Elle scintille tel un phare au milieu d’une mer de béton agitée, ouvre ses portes béantes à tour de bras, dévorant sans sourciller les plus avides, les plus insensés. Du fêtard à l’âme en peine, vous, les humains, vous vous retrouvez en son sein pour trouver de belles sirènes, des chimères éphémères et que sais-je encore, de l’amusement, un peu de joie, de quoi égayer vos pathétiques petites vie. Ah. Comme c’est charmant. Mais quel drôle d’endroit pour passer une soirée en compagnie d’un autre. Bruyant, distrayant, les néons éclipsent les corps, rend toutes les rencontres plus évanescentes encore.

Difficile d’imaginer, de projeter une rencontre au milieu d’une piste de danse. Je soupire et relève ma manche pour consulter ma montre. Vingt-une heures trente. Trop tôt pour se perdre dans les entrailles écarlates d’un lieu de perdition pareil. Pas besoin d’être particulièrement malin pour se rendre compte de la supercherie. Puisqu’il s’agit bien de cela. Payer trois-cent dollars pour organiser une farce c’est un peu désespérant. Étonnant ? Pas tant que cela, vous êtes si fort pour vous illustrer lorsqu’il faut démontrer votre stupidité ! Mais qu’importe.
Ce que j’ignore, pour l’instant, c’est si quelqu’un va daigner se montrer, pour rire ou encore pour lancer bêtement : « happy fool’s day ! ». Si cela devait arriver alors j’imagine que j’esquisserai sans doute mon plus beau sourire et je m’en irai en hochant les épaules, pas même vexé. 125 pour mois, 175 pour les patrons. Et toute une soirée pour aller m’exhiber ailleurs.

Je sors mon téléphone pour consulter les informations à ma disposition. Nom, prénom, quelques informations sur des préférences éclectiques, adresse de rendez-vous et, c’est à peu près tout. Louche, mais rien de particulièrement étrange, non plus. Alors, je décide d’attendre encore, les yeux rivés sur la ruelle. À cette heure, elle ne grouille pas encore d’activité, alors je lorgne sur les quelques passants, sans réel intérêt. Vous pourriez tous vous appeler Rayan, pour moi et même si c’était le cas, ce ne serait pas très important. Vous ne dénotez jamais vraiment, à mes yeux, inférieurs et similaires, affreusement. Ce que je recherche c’est un air perdu étalé sur un visage scrutateur et lorsque je le trouverai il ne me restera plus qu’à lever mollement la main pour signaler ma présence.

"... Comment ça, un 'rendez-vous non médical' ?"

Sur le seuil, ma secrétaire et quelques collègues se tiennent debout et se bousculent même pour voir ma réaction. Si j'avais pu lire les gens, j'aurais deviné sans aucun problème qu'ils étaient tous sur le point d’éclater de rire. J'aurais aussi repéré la blague à des kilomètres.

Mais moi, non. Quand on me dit que je dois aller à 21h30 rencontrer un total inconnu pour cause d'expérience sociale, j'y crois, et j'y cours, parce que je suis déjà juste dans mon timing et que je ne suis pas certain de pouvoir y être à l'heure. C'est sans doute le problème avec moi : je ne me pose pas assez de questions, ou du moins pas les bonnes.

Je cours dans le couloir et j'enfile ma veste sans m'arrêter et consulte ma montre. Avec un peu de chance, il y a moyen que je sois pile à l'heure. Dans le taxi, je profite de l'accalmie pour consulter le dossier.

Cezar, tatoué, une photo qui a l'air d'être prise sur le vif mais qui est calculée au millimètre en réalité. Comportement à adopter : agir comme s'il s'agissait d'un véritable rendez-vous galant ... Attends deux secondes, j'ai bien lu ? Je lis et relis les lignes. Oui, j'ai bien lu. Je consulte à nouveau la montre, oui, je serais en retard de deux minutes et cela me contrarie énormément. Obnubilé par l'heure, je ne remarque même pas la date du cadran : 01/04/2019.

Il est là, dans le coin où il était prévu qu'il soit. Conforme à la photographie, air neutre, observateur dédaigneux. C'est parti pour l'expérience sociale que l'on m'a programmé alors.

Je range alors le dossier et sort du taxi qui s'est arrêté quelques mètres plus bas. Alors que j'arrive à la hauteur de Cezar, deux choses m'interpellent :

Première : le chien dans ma tête a senti quelque chose en lui. Cela m'arrive de plus en plus fréquemment, c'est diffus mais bien présent. Et malheureusement, cela suffit pour aggraver la seconde chose :

Qu'est ce que je vais bien pouvoir dire ?? Je commence déjà à stresser quand je me dis qu'il ne s'agit que d'un rôle à jouer, je n'ai pas vraiment à me dévoiler face à lui, c'est juste une expérience, rien d'autre, n'est ce pas ?

Pour une raison que j'ignore, cette idée est rassurante, je suis bien plus à l'aise si le postulat de départ est que je dois garder mon masque. Je prends alors un air détendu et fini enfin d'arpenter les trois mètres qui me séparent de mon acolyte pour la soirée. J'arbore un sourire de circonstance et tend la main.

"César, c'est ça ? Désolé, je n'étais pas sur qu'il s'agisse bien de la bonne personne" Air con sur le trottoir à être resté bloqué pendant une seconde : explication logique.

"Je suis Ray. Mais tu ne sais certainement déjà."

Je remarque alors où nous sommes et j'étouffe un gémissement de détresse que je camoufle aussitôt par mon masque de sérénité. Une boîte de nuit ? Sérieusement ? J'espère secrètement que cette expérience sociale a des fins réellement utiles quand je vois un passant passer près de moi en s'éloignant avec un magnifique poisson scotché dans son dos.

De plus en plus suspect. De plus en plus agaçant aussi. Sourcil relevé, énervé par cet aveu d'ignorance, cette insultante réalité. L'humanité qui ne sait même pas reconnaître la beauté, la perfection, qui ignore que ça ne pouvait être que moi. Oui. Ça ne pouvait être que moi. Alors que toi, vous, êtes, interchangeable.

Mes yeux daignent observer, silhouette, visage, choix des mots, vêtements. Rien ne va décidément. Je baisse la tête. Ray. Je toise, maintenant, sans même m'en cacher. Tu n'aurais certainement pas choisi cet endroit. Mes doigts qui passent sur tes épaules. Ce n'est pas le genre de fringues pour aller danser. Ou même boire jusqu'à n'en plus pouvoir.

Alors je décide que, je n'en ai clairement plus rien à faire. Parce que je n'ai pas été choisi par toi. Pour toi. Plus sûrement. Et à en juger par l'endroit, j'imagine que tes amis se sont dit que je serai le pire choix, pour toi.

Ah. La colère fait trembler ma mâchoire. Je pose mon index sur ton menton pour le relever. Viens. Je vais te faire entrer. Plus apprêté pour l'endroit, de toute évidence, que tu ne l'aurais jamais été.

Et sans plus attendre, ou demander, je me dirige vers le club, bien décidé à prendre du bon temps. Sans toi visiblement. Mais ce sera tout aussi amusant de te voir te déliter et abdiquer le premier.

Tu remercieras tes amis.