehors. On ne plaisante pas avec les mafias.

Augustin hoche la tête aux paroles de son ami. Il ne dit rien pendant un moment, contemple les murs pas vraiment propres. Les yeux se reposent sur le carton de donuts, puis sur Alcide. « Ça ira. » Ils tiendront. Personne n’est irremplaçable dans la Camorra. Un membre tombe, un autre le remplace. Les leaders comme Alcide, c’est plus compliqué. C’est toute une histoire de famille, de loyauté. La mafia continuera de tourner avec ou sans lui, c’est un mécanisme structuré et bien huilé. C’est les réactions des hommes qui restent à gérer.

« Je fais gaffe, » assure-t-il. Il sait qu’il n’a pas l’approbation de tout le monde. Mais il a la plupart des gradés avec lui. Et tous sont déterminés à maintenir le cap fermement sans souffrir des bourrasques. « On va être prudents, mais le trafic va continuer normalement autant que possible. » Il va falloir se méfier de tout le monde. Pas que des poulets. Des autres aussi. Les russes, les japonais. Peut-être même de leurs amis les fajitas. « Quand tu sortiras, t’auras qu’à venir mettre les pieds sous la table. » Si tu sors. Il relève les yeux vers lui. La question est informulée, mais elle coule de source. Pas besoin de mettre de mots dessus. Il donne l’impression devant les autres que c’est une certitude, mais en réalité il ne sait pas s’ils y arriveront. Il y a une pause, Augustin se racle la gorge. « Quoi qu’il arrive… J’te laisserai pas pourrir ici, ok ? » Si jamais il perdent. Si jamais ils échouent.

La caution, ouais, un coup à ruiner pas mal de porefeuilles. Même pas sûr qu'ils y aient droit. C'est encore à préciser ça, avec Aura. Ils verront ça sûrement le lendemain. Il hoche pensivement la tête, l'écoute justement enchaîner sur le projet d'appeler les avocats le lendemain. « Ok, je transmets. » Ils reconnaîtront sans doute le numéro de la prison. Il doit déjà être enregistré dans leurs répoertoires, c'est leur boulot après tout. « De toutes façons ils risquent de ne pas tarder à venir ici. » Il sait qu’Aura en parlait... pour ce qu'ils se sont parlé aujourd'hui. Tout à propos d'Alcide. Professionnel. Carré. Pas d'émotions. Il se demande si elles ressortiront un jour, ou si la porte est scellée à jamais.

Le prénom Vito est prononcé. Augustin sort de ses propres considérations familiales, lève les yeux pour croiser le regard de son ami. Il ne dit rien, mais il a l'impression de se voir dans un miroir. Il ne répond pas de suite, un peu las. Les yeux considèrent le donut tendu, qu'il finit par prendre avec un demi-sourire un peu faiblard. « Pas de nouvelles, non... » Il a pas essayé de le contacter. Il a envoyé Luca le chercher, mais ça il le dira pas à Alcide. Pas maintenant. Il croque dans le donut, hausse les épaules d'un air désolé.

Le donut est mâché, englouti assez rapidement en fin de compte. C'est que c'est bon ces conneries. « Ouais je sais. Flores m'a contacté. Je pense qu'ils voudront nous voir d'ici quelques jours. » Il se suce l'index, il y a du sucre collé là. « D'ici là on aura des assurances à leur donner. Des faits. » Leur prouver que le trafic va bien. Que ça ne change rien, même s'ils savent tous que ça va changer. Que Alcide a des chances d'en sortir. Costilla respecte Alcide. Lui... c'est moins sûr. Il ne le porte pas vraiment dans son coeur, apparemment. Pas qu'il y porte grand monde, de toutes manières. « Ca ne change rien, en soi. » Il se sent vidé. Fatigué. Il ne dit rien un instant, observe Alcide dans son costume de taulard. S'il s'était attendu à ça... ça lui fout les boules. Vraiment. « Je repasserai demain ou après demain pour qu'on fasse un point. Faut qu'on trouve un code si t'as besoin que je vienne. » Il balaie la cellule des yeux. Y a vraiment pas grand chose. C'est déprimant.

« T'as bien fait. » Un soupir qu'il laisse s'échapper lentement, en filet. Ça décompresse. Alcide est mieux ici, entre quatre murs, le temps qu'ils essaient de maîtriser la tempête au dehors. Augustin s'accroche à l'espoir, à cette façade de confiance inébranlable en l'issue victorieuse de la bataille judiciaire qui approche, façade qu'il a affichée toute la journée et qu'il se devra de conserver dans les semaines à venir. Mais quelque chose lui dit que c'est fini. Une appréhension amère qu'il s'efforce de chasser à grand coups de volonté, mais qui reste, gangrène. Attriste.

Alcide a raison. Les Mexicains se croiront investis d'un droit de regard, risquent de vouloir profiter d'une crise interne pour prendre la main. Il ne les blâme pas, ils auraient fait de même si les situations étaient inversées. Mais en pleine guerre des gangs, ils ne peuvent se permettre de perdre un allié de poids... bien que les cartes soient rebattues. Il repense au visage furieux de Alan ce matin, aux mots de Silas au téléphone. Le Royaume a perdu sa reine, sa politique avec elle, et certainement ses alliés. Il est peut-être temps de se poser les bonnes questions... Songeur, il ne dit rien, renifle. Acquiesce. D'abord, la Calavera.

La nuit, c'est plus prudent. Comme ce soir. « Ok. » Il prend la flasque, avale une gorgée. Ça réchauffe, ça réconforte, le dieu en lui a l'impression d'être un peu plus à l'abri. Le mortel réfléchit à l'ombre d'Alcide qui lui a serré solennellement la main ce soir. Les doutes d'Alcide à son sujet ont toujours déteint sur lui, tout comme ceux d'Alfonso. Ce n'est pas un sentiment qui est sien mais il se l'est approprié. Il a pensé à Saturno dès le matin, dès l'annonce. Sûrement se frotte-t-il les mains derrière son masque de neutralité concentrée. « On ne le lâche pas d'une semelle. S'il manigance quelque chose, on le saura. » Assurance en laquelle il croit, cette fois. Il est surveillé, Sybille l'observe à distance, depuis son canapé. Il ne doute pas de sa conscience professionnelle.

Il se redresse non sans mal, s'écarte du mur. Ramasse le carton des donuts qu'il ne vaut mieux pas laisser traîner par ici. Rend la flasque à Alcide qui risque d'en avoir besoin dans les jours à venir. Il faudra qu'il le ravitaille. Il s'arrête, observe son ami, son frère, son Don. C'est un coup de pute que leur joue le destin. Que les pressentiments aillent se faire foutre. Il le laissera pas finir sa vie ici, quoi qu'il en coûte. Légalement ou pas, peu importe. « On se revoit bientôt. » Tu vas me manquer, mon ami. « Évite de faire frire des gars trop vite. » Ou fais le discrètement. Un sourire, malgré tout.