Il fallait qu'il pleuve, forcément. Plus dramatique, tu meurs. Ça tombe bien, l'un d'eux doit rendre l'âme : les ordres sont tombés. Fallait pas jouer aux cons. Elle le fixe, tente de ne rien ressentir mais hésite. Nemhain incarnée veut souffler sur le brasier mais se retient pourtant. Parce qu'elle sait et sent que si elle appuie sur la détente, elle ne se le pardonnera jamais vraiment. Canon pointé sur l'ancien amant, l'ami interdit, l'époux condamné, Sinead tente de maintenir le cap et l’insulte.

La pluie qui tombe en grosses gouttes sur ses cheveux, roule sur les joues comme pour donner le ton. Dramatique, et pourtant si prévisible. Les autres en riraient, c’était joué d’avance. A trop se croire invincibles, ils ont oublié qui ils étaient. Le flingue vise l’épouse entre les deux yeux et c’est ironique de constater une fois encore qu’ils sont si similaires : postures en miroirs parfaits, yeux qui saignent sans pleurer. Dans une autre vie ils auraient été faits pour s’aimer ; aujourd’hui pourtant ils doivent se tuer. Les doigts hésitent un instant puis il abdique, baisse les bras. « J'peux pas. »

Quand le bras adverse s'abaisse, elle serre la mâchoire. Parce qu'elle sait que s'il ne la vise pas, elle y arrivera d'autant moins. Elle tremble, sans savoir vraiment si c'est le vent lié à la pluie qui ont trempé ses vêtements et l'ont transie de froid, ou simplement la perspective de ne pas avoir d'issue de secours. « Putain, Gus. » Le cran de sécurité est remis, le flingue pointé vers le sol. Elle s'avance de deux pas, cible facile. « Faut que tu tires… T'as une raison de vivre. Syb m'a dit. »

Elle peut pas non plus, baisse les bras. Mariés à la vie à la mort, qu'il disait Elvis. Pour le meilleur comme pour le pire. Il a peut-être dit ça. Il sait plus vraiment. Il se souvient juste de l'euphorie, de la joie. Et des claques dans la gueule qu'ils ont prises après. Comme celle-là, dernière en date. C'est à lui de tirer, parce qu’il a un petit en route. Il grimace, aime pas ça. Foutue destinée de merde. Il ferme les yeux, relève l’arme. Les secondes passent, les gouttes tombent en larmes.

Clic.

Le chargeur tombe sur le béton mouillé.

Si on lui avait dit que se marier bourré les amènerait à cette extrémité, elle aurait tout fait pour l'éviter. Pas d’autre issue que le sang de l’un sur les doigts de l’autre. c’est là que ça coince.
Alors quand il ose relever son arme, elle ne bouge pas, malgré la pluie, malgré le froid, malgré le vent. Elle ne bouge pas non plus malgré la peur.
Le chargeur claque contre le béton, une balle seulement reste. Elle déglutit et lâche son arme. Elle est prête, sourit faiblement, écarte les bras, comme pour promettre : tout ira bien.

La balle est prête, le canon tremble. C'est une guerre terrible qui se livre en lui. Ils n'ont pas le choix, il n'a pas le choix. Mais il n'y a rien à faire. Elle s'abandonne, laisse tomber son arme. Lui offre sa vie. Lui offre celle de son fils, la chance de le voir grandir, de l'aimer. C'est un cadeau inestimable, qu'il ne pourra jamais lui rendre.

Merci. Simple mot soufflé dans son esprit, pour elle. Juste pour elle.


Les mains s'abaissent légèrement, et cette fois rien ne tremble.


Il tire.

Intrusion mentale : un mot, mille émotions. Gorge nouée, yeux brillants, elle s’immobilise et attend.
La balle.
La mort.

La détonation retentit déjà et elle repense en quelques millièmes de secondes à ceux qu’elle aime, qu’elle a aimés, qu’elle va laisser. Angoisse profonde apaisée par Nemhain.
La douleur lui troue le ventre et la ramène au présent qui crève ses chairs et irradie dans ses intestins. Souffle hachuré qui ralentit, elle sent son sang, sa vie la quitter, échouée sous pluie diluvienne. Belle nuit pour mourir, voudrait-elle fanfaronner encore une fois. Mais ne le pourra plus.

