les yeux de jesse s'étaient logés dans la nuit naissante. l'atmosphère avait laissé place à une douceur fraîche qui lui avait manqué, comme s'il n'avait pas été en mesure d'en profiter depuis un moment. les soirées avaient été plutôt fades jusqu'ici, ponctuées d'une anxiété persistante dans le ventre du jeune homme solaire. cette fois il pouvait calmement s'en détacher, du moins, c'est ce qu'il avait explicitement promis à selda.
l'idée les avait gagné il y a quelques semaines; s'offrir une soirée rien qu'à eux, se prélassant dans leur amitié plutôt que de se laisser écraser par la gravité variante des situations actuelles. jesse savait garder la face, il s'était toujours refusé de céder à quoi que ce soit. mais à la seconde où il avait envisagé un moment pour souffler, il n'avait pas été capable de le sortir de sa tête. il avait besoin d'autre chose, au moins pour un bref instant, il voulait s'immerger dans une joie aléatoire.
et la présence de selda était idéale pour ça. les deux soldados s'étaient rapprochés à leur manière avec le temps, et jesse raffolait des grognements frustrés qu'il avait tendance à provoquer chez elle. ils étaient pareils à deux adolescents cherchant encore à surpasser l'autre, s'inondant de défis plus absurdes les uns que les autres. et jamais ils ne s'en était lassés, le colombien s'étant rapidement attaché au caractère enflammé de sa collègue.
voilà qu'il l'attendait, dans sa patience naturelle. un énième lieu qui ferait office de terrain de jeu, méticuleusement sélectionné pour être à l'abris des réels conflits. il fallait maintenant prendre le temps de trouver un bar dans lequel ils n'étaient pas inscrits sur la blacklist. et ça faisait sourire jesse, au point où son rictus était déjà large quand il vit la jeune femme arriver. « c'est pas trop tôt. » souffla t-il en première taquinerie. probablement était-il venu en avance rien que pour s'en vanter. « on essaie de pas se faire virer tout de suite, hein? histoire de profiter un peu. » sérieux trop léger pour être crédible, jesse lui envoie un clin d'oeil. il se sent déjà plus ensoleillé quand ses yeux rencontrent ceux de selda.
Quelques semaines que ça cogite. Amas désordonné de pensées cinglant le crâne, parce que ça fait un an. Une putain d'année que le padre s'est barré pour n'jamais revenir, cette fois. Et ça reste, en travers de la gueule de la sicaria, crispation de la date anniversaire qui revient à base de rêves toujours trop flous au p'tit matin, non sans lui laisser une nausée collée à l'estomac. Et si elle le sait pas encore, qu'elle va pas tarder à se tirer pour une petite vendetta, ça la travaille, mine de rien. Moto, boulot, dodo, y'a que ça qui lui garde les pieds sur terre, à tracer sa route dans le désordre arcadien parce que c'est encore ce qu'elle sait faire de mieux. S'focaliser sur les missions qu'on lui donne, les infos à glaner pour satisfaire Joaquin, depuis qu'il a recommencé à lui filer du travail. Elle pourrait s'en contenter, s'réjouir de ne pas avoir été étiquetée traître pour ce qu'elle a tardé à confesser. Soulagée d'pas avoir à vivre sans l'affection du capitano qui lui aussi, l'a accepté. Et si elle cogite au sort de ce dernier, au moins n'est-elle pas contrainte de garder des distances trop complexes à respecter.
Puis, y'a Jesse. P'tetre l'un de ceux qu'elle qualifierait d'ami, si elle savait seulement les reconnaître. Lueur d'insouciance dans les tréfonds de delray, pas foutu de la lâcher malgré les grognements qu'elle lui adresse depuis près de dix années. A croire qu'il aime ça, que ça l'fait marrer, même, de tester ses limites pour mieux se faire incendier. A croire qu'elle aussi, quelque part, ça lui plaît, cette course à la gloire, à la mort, tableaux de chasse macabres trop souvent comparés, étudiés. A se targuer de prendre l'ascendant, ruiner cette égalité dont ils ne veulent ni l'un ni l'autre. Plus drôle de s'bousculer sans relâche, à se casser les dents sur les marches du podium du plus habile des sicarios. « J't'emmerde. » Qu'elle lâche, à peine arrivée à sa hauteur. En retard, si, pourtant pas l'genre de chica qui aime se faire désirer. Plutôt le style à rentrer dedans sans détour. « Fallait que j'me rende présentable, tu vois. » Ton qui ne prétend même pas s'abaisser quand elle finit par se poster bien en face de lui. « Le sang c'est chiant à laver, tu l'saurais si t'étais capable de l'faire couler. » Hostilités débutantes, étincelle qui perce la prunelle sombre, pourtant. Pas même une blague, d'ailleurs, elle en avait plein la tronche et les avant-bras, pas sûre que ç'aurait été de bon goût dans le décor. « T'attends d'puis longtemps ? Touchée d'voir que ta vie tourne toujours autour de moi. » Rictus narquois, pans de sa veste en cuir qui se resserre d'un geste machinal, froid mordant s'immisçant lentement mais sûrement jusqu'à la chair. « On essaie, si. » Sourire qui pointe de manière plus franche, à arrimer ses iris à celles du sicario, avant de les porter sur l'enseigne brillant au-dessus des portes. « Va plus en rester un qu'on n'a pas fait. » Pensée exprimée à haute voix, elle lui passe devant sans détour, sans s'attarder davantage à l'extérieur.
