Quand on arrive à la fin d'une année, il est pas rare qu'on essaye d'imaginer comment la suivante va être. On fait tout un tas de projets et de résolutions qu'on est pas forcément sûr de tenir. Pour ma part, j'avais été relativement prudente car, c'est bien connu, on ne tient jamais ses résolutions.
Mais bon, quand j'ai allumé la télé, clairement, j'étais plus que très loin d'imaginer que mon début d'année 2019 commencerait ainsi. Voir le visage d'un homme arrêté pour soupçon de meurtres aux infos, c'est pas nouveau. En revanche, c'est totalement autre chose de reconnaître l'homme sur lequel j'ai tiré dessus à l'Eden Manor.
Alcide Bellandi. Ce nom me dit définitivement rien. En revanche, quand j'ai entendu les chefs d'accusations, je n'ai pas pu m'empêcher de trembler. Peut-être qu'il est innocent mais j'ai du mal à y croire quand je sais ce que je sais. Cet homme est sûrement un dieu appartenant à l'une des mafias d'Arcadia. Et je lui ai tiré dessus.
Oh merde.
Putain. De. Bordel. De. Merde.
J'ai alors fait la seule qui me semblait cohérente : appeler James. Au cours de l'appel, j'ai eu l'assurance qu'il allait venir rapidement mais cela n'a pas suffit à endiguer ma crise de panique. Aussi lorsque je l'ai entendu à la sonnette, je lui ai ouvert la porte pour me jeter dans ces bras.
-James, oh James ! Tu es là ! Merci, merci !
Et c'est un véritable soulagement que de le serrer contre moi.
Il ouvre les yeux difficilement et les referme très vite après avoir pris conscience de son mal de crâne. Ah oui, le matin du nouvel an. Il grommelle un peu et enfouit le visage dans son oreiller, se promet que jamais plus il ne boira une goutte de tequila, c'est fini. Il a juste envie de se rendormir jusqu'à 2020... d'ailleurs, pourquoi il s'est réveillé ?
Une sonnerie. Putain mon tel !
La main qui tâtonne, il plisse les yeux et grimace quand la lumière de l'écran lui fait l'effet d'un coup de sabre en plein crâne. C'est Célestine, et autant sa voix que son discours lui paraissent paniqués et incohérents quand il décroche. Une histoire de prison, de coups de feu et de quelqu'un qui voudrait la tuer ? C'est beaucoup trop pour un matin du premier janvier, beaucoup trop pour un matin tout court. Il essaie vainement de la rassurer sur le fait que personne ne veut la tuer avant de lui promettre de la retrouver chez elle promptement. Le saut du lit est délicat mais nécessaire, et il attrape une bouteille d'eau et des cachets avant de quitter son appartement.
...
Quand il sonne, c'est une bourrasque de cheveux blonds qui l'accueille et il se retrouve étroitement serré entre les bras d'une Célestine visiblement bouleversée. Il la serre aussi dans ses bras avant de s'écarter pour la voir, les mains sur le haut de ses bras. « Cel, mais qu'est-ce qu'il s'est passé ? » C'est pas vraiment son genre de paniquer pour rien, pas son genre de paniquer tout court. Elle a tendance à prendre les problèmes à bras le corps d'habitude, tête brûlée et bien faite qui n'a pas froid aux yeux. Alors pour qu'elle soit dans cet état... Il entre dans l'appartement et ferme la porte derrière lui, repose les mains sur ses bras pour qu'il puisse la voir bien en face. « Célestine, tu me fais peur. Dis-moi ce qui va pas ? »
Depuis que j'ai vu James sur le pas de ma porte, je ne parviens pas à m'éloigner de lui. Mes bras se serrent autour de lui alors que mes mains agrippant son pull tremblent légèrement. Celles-ci ne cessent de trembler uniquement la deuxième fois où James me demandent ce qui se passe. En réalisant ce que j'ai fait, à savoir briser ma promesse de ne jamais, au grand jamais, parler de ce qu'est véritablement Arcadia à mes proches, je deviens totalement livide. Livide de comprendre que ma panique a fait brisé cette promesse qui va le mettre en danger.
-Oh non.
Ce sont les deux mots que je parviens à prononcer dans un souffle alors que la situation est catastrophique voir pire.
Je passe nerveusement une main dans les cheveux alors que je suis sourde aux éventuelles demandes d'explication de James.