Chair trouée d’un corps pourtant aimé, le sang tâche, la mort marque son passage.

L’arme est rangée, geste maîtrisé tandis que les yeux observent le gâchis qu’ils ont provoqué. Le choc est inscrit sur le visage de Sinead, amie, épouse, cible abattue désormais.

Les mains du tueur se glissent doucement dans son dos, dans le creux de sa nuque. La chute fatale est accompagnée, délicatement, et il se relève pour sortir son smartphone. Esprit fermé à la tempête d’émotions, il prend une simple photo qui sera son témoin.

Accroupi, les doigts passent sur sa joue, tendres. « Un thaumaturge ? »

À l'instant où il la remercia, elle savait qu'il ne la tuerait pas. La balle, tirée assez près, malgré la pluie, n'aurait pas dû rater son cœur s'il avait décidé de l'arrêter. Elle tient, debout, péniblement jusqu'à ce qu'il l'aide à toucher terre sans heurt.

Les mots reviennent après l'illusion macabre. Elle hoche la tête, dents serrées, main pressée sur son abdomen, mais qui faiblit seconde après seconde.  « Holly Ferguson, 74 Montgomery Street, dans Downtown. Elle saura quoi faire. Et se taire. » Gémissement.  « Magne-toi. » Ça serait con de crever maintenant.

Il ferme les synapses à cette douleur qu’il ressent. Il doit rester concentré, pour elle. Pour la sauver tant qu’il en est encore temps. Adresse notée, il hoche la tête, se visualise l’endroit en temps réel. Mémorise le meilleur coin pour atterrir. « Bien. Cramponne toi. » Ça ne va pas être une partie de plaisir. Mais la mort serait pire.

Ils apparaissent en plein milieu d’un salon à moitié éclairé. Augustin ne perd pas de temps, tient Sin un peu trop serrée contre lui. « Holly Ferguson ? » L’autre main se pose sur la crosse de son arme.

La tête tourne, le cœur cogne, le corps tressaille et convulse presque lorsqu'ils arrivent chez la thaumaturge. Billes marron de la vieille femme qui vont de l'intrus inconnu -quoique, elle sait son nom et son occupation- à la rousse mal en point dans ses bras. « Elle-même. Posez-la sur le canapé. »

(…)

Chairs refermées, nouveau canapé promis à l'hôte squattée. Pâle comme la mort, l'altiste vide sa deuxième bouteille d'eau depuis les soins. S'approchant du consigliere, Sinead se blottit contre lui, ferme les yeux au contact chaud, hume son odeur et souffle :  « Merci ». Et d'ajouter :  « Ça ira ? »

Il respire quand les mains de la vieille femme se posent sur Sinead, et que cette lueur salvatrice baigne le salon d'un bleu apaisant.

...

Elle a mauvaise mine, mais elle vit. Dans un élan d'affection rare, elle se blottit contre lui et ses bras épuisés se ressèrent autour d'elle. Désolés. Il a un reniflement amusé, incapable de produire un véritable rire, mais l'envie y est. « C'est toi qui vient de te prendre une balle, » rétorque-t-il, la main caresse doucement son dos. « La photo suffira pour l'instant, j'imagine. » Il l'espère.

Enlacée par son mari, elle ferme les yeux quelques instants, s'imprègne de sa chaleur, de son odeur -celle de la peur s'en est allée. Un soupir léger et un rictus faible étirent ses lèvres lorsqu'il énonce l'évidence même. Holly est retournée se coucher : il est certain qu'elle aurait refroidi Augustin si elle avait compris que c'était lui le tireur. Elle relève la tête quand il mentionne la photographie. « Va peut-être falloir songer à divorcer, non ? Avant qu'ils décident de s'occuper de nous vraiment. » Un temps. « Et donc, futur papa, tu m’as trompée ? » Rit-elle.