C'est bruyant. Juste comme elle aime. Place qu'elle se fait en jouant des coudes jusqu'au bar, délicatesse incarnée et regard ne souffrant la protestation. Pas de celle qui souffre un sourcil froncé, sûrement que le message passe, du haut de son air franchement renfrogné. Demoiselles qu'elle dégage sans merci de leurs perchoirs, ça commence sûrement mal pour n'pas faire de vague, mais elle a besoin de s'asseoir. Journée trop longue, elle n'compte pas restée plantée là à tenir son verre de « tequila, laissez nous la bouteille. » Veste qui s'ôte sur ses épaules dénudées, c'est le t-shirt échancré qui est de sortie, celui des grandes occasions. Toute en noir, pour changer, y'a que ses boots encore pleine de boue séchée qui casse le tableau. « J'crois qu'on l'a méritée. » La bouteille avec laquelle elle remplit les verres minuscules, la soirée à se changer les idées pour mieux être opérationnel au petit jour.
il ne sera jamais capable de s'en lasser; les morsures de selda qui le visent directement, à leur habitude. ça taquine automatiquement ses lèvres, parce qu'il adore la voir aussi piquante qu'à l'usuelle. elle a le feu qui danse sur sa langue, et s'amuser à l'intensifier à toujours été un des jeux préférés de jesse. ça ramène un peu de couleur dans le quotidien objectivement morose. il tire le meilleur de l’attitude massacrante de sa collègue - il a toujours fait comme ça. semblable à un gosse qui se prélasse dans ses provocations. « prétentieuse. je dois te rappeler qui mène? » et c’est morbide, un peu trop. trouver de l’amusement dans le nombre d’homme descendu, ça devrait faire rire personne. mais c’est la moindre de leur préoccupation; devenu sicario, jesse a compris très rapidement que son monde allait radicalement changer. autant être monstrueux à deux. « je serais bien allé avec quelqu’un d’autre. mais sachant que t’as du mal à te passer de moi, je suis resté par pitié. » clin d’oeil envoyé avec assurance, toujours prêt à répondre par le double de son arrogance. étrangement, jesse trouve souvent le moyen de s’entendre avec ses opposés. ça le rassure - il apprécie de pouvoir se lier d’amitié avec quelqu’un comme selda. même si il sait qu’elle niera le terme jusqu’au bout; c’est comme ça qu’il continuera de la percevoir.
ils entrent et le décor se façonne facilement. énième scène de leurs dérapages, là où ils finissent souvent par se défier publiquement, avec un public pour les encourager - et un propriétaire pour les faire sortir de force. ils n’ont toujours pas commencé à s’en lasser. c’est comme leur exutoir, puéril mais efficace. les lèvres de jesse s’étirent à la mention de l’alcool, s’appuyant contre le bar. ses yeux suivent les mouvements de selda, avant que sa main s’empare d’un des petits verres. « pas qu’un peu. » décompte habituel, feu qui vient incendier sa gorge dans une brûle délectable. « par contre, t’as une mine encore plus affreuse que d’habitude. » c’est pas forcément vrai. elle est toujours belle, selda, glaciale dans ses traits parfaitement tracés. mais jesse sent quelque chose. ça va un peu plus loin que les sourcils naturellement froncés et le noir vivace de ses yeux. y’a quelque chose de plus. « sois tu m’en parle, sois tu me dis rien et je te promet de te faire passer une bonne soirée. » c’est dit à travers l’un de ses sourires amusés, comme si rien n’importait vraiment. mais chacun de ses mots sont pensés, mesurés pour prouver qu'il se soucie d'elle sans qu'ils aient à se jeter dans les bras pour autant. une limite confortable qui s'est établie d'elle-même.