-Je...
Dans mon esprit, tout se chamboule alors que j'essaye d'évaluer ce que je peux dire et de ce que je ne peux pas dire. Et plus que tout, j'appréhende sa réaction. Non pas que je l'en blâme mais James est particulièrement hostile aux mafias. Or, par nature même de nymphe, même si je fais tout pour ne pas en être mêlé, je côtoie bien involontairement les dieux qui composent les mafias. Quelque part, la peur de la réaction de mes proches, c'est l'une des raisons pour lesquelles je n'ai jamais dit être une nymphe.
Je pousse un soupir fatigué. Je suis bien loin de mon air enjoué de mon habitude et mon regard doit être en cet instant plus âgé que je ne le suis.
-Tu as entendu parler de Bellandi aux infos ce matin ? L'homme accusé d'avoir tuer sa femme ? Je le connais. Enfin, si on peut dire ainsi.
Les bras croisés sur ma poitrine, je détourne le regard alors que je lui laisse digérer l'information. Mais ce temps est également une manière de me donner du courage. Car du courage, je vais en avoir besoin pour oser dire ce que je cache depuis quasiment dix ans. Si j'ai déjà pu dire à des personnes comme le professeur Jones que j'étais une nymphe, ce que je m'apprête à faire n'a strictement rien à voir avec ce que je vais faire.
-Tu te souviens de mon accident de voiture ?
Question stupide bien sûr. On ne peut difficilement oublier ce genre d'évènement, qu'on soit soit la victime ou seulement l'un des proches.
-Les médecins ont dit à l'hôpital que c'était un miracle que je n'avais pas eu de séquelles. La vérité c'est qu'il y a eu des séquelles. Je ne suis littéralement plus humaine depuis mon accident, James. Je suis une nymphe.
Alors que je fuyais son regard jusque là, je me tourne vers lui. Si j'ai un visage neutre, tout en moi hurle, supplie James de me croire.
La panique se lit sans difficulté sur le visage de son amie. Jamais il ne l'a vue comme ça, perdre ses moyens - même après son accident elle se parait de son masque de témérité. Là elle est nerveuse, c'est évident : elle se passe la main dans les cheveux, s'éloigne de lui et évite son regard, les yeux courant partout ailleurs, clairement en état de stress. Et Jim est une véritable éponge à émotions, alors il se sent immédiatement en tension lui aussi. Le pire c'est de ne pas savoir. Quelqu'un est mort ? Sa grand-mère ? Non, elle parlait de meurtrier ou il ne sait pas quoi au téléphone - il faut dire qu'il se réveillait à peine d'une cuite et que son discours était pour le moins incohérent et confus.
Alors quoi ?
Célestine finit par tenter de fournir un début d'explication. James l'observe attentivement, patiemment alors qu'elle semble chercher ses mots. Visiblement, c'est quelque chose qui ne lui est pas facile à dire...
Et puis les mots viennent, et c'est pour le moins inattendu. James cligne des yeux, ne comprend pas trop où elle va avec cette histoire. Mais c'est sûrement le meurtrier qu'elle a évoqué au téléphone. Meurtrier. Ok. Célestine connaît un meurtrier. Ça commence bien. « Vite fait, à la radio, » répond-il rapidement. Il a entendu parler de ce... Bellandi, dans la voiture en venant. Flash infos de la radio; parmi d'autres nouvelles pas très rassurantes. Un incendie du côté des docks. Il ne connaît pas de gens qui habitent là bas, mais cela reste assez perturbant.
Jim ne dit rien, il attend simplement, ne lâche pas son amie des yeux. Il s'attend à tout et à rien, a l'impression que c'est un moment délicat pour Célestine. Comme si elle s'apprêtait à lui avouer un lourd secret. L'accident. S'il s'en souvient ? Comment pourrait-il avoir oublié ? C'est un choc à jamais gravé dans sa mémoire, la peur d'avoir perdu un être cher. Il hoche la tête, ne répond pas. Elle enchaîne, et la révélation reste perdue dans l'air entre eux deux.
