« Mais du coup, tu m’as dit t’avais quel âge ? » « Vingt-et-un, m’sieur. » Tu renifles un coup, technique imparable pour manifester ta suspicion. La gamine ne se démonte pas, bien qu’elle ait donné sa réponse trop spontanément pour être honnête. Tu te dis qu’elle verra un peu, avec trente ans de plus dans les dents, si elle réfléchira pas à deux fois avant de réaligner son âge.
Peut-être qu’elle a vraiment vingt-et-un ans, et qu’elle fait juste jeune pour son âge, ou peut-être qu’elle te l’a fait juste à l’envers parce qu’elle voulait avoir un truc un peu dramatique à raconter à ses copines. Peut-être qu’elle a vraiment vingt-et-un ans et que t’as juste le seum parce que ta mère devait avoir à peu près le même âge quand elle est tombée sur ton père… Ou plutôt que ton père lui est tombé dessus… rentré dedans ? Peu importe, vingt-et-un ans ou pas, elle était pas prête ; c’est pour ça que les autres disent que t’es pas fini. Ou alors fini trop rapidement ; t’étais le genre de gamin trop grand, trop maigrichon, trop dégingandé qu’on savait pas si tu te voulais des manières de fille à trottoir ou juste que tu tenais pas sur tes jambes.
Parce que tu l’as foulé, le macadam, pour arrondir les fins de mois de maman. Que ce soit pour du vol à l’étalage, ou pour t’écorcher les genoux aux pieds d’un gratte-papier peu enclin à rentrer voir bobonne. Oh, tu n’avais rien de la gueule d’ange qu’on avait envie de baffer ; tu tenais davantage du gobelin mal dégrossi. Mais sûr que, du coup, ta grande goule, on avait envie de te la fermer.

« M’appelle pas m’sieur. T’as une petite amie ou un p’tit copain ? Je veux pas de drama ici, genre qu’il débarque pas un soir en mode “j’croyais tu travaillais chez KFC ?” » Ses sourcils qu’elle a redessiné un peu trop haut sur son arcade se froncent. Oups, touché. « Nan, on a cassé y’a deux jours » « Oh, c’est des choses qui arrivent »
Et pour dire qu’à toi, c’était arrivé un peu trop de fois. A peine majeur qu’on te refourgait déjà auprès de la fille de la voisine, la moins laide du coin. Elle en avait aussi peu envie que toi, et pourtant, soudés comme vous étiez dans l’esprit de sacrifice, tu as pu croire que ça allait marcher. Tu aurais dû te douter que ça n’allait pas durer lorsqu’au dîner après la cérémonie, ta tante lui fichait déjà la main sous les jupes.
Ça n’a tenu que quelques mois, le temps que ta tante se décide à embrasser la grande vie californienne, ta gueuse au bras. Et la suite n’a été qu’une répétition plus ou moins exacte de ce schéma : de temps en temps, c’est toi qui allait voir ailleurs. Avec l’une de tes épousées, vous aviez même réussi à vous tromper mutuellement avec un autre couple…
Le pire, dans tout ça, c’est de devoir réorganiser des mariages à chaque fois ; surtout pour que tante Svet revienne de Hollywood avec une nouvelle gonze. Au moins, elle n’avait pas l’air de s’essouffler. De ton côté, t’as bien vite embrassé ta carrière d’époux désillusionné, ne trouvant qu’un maigre réconfort dans les marmots auxquels vous donniez naissance (pour ceux que tu as reconnus et pas conçus hors mariage…).

« Et c’est à cause de ça que tu veux bosser ici ? » Elle te mate par en-dessous, les sourcils haussés, l’air insolent et indolent. « Vous vous foutez de moi ? C’est vous qui m’avez mis le grappin dessus ! » Tu te recules dans ton siège. Ah, elle marquait un point.
D’un autre côté, avec un revirement de carrière aussi tardif et aussi risqué, il fallait bien que tu sois au four et au moulin pour faire tourner le business. Elle aurait dû s’estimer heureuse que tu te retournes même sur elle. Ça faisait quelques années que tu avais ouvert l’Obsesja ; mais, malheureusement pour toi, les clubs aux ambiances feutrées et peu recommandables, ça grouillait pas mal dans les environs. Il fallait donc bien que tu tires ton épingle du jeu.
Tu as toujours plus ou moins bosser dans l’événementiel. Au départ, il s’agissait simplement d’une agence de communication qui mettait en relation des publicitaires et des mariages de star. Et puis, à mesure que ta vie et tes mariages partaient à volo, tu t’es tourné de plus en plus vers un business de nuit, moins reluisant mais plus fructueux, surtout si tu pouvais piocher direct dans la caisse et dans la main-d’oeuvre.

« Et hm… tu suis un régime particulier ? Une religion, un truc qui pourrait pas coller avec le job ? » « Nan eh j’crois j’suis baptisée mais genre quand j’étais toute petite, comme on aurait baptisé une chaise ! » Tu hausses les sourcils. Vraiment, ces religions monothéistes, de nos jours, ça n’est plus ce que c’était.
Tu te rappelles encore (vaguement) du jour où tu as émergé du monde des morts, ramé comme un diable les eaux te séparant du coeur de l’arbre-monde. Comment tu y avais atterri, tu ne t’en souviens plus trop ; à force de t’oublier, sans doute, ou pourfendu, une fois de plus, par un manant se prenant pour un héros mythologique. Peu importe, quelque chose s’était ouvert, une brèche, une porte, une occas’, et tu n’avais pas eu besoin de t’y reprendre à deux fois pour t’engouffrer dedans.
Et te voilà, un Babaï trempé des morts et mort depuis trop longtemps, propulsé dans un corps à la fois inconnu et étrangement familier. Pourquoi te donner une seconde chance, tu l’ignores. Peut-être même que cette chance ne t’était pas adressée et que t’as juste profité de la cohue générale pour te faire une place au soleil.

Le come-back n’a pas été des plus faciles ni des plus agréables, and yet, here you are, un demi-siècle en moins dans les rides et les dents, les clefs d’un night club en poche, dans lequel s’amoncèlent une tripotée de jeunes débraillés dont les orteils ne demandent qu’à être machouillés… si ton nouvel organisme peu légendaire te le permettait encore...
Bon, après tout, si elle s’enorgueillait d’avoir vingt-et-un ans, autant lui laisser sa chance. T’allais pas non plus ouvrir une enquête sur son âge, surtout pour un boulot qu’elle n’allait pas tenir un mois. Elle fait peut-être même pas si jeune, à la regarder de plus près, avec ses cicatrices d’acnée recouvertes de fond de teint et son tie and dye savamment décoiffé. C’est juste toi qui es obsédé par la jeunesse.
« J’peux quand même voir ta carte d’identité ? » « Oué, carrément ! »
Oh bah merde.
Elle aurait pu faire un effort sur les faux papiers…
Bah, après tout, de nos jours, les gamines ne faisaient plus leur âge, quoi.
« Tu commences demain, ça t'va ? »