Encore un peu, et elle lui décocherait une claque derrière le crâne, à l'entendre se pavaner. Pas faux, qu'il mène, faut dire qu'avec ces quelques semaines dans l'attente d'une décision de leur commandante, elle s'est clairement emmerdée. A dérober les contrats les plus insignifiants à ceux qui avaient moins envie de se fouler, laissant gracieusement leur petite liste à la sicaria. Mais c'est fini, tout ça. Elle a de nouveau du taf, du vrai, celui qui fait vibrer sa carcasse de pulsations adrénalinées. « J't'ai laissé prendre de l'avance, faut bien que tu gardes espoir. » Et ça pourrait durer des heures, des jours, des années. C'est déjà le cas, après tout. Depuis que le premier des deux a eu l'idée de taquiner le second. Jesse, de toute évidence, qui avait trouvé comment la mettre à cran tout en suscitant son attention. Comme ça qu'il a capté son intérêt en premier lieu. Jeunes soldados sur la pente montante, frôlant du bout des doigts le grade convoité, la beauté de ces responsabilités qu'on s'apprêtait à leur filer. Tant de temps qui s'est écoulé, mais elle le revoit pourtant, celui auquel elle n'avait de cesse de chercher, répondant en retour sans se priver aux provocations incessantes. Plus prenant que de simplement jouer des poings, de compter les points. Ramassis de vies arrachées sur lesquelles ils débattaient, autour d'un verre. Glauque, probablement, mais nécessaire. Dédramatiser les premières exécutions houleuses, en vantant leurs techniques. Oublier avoir frôler la mort en exposant ses tactiques. Et brandir les blessures de guerre en trophée, de ces cicatrices énumérées. Sûrement le seul à connaître l'origine de chaque marque gravée dans sa chair, et vice versa. Fallait être con, pour prétendre s'en foutre, en apprenant à si bien se connaître. Attachement né du dédain et de l'agacement, Jesse, c'est bien celui avec lequel elle préfère traîner la ville à la recherche d'un bout de comptoir, enchaîner les chupitos jusqu'à en oublier son nom. Alors, même si elle lève son majeur et le lui colle sous le nez pour qu'il le voit de près, quand il ose un clin d'oeil, c'est qu'il a sûrement raison. Qu'elle y tient, au sicario, malgré ce qu'elle en montre.
La gorge crame encore quand elle remplit les seconds verres, fait tourner le sien entre ses doigts avant d'arquer un sourcil sur Jesse. « Gracias, ça me touche. » Ton faussement attendri alors qu'il déclame clairement qu'elle a une sale gueule, c'est sa deuxième main qui s'élève et vient gentiment tapoter la joue de Jesse, comme une abuelita débordant de tendresse. Sauf qu'elle est pas tendre, Selda, alors ça sonne forcément faux, quand elle lui adresse son plus beau sourire hypocrite. « Dire que j'm'étais fait belle spécialement pour toi, j'suis déçue. » Et elle noie son prétendu chagrin dans la tequila, s'humecte les lèvres pour ne rien laisser filer du breuvage tout en le dévisageant. « Mierda, Pedraza, si j'avais su que ma tronche te causerait autant de souci, j'aurais investi dans l'fond de teint. » Plus à l'aise pour parler massacre que pour mettre des mots sur les ravages qui la transpercent de part en part. Pas forcément habituée à ce qu'il lui demande non plus, toujours plus dans la déconne que dans le sentiment. Alors, ça la turlupine un peu, faut l'avouer. « Laisse moi l'temps de picoler suffisamment et p'tetre que je finirai par m'épancher sur ton épaule. » Faux, ils le savent tous les deux, que l'alcool n'est pas du genre à la faire chialer. Plutôt à la rendre incontrôlable, au moins autant que lui, tout ce à quoi elle aspire en sentant les veines s'échauffer doucement. « Dans l'fond tout ce qui me préoccupait c'était d'savoir que t'en avais un de plus que moi. » Battement de cils, première esquisse de sourire qui s'immisce sur les lèvres. « Mais j'me sens mieux, depuis ce soir. » Et c'est à peine feint, qu'elle jubile en le lui confessant : « On est d'nouveau à égalité, cariño. »