Il y a un silence, quelques secondes. Le temps qu'il emmagasine. Qu'il essaie de comprendre, de traduire. Le regard de Célestine est intense, celui de James se fait presque suppliant. Il ne comprend pas. « Comment ça plus humaine ? » Il la désigne d'un geste vague, fait un pas vers elle. « Une nymphe ? Qu'est-ce que c'est qu'une nymphe ? » C'est quoi ces histoires ? A quoi elle joue ? Si c'est une blague, elle s'est trompée : on est le premier janvier pas le premier avril. « Cel, dis pas ça, y a pas plus humaine que toi ! Regarde encore ce projet de restau, ça vient de toi, de ton cœur ! »
Elle connaît un meurtrier, a peur, dit ne plus être humaine... qu'est-ce qui lui arrive ? Est-ce qu'elle a commis un délit ? Est-ce qu'elle s'est faite embarquer dans des histoires qui heurtent sa conscience ? Pourquoi elle ne lui aurait pas dit, à lui ? Inquiet, désireux de comprendre, il se fait doux dans la voix qu'il utilise, autant qu'il le peut. « Qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi tu me parles de ce Bellandi ? »
Bien que soulagée de savoir que James ait entendu parlé de Bellandi, j'avoue que je ne sais pas comment réagir face à sa réaction de la vérité. Je ne sais pas si j'aurais aimé un déni franc ou cette interrogation évidente qui ressort.
Je me contente de secouer la tête en signe de dénégation face à ces propos.
-Non James. C'est la vérité. Je ne suis pas humaine car cela n'a rien à voir avec ce que je fais. C'est parce que je suis littéralement plus humaine mais une nymphe.
Je m'arrête quelques instants pour trouver mes mots. Définir le terme de nymphes est pour moi particulièrement compliqué. Je me décide à ressortir plus ou moins les termes que le professeur Jones m'avait dit quelque mois plus tôt.
-Si on se réfère aux mythes grecques, les nymphes sont des êtres qui se trouvent entre les Hommes comme toi et les dieux.
Je le regarde droit dans les yeux afin qu'il puisse voir que je dise la vérité.
-James, la vérité est que les mythes sont vrais. L'Histoire a sûrement enjolivé une partie des récits mais... La vérité est que les êtres mythologiques, et pas uniquement les nymphes comme moi, existent. Les dieux des mythes et des légendes se sont réincarnés et marchent à nouveau sur Terre et plus spécifiquement à Arcadia.
Je continue de fixer mon ami d'enfance alors que je lui révèle la vérité. Tout du moins, ce que je pense être la vérité.
-Les mafias ne sont qu'une forme de regroupement des dieux et des êtres mythologiques. Mais même en restant en-dehors comme moi je le fais, je les côtoie à cause de ma nature de nymphe parce que je sais ce qu'ils sont.
Par bien des détours, je finis par lui parler de Bellandi.
-Les affrontements sont devenus plus forts ces derniers mois et l'Eden Manor a été le théâtre de l'un d'entre eux. J'y ai été et je me suis retrouvée au milieu. L'un... L'un d'entre eux m'a forcé à tirer sur quelqu'un. Je n'ai fait que de le blesser fort heureusement. Je n'avais pas revu son visage jusqu'à aujourd'hui.
Je sais que James sera suffisamment intelligent pour comprendre ce que je veux dire. Et sentir à quel point ça sent mauvais.
-Je suis relativement sûre que Bellandi est un dieu.
Je n'ose pas dire que je pense qu'il est aussi membre d'une mafia même si cette conclusion apparaît comme évidente au vu de ce que j'ai pu dire avant.
Mais même si j'ai dit la vérité, je demeure anxieuse de savoir comment James va réagir.
Elle lui parle de nymphes, encore, comme s’il s’agissait d’une condition physique, comme si elle lui annonçait qu’elle avait… une maladie ? Un truc dans le genre ? Il ne comprend pas, et voit bien qu’elle essaye de lui expliquer. Elle cherche ses mots, le laissant dans un suspense empli de sidération. Et puis elle explique, parle de la mythologie grecque, d’hommes comme lui et de dieux. Il se demande si elle n’a pas perdu la boule, si elle n’a pas pris des produits hallucinogènes et qu’elle est en train de lui faire un bad trip. Mais James en a vu un paquet, des jeunes camés en train de partir en vrille, et la Célestine qui lui fait face là n’a rien à voir avec ça. Elle est nerveuse, mais a toute sa tête. C’est son amie, celle qu’il connaît bien. Mais ce qu’elle dit n’a pas de sens.
