La journée d'Astrid avait été longue, éreintante, épuisante, et tout autre synonyme auquel le cerveau fatigué de la jeune femme ne pouvait penser. Elle était debout depuis quatre heures et demi, comme tous les jours, et la montre à son poignet semblait la narguer, le tic-tac de la trotteuse la rapprochant inexorablement du moment où il serait trop tard pour qu’elle se couche et ait une bonne nuit de sommeil.
Well. Fuck le sommeil, eh? Au point où elle en était…

Elle avait poussé la porte du bar par désoeuvrement, son corps obéissant mécaniquement à des ordres que son cerveaux émettait sans qu'elle les écoute. Assise au comptoir, un whisky entre les doigts, son regard était perdu dans le vague, faisant rouler le verre entre ses doigts, un rythme qu’elle seule semblait entendre. Les corps autour d’elle se pressaient, elle avait reçu plus d’une éclaboussure de cocktail sur son bras dénudé et son regard restait perpétuellement plongé au fond de son verre, à observer comment, sous les reflets des néons, le liquide ambré paraissait doré quand elle faisait rouler le verre juste comme ça sur la table.

L’alcool lui brûla la gorge. Elle reposa le verre vide sur le comptoir et jeta un coup d’oeil au barman, occupé à servir un groupe d’une demi-dizaine d’hommes en costumes, cravate défaite, qui parlaient très fort et n’en étaient pas à leur premier verre du soir. Astrid se retint de lever les yeux au ciel : elle détestait ce genre de type. L’avantage, songea-t-elle en laissant son regard se promener sur les autres occupants du bar, c’était que personne n’aimait ce genre de types, et ça… ça facilitait grandement les choses pour Astrid.
Son regard croisa ceux de trois jeunes femmes au moins qui semblaient partager sa pensée, et deux d’entre elles avaient eu le même réflexe de passer des yeux clairs d’Astrid au long débardeur fluide qu’elle portait et qui, parce qu’il était coupé très bas sur les côtés et laissait de ce fait entre-apercevoir le soutien-gorge en dentelle qu’elle portait dessous, agissait comme un phare au milieu d’une mer agitée (si le phare était aux couleurs de l’arc-en-ciel, et la mer agitée une marée d’hommes hétéros). - le débardeur fluide, l’arme préférée des lesbiennes -

Une jeune et jolie barmaid se glissa derrière le bar et, juste au moment où Astrid allait se tourner pour commander un nouveau verre, la porte d’entrée du bar s’ouvrit et un petit groupe de personne pénétra dans l’établissement déjà assez bondé. A en juger par les tenues qu’ils portaient, ils sortaient probablement tous du travail. D’ailleurs, à bien regarder le reste des occupants du bar, ils étaient tous habillés comme s’ils sortaient du travail, tout particulièrement la bande de singes à l’autre bout du comptoir. S’en était presque Astrid qui détonnait, son perfecto posé sous ses fesses sur la chaise de bar, son débardeur fluide et son slim sombre associé à une paire de bottes noires. La majorité des autres femmes portaient des robes, des tailleurs, des costumes - pour le plus grand bonheur d’Astrid, qui n’avait jamais su résister à une femme en trois-pièces -. Astrid, avec sa crinière blonde lâchée sur ses épaules, son verre vide de whisky entre les mains, n’était finalement pas vraiment à sa place.

Cela ne l’empêcha pas le moins du monde d’observer le groupe, jusqu’à ce que son regard soit attiré par une silhouette qui semblait vouloir disparaître parmi les autres. Un néon illumina la chevelure brillante de la jeune femme, un autre fit scintiller ses yeux, et Astrid détourna le regard, ne voulant pas risquer de passer pour une stalkeuse.
Son nouveau verre entre les mains, elle ne cessait pour autant de jeter des coups d’oeil discret en direction de la table à laquelle la jeune femme et ses … collègues ? amis ? s’étaient installés.
En temps normal, Astrid se serait levée et aurait approché la tablée avec son déhanché habituel, avant de proposer à la jeune femme, les yeux dans les yeux, de la raccompagner chez elle - vous riez peut-être (nerveusement ?) devant l’aplomb d’Astrid, mais on ne lui avait encore jamais dit non - mais… pas cette fois. Il y avait quelque chose… d’autrement fascinant chez la jeune femme, qui donnait envie à Astrid d’échanger plus de deux mots avant de l’embarquer pour la nuit.

Son regard s’était reporté sur le verre avec lequel elle jouait de nouveau, quand elle vit du mouvement du coin de l’oeil et, une fois encore, malgré elle, ne put s’empêcher de regarder ce qu’il s’y passait. La jeune femme et l’un des hommes de la table s’étaient levés, et se dirigeaient vers le bar.
Instinctivement, Astrid fit pivoter son tabouret de bar, son corps faisant désormais face à celui de la jeune femme qui semblait venir à elle, et prit son verre à la main, observant avec attention les traits de visage qui se dessinaient plus nettement au fur et à mesure qu’elle approchait.

L’homme qui l’accompagnait s’accouda sur le bar, se penchant en avant et agitant la main pour attirer l’attention de la barmaid ou du barman. Ils passèrent commande pour leur table et Astrid, comme poussée par une main invisible, ouvrit la bouche. « J’espère que le mojito n’est pas pour vous, je n’ai entendu que des critiques négatives à son sujet. »
A peine les mots étaient-ils sortis de sa bouche que la blonde eut envie de se frapper : c’était tout ce qu’elle trouvait à dire, sérieusement ?