Des hommes et des dieux. Et elle se compare à eux, dis qu’ils ont existé, qu’ils se réincarnent et foulent la terre d’Arcadia. James la dévisage, les yeux ronds, complètement sonné par ce flot de paroles qui n’a ni queue ni tête, semble sorti tout droit d’un film fantastique bon pour le cinéma. Mais elle a l’air sérieuse, tellement sérieuse, il ne sait pas si c’est un canular ou si elle pense vraiment ce qu’elle dit.
Puis viennent les mafias, ces gangs qui polluent la ville. James ne sait pas grand-chose sur ces organisations, sait juste que les petits jeunes de chez lui et de Delray font les frais de ces trafics malsains. Célestine parle des dieux qui seraient les instigateurs de tout cela, et pour être honnête, James commence à avoir le cerveau qui fume. C’est complètement barge ce qu’elle lui raconte. Il a envie de la croire, mais c’est impossible. Et le pire arrive, comme un coup de poing dans le ventre qui lui souffle toute respiration. Eden Manor, ce bordel qui dépassait tout entendement.
Et Célestine au milieu, un flingue à la main.
Il comprend son effroi, comprend sa panique. De tout ce qu’elle lui a dit, c’est la seule chose qu’il croit.
Mais qu’il n’arrive pas à croire.
Il y a un long silence suivant cette tirade, pendant lequel James observe son amie comme s’il la voyait pour la première fois. Incapable de savoir ce qu’il doit croire, incapable de réfléchir convenablement. Si rien n’a de sens, ce qui l’inquiète d’abord c’est cette histoire de mafias. Et de Célestine malmenée par ces connards, qui l’auraient forcé à tenir une arme.
Il ne bouge pas, cligne des yeux, reprend peu à peu la capacité de parler. Il fronce les sourcils, soudainement furieux, fâché, inquiet, s’approche d’elle et pose les mains sur ses bras de nouveau, serre un peu. « Ils t’ont quoi ? Forcée à tirer sur quelqu’un ? » Incrédule, il continue, parle un peu fort. « Mais bordel Célestine, pourquoi tu m’en a pas parlé ? Pourquoi t’es pas allé voir la police ? » Est-ce qu’ils la menace ? C’est bien les méthodes de ces gangsters, il le sa vu faire avec son oncle, avec tous ces potes d’avant qui sont devenus de vulgaires dealers et croupissent soit en prison, soit six pieds sous terre.
Il la relâche, se détourne d’elle, passe une main dans ses cheveux courts. Il souffle, incapable de croire à ce qu’il se passe. « Je comprends rien à tes histoires, Cel, » dit-il en la regardant de nouveau, « je comprends pas, ils te font prendre des trucs ? Des pilules, des cachets ? » C’est peut-être pour ça qu’elle raconte des trucs sans queue ni tête sur des dieux et des nymphes et tout le barda. Ils sont en train de la rendre folle avec ces substances de merde qu’ils vendent. « Il faut qu’on aille voir la police, Célestine, je vais t’aider, je vais y aller avec toi. C’est des dingues, ces types, faut pas que tu reste près d’eux. »
Le silence de James suite à mon explication me semble si long. En plus, son absence d'expression me tord tellement d'angoisse que je me sens contrainte de l'interroger.
-James. Je t'en supplie. Dis quelque chose !
J'essaye de rester digne mais je suis terrorisée. Terrorisée que mon ami de toujours me rejette. Et c'est bien pour ça que je n'ai jamais osé le dire. La peur du rejet a toujours été si forte que je n'ai jamais pu trouver du courage pour dire à ceux que j'aime ma nature de nymphe.
Lorsqu'il commence à me dire quelque chose, je ressens un soulagement mesuré. Soulagement car, même s'il doute, il ne remet pas en cause ma déclaration. Par contre, je ne peux m'empêcher de me dégager de lui pour faire des grands gestes alors que je réfute ses accusations.
-Aller voir la police, pour leur dire quoi ? "Oh, au fait, j'ai tiré sur quelqu'un car j'étais possédé façon exorciste". Parce que oui, j'ai été possédée à cette putain de soirée. Personne ne m'aurait cru et on m'aurait littéralement envoyé dans la minute à l'hôpital psychiatrique. Sans compter que, crois-moi, les policiers et les urgences avaient clairement autre chose à faire ce soir-là. Le fait qu'une nymphe possédée comme moi ait été possédé afin de tirer sur quelqu'un était à peu près la seule chose normale de la soirée.
Mon ton à moitié sarcastique essaye de lui démontrer l'absurdité de la situation. Bien sûr que c'est tentant d'aller raconter tout ça à la police mais, cela fait longtemps que j'ai compris pourquoi les nymphes ainsi que tout le reste sont restés à l'état de légende.
Puis, lorsqu'il me demande si on me drogue de force, je prends ma plus belle expression outrée alors que je monte dans les aigus.
-Des pilules ? Des cachets ? Non mais ça va pas James !
Je veux bien que j'ai facilement tendance à demander des boissons alcoolisées au bar mais je n'ai jamais touché et ne commencerai pas avec ce genre de trucs. C'est quelque part très vexant que mon ami d'enfance puisse penser ça de moi malgré toutes ses années. Pour un peu, il mériterait que je le gifle pour avoir oser dire un truc pareil.
-Non, il ne faut pas aller voir la police ! James, ne fais pas ça car je risque réellement de me retrouver cataloguer comme folle. Et je te jure que je ne fais que de côtoyer au minimum ces personnes mais... Je suis une nymphe. Je ne peux changer ce fait, tout comme il est plus que certain que je continuerai à les côtoyer, même si je ne veux rien savoir de leurs activités.
Et c'est peut-être à cet instant précis que je me rends compte du fait que j'ai beau faire semblant, je ne suis plus humaine. Parce que les pensées d'une humaine normale sont différentes de ce que je peux avoir en temps que nymphe.
Me reculant légèrement, je le regarde droit dans les yeux.
-Je peux te le prouver.
Comprenant que je ne suis peut-être pas assez claire, je me décide à ajouter.
-Je peux te prouver que je suis une nymphe.
Et je suis en cet instant prête à faire n'importe quoi pour qu'il me croit. Parce que je ne veux pas que cet ami qui m'est si cher à mes yeux se détourne de moi car persuadé que j'ai fondu quelques fusibles.
Il ne s’attendait pas à une telle réaction de la part de Célestine. Un refus, oui, c’est courant quand les victimes de ces gangs se sentent piégés, menacés. Ça, ça ne le surprend pas. Mais l’histoire de possession, d’exorcisme ? D’hôpital psychiatrique ? Elle déballe encore ce qu’elle a sur le cœur et tout en elle lui crie qu’elle est sincère, même si tout ce qu’elle dit lui donne encore plus mal à la tête. C’est pire que ça même. C’est une chute libre, la dégringolade, un seau d’eau glacé sur la tête. Il sent comme une pierre glisser au fond de son estomac, lentement, plus elle parle et plus il la regarde sans comprendre.
Il a l’impression que tout ce qu’il a connu, cette amie qu’il a toujours aimée, tout ça est en train de lui échapper. De partir en fumée sans qu’il puisse le rattraper, ni même l’expliquer. Qu’est-ce qui lui arrive ? « Je comprends pas, Célestine. Je sais pas ce qu’il t’arrive. » Les pensées vont dans tous les sens, de cette peur qu’elle affiche qu’on la prenne pour une folle, à ces affirmations mystiques qui lui donnent l’impression qu’elle l’est bel est bien devenue. Ces criminels qu’elle dit devoir côtoyer, cette aide qu’elle refuse de peur qu’on la jette à l’asile. Mais il n’y a pas de question de folie, quand il s’agit des gangs. James ne supporte pas de la savoir entre les mains de ces monstres, ne supporte pas de l’entendre dire qu’elle ne peut pas se soustraire à eux – et encore moins avec ses histoires de nymphes et de dieux. « J’y connais rien à ce que tu racontes j’ai juste vite fait lu l’Illiade au collège et tu me parles de je sais pas quoi, de dieux et de machins qui vivent ? » Il secoue la tête, lève les mains dans un geste d’abandon. Il n’y a qu’un seul dieu et il ne porte pas de toge ou de sandales.
« Tu débloques, Cel, tu fais un bad trip ? » Il essaie de comprendre, elle s’est outrée quand il a parlé de pilules mais il sait que ces fumiers là n’hésitent pas à tester leurs produits sur des jeunes innocentes, ou pire, les faire jouer aux mules. « Ils t’ont pas fait avaler des sachets de coke ? » Rien qu’à cette pensée il a la moutarde qui lui monte au nez, ça lu donne envie de cogner les bâtards qui la tourmentent comme ça. « Je te laisserai pas entre les griffes de ces putains de criminels de mes deux, on va aller voir la police, je veux pas te retrouver à l’hôpital comme la dernière fois. »
A force de m'enfermer dans mes mensonges, voilà que ce je redoutais le plus est arrivé. L'incompréhension est complète entre ce qu'est ma vie réelle et ce que j'ai toujours voulu montrer. Quelque part, si j'étais en mesure d'analyser froidement la situation, je pourrais me féliciter de comment je suis parvenue à cacher la réalité.
Néanmoins, à force de voir James s'entêter à vouloir jouer les héros, je prends peur. Non pas pour moi, mais pour lui. Peur qu'il se précipite au-devant du danger par ma faute. Prise de panique, je me décide à faire ce que je ne voulais pas sans son accord. Lui montrer dans toute sa splendeur ma nature de nymphe. Tout s'enchaîne très vite alors que j'ai l'impression de voir les choses s'écoulaient au ralenti. Sous mon ordre, l'une de mes plantes grimpantes vient immobiliser James en l'entravant. Bien sûr, avec sa force de joueur de foot, il pourrait sans peine se détacher.
Mes larmes glissent silencieusement le long de mes joues. Ma voix tremble que légèrement.
-Je t'en supplie, ne te frotte pas à eux. Tu n'es pas de taille.
Et je ne veux pas te perdre.
Je ne parviens pas à dire ces mots. Pourtant, je voudrais les crier pour le dissuader de mettre en place une folle idée qui pourrait le faire tomber définitivement.
Finalement, je me décide de faire reprendre sa place d'origine à ma plante pour libérer mon ami. Mais le sera-t-il toujours après tout ça ? Je ne veux pas y penser car j'ai bien trop peur.
-La vérité, James, est que c'est sûrement parce que je fais partie de ces personnes qui n'ont pas vraiment voulu prendre position dans leurs jeux de pouvoir que j'ai fini par m'y retrouver mêler sans que je ne le souhaite.
Après tout, n'ai-je pas plutôt tout fait pour rester cacher lors des évènements de l'Eden Manor que de me précipiter au-devant des ennuis ? Je devais être une cible facile comparé à certaines personnes qui se trouvaient le soir-là là-bas.
-Pardon. Pardon de ne pas avoir dit tout ça.
Je t'en supplie, pardonne-moi d'avoir cacher des choses car je ne voulais pas que vous vous inquiétez pour moi.
La volonté le fait faire un pas en avant, un pas vers elle, la colère, l’incompréhension et la peur qui s’emmêlent et se bousculent dans sa tête le poussent à avancer pour lui prouver qu’il agira. Qu’il agira pour elle, qu’il ne la laissera pas tomber même si elle refuse de le laisser l’aider. Mais Célestine ne réagit pas comme il le penserait, il ne comprend pas, ne comprend pas tout ce qu’elle raconte et ne sait pas ce qui se passe dans sa tête pourtant si bien faite, ce cerveau magnifique qui fait d’elle une jeune femme exceptionnelle. Que lui arrive-t-il ? Que leur arrive-t-il ?
L’incroyable se produit alors, tandis qu’un silence assourdissant les a enveloppé dans sa dimension tragique, celle-là même que James a du mal à appréhender. Une plante vient s’enrouler autour de ses poignets, de ses chevilles, les branches croissant comme par magie et le retenant avec une force inouïe. James ouvre des yeux ronds, regarde ces lianes répondre à une volonté surréaliste qui le dépasse, agite ses bras et ses jambes pour essayer de s’en débarrasser par réflexe, l’esprit rationnel effrayé par cette soudaine action paranormale, par ce qui ne devrait pas être possible. C’est impossible. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? « Bordel ! » Le cri de stupeur lui échappe. Il relève les yeux sur Célestine, agité, ne croyant pas ce qu’il voit, et pourtant… Il voit une larme couler sur la joue de son amie, et cette vision le stoppe dans son agitation. Quelque chose se brise en lui, un sentiment sur lequel il n’arrive pas à mettre de mots.
Ses mots sonnent comme un bris de verre dans son esprit, le cœur se serre aussi fort que ces branches qui lui tiennent les poignets. La plante se retire, le relâche et il voit aux mimiques de Célestine que c’est elle qui a fait ça.
Il ne bouge pas, paralysé par l’impossible qui vient de se jouer sous ses yeux, choqué par ces révélations qui le dépassent et incapable de comprendre les implications que cela a pour Célestine, pour lui. Il la dévisage alors qu’elle parle, le met en garde, tente de lui expliquer des choses que son cerveau n’est pas prêt à entendre, pas prêt à comprendre.
Elle lui demande pardon, il baisse les yeux, observe ses doigts qu’il n’avait pas senti trembler, trembler sous le choc, les décharges d’émotion, l’incompréhension. Il relève les yeux vers elle, son visage réellement repentant, effrayé presque, mais cette peur de le perdre ne trouve qu’une autre peur en écho dans les yeux de James. « Non, » dit-il, sans réfléchir. Incapable d’articuler autre chose, incapable de mettre d’autres mots sur ce qui vient d’arriver. Il frotte son poignet dans un geste inconscient, fait quelques pas en arrière. « C’est impossible. »
Il recule encore d’un pas, son mollet bouscule la poubelle derrière lui, il baisse les yeux par réflexe, la retient de tomber. Il relève le regard, ses yeux détaillent cette amie qu’il pensait connaître et qui aujourd’hui lui fait la démonstration de choses auxquelles il ne peut pas croire. Est-ce que c’est un mauvais rêve ? Est-il en train de dormir, est-ce que tout cela est réel ? Les odeurs, les sensations, tout cela n’est pas un rêve, pas un cauchemar. Il est réveillé, mais c’est impossible. Impossible.
Son téléphone sonne alors, la sonnerie déchire l’air tendu entre eux et il ne bouge pas au départ, cette musique semble tout droit venue d’un autre monde alors qu’il vient de mettre un pied dans une réalité qu’il n’accepte pas. Quelques secondes passent, puis il sort le smartphone de sa poche, jette un œil au nom qui s’affiche. Markus. Il cligne des yeux, appuie sur le téléphone rouge. Relève les yeux vers Célestine, le téléphone à la main. Le cœur bat la chamade et il bout d’émotions aussi fortes que contradictoires, la cage thoracique s’élevant à chaque respiration, signe de sa nervosité. Il fronce les sourcils, l’air peiné, cette larme qui a coulé le long de la joue de Célestine lui infuse une détresse que son esprit transforme en colère, par protection. L’air aussi peiné que furieux, il hoche lentement la tête de droite à gauche en signe de négation et recule encore, se retourne avant de se diriger vers la porte qu’il ouvre, et claque derrière lui sans se retourner.
En voulant prévenir une catastrophe, j'en ai créé une autre bien plus grande. Pourtant, je n'ai fait qu'agir instinctivement. Je ne voulais pas qu'il se blesse en courant au devant du danger. Maintenant, le regard que m'adresse mon ami d'enfance est terrorisé. Et ce regard me brise le coeur. James, cet homme que je connais depuis que je suis une petite fille, celui avec qui j'ai partagé tant de choses, a peur de moi.
Il a peur de moi. Je ne peux nier cette vérité avec mon habituel optimiste. Son regard, mais aussi son éloignement progressif de moi sont plus que parlant.
Soudainement, la sonnerie de téléphone de James me fait sursauter. On dirait qu'il est bouleversé par ce qu'il entend.
-James. Est-ce que cela va ?
Même si mon cœur est broyé par son rejet, je ne peux m'empêcher de continuer à m'inquiéter pour lui. Peut-être que je suis encore dans le déni du fait que je suis en train de perdre mon ami ? A moins que j'essaye inconsciemment de lui montrer que je demeure toujours sa Célestine, même s'il sait désormais que je suis une nymphe.
Ce ne sont que des vœux pieux. Il ne répond pas à ma question. A la place, je le vois partir quitter l'appartement sans se retourner.
Bien après que la porte ait été fermée, je demeure immobile et continue de la fixer dans l'espoir un peu fou que James allait réapparaître, son sourire sur le visage en me disant que c'est l'une des blagues dont il a le secret. Je me vexerais alors en lui disant que ce n'est pas drôle. Pourtant, ce n'est qu'une chimère. James ne reviendra pas. Il ne reviendra sans doute jamais car il a peur de moi.
