J'avais enfin pu reprendre le travail. Après plusieurs semaines passées à tourner en rond chez moi, j'avais pu reprendre le chemin de la scierie. Mais aujourd'hui, j'y étais allé avec une toute autre intention que simplement mon boulot. Aujourd'hui, j'y été allé pour le centre. J'avais repéré un beau sapin que j'avais abattu en quelques coups de hache avant de le charger dans le camion que j'avais loué. Puis je taillai rapidement une souche pour qu'elle puisse servir de support. Je n'avais plus qu'à tout ramener au centre pour qu'on commence les préparatifs.

En arrivant, et après avoir galéré comme un débile à faire passer la porte à ce foutu arbre, je le redressai et lançai fièrement, à l'attention de tous les bénévoles présents à cette heure-ci.

Bon ? Il serait p'tet temps de se mettre sérieusement au travail ? Qui m'aide à monter le sapin ?!

Plusieurs exclamations de surprise et de joie s'élevèrent, ainsi que des remerciements pour le cadeau que je faisais ainsi au centre. Nous posâmes la souche dans un coin de la pièce. Je soulevai le sapin et l'y plantai, crachant les aiguilles que j'avais reçues dans la bouche et dégageant celles que j'avais dans les cheveux. Lucy, une des plus jeunes bénévoles, apporta le carton avec les décorations que le centre avait récolté au cours de son existence et nous commençâmes à préparer le sapin. Chacun s'y mit à son tour, déposant une boule, une guirlande ou autres éléments ayant sa place sur un sapin. J'y déposai un petit Yulebock que j'avais préparé la semaine dernière et aidai à tenir l'échelle pour que le Père Emmanuel puisse installer l'étoile au sommet.

Parfait ! conclut-t-il satisfait. Mais il en reste encore à faire ! Si on s'y met tous, on pourra avoir fini en même temps que le vin chaud.

Cette motivation nous ragaillardit tous et nous nous remîmes au travail. J'attrapai une guirlande électrique et allai l'installer sur le fronton du centre avant de la brancher pour vérifier qu'elle fonctionnait bien. En rentrant, frissonnant à cause du vent extérieur (et de mon oubli de mon manteau à l'intérieur), je fus surpris d'entendre plusieurs personnes chanter. Lucy, notamment, nous faisait sa propre version de Jenny of Oldstones. Sa voix portait à merveille et l'acoustique du bâtiment lui donnait un corps formidable. Une fois qu'elle eut terminé, nous l'applaudîmes tous. Cependant, je ne pus me retenir.

C'est superbe ! Mais vachement triste aussi.

Et, à mon tour, je me mis à entonner l'air d'un chant de Noël qu'un ami m'avait appris il y a bien longtemps.

Aux Noëls d'antan:

Notre chorale s'arrêta avec la dernière note, sous les applaudissements une nouvelle fois des autres bénévoles, et nous nous remîmes au travail. Une fois les dernières décorations installées, le prêtre nous invita à venir goûter le vin chaud qui avait été préparé. J'en pris un verre et en bus aussitôt une gorgée. S'il était pour sûr chaud, je le trouvai absolument immonde. Pourtant, je n'en dis rien, me contentant de sourire afin de ne vexer personne et me forçant de le finir. Je n'aurais qu'à ne pas en reprendre. La porte d'entrée s'ouvrit et j'aperçus Preeti, la jeune femme que j'avais rencontré au Silver Arrow pénétrer dans la pièce. J'allais l'accueillir, curieux de constater sa présence ici et, d'un ton surpris, je déclarai.

Que vois-je, que vois-je ? Miss Sita c'est bien ça ? On s'est rencontré l'autre soir, au Siver Arrow. Qu'est-ce qui vous amène ici ?

Je souris face à sa première remarque. On pouvait effectivement dire qu'elle avait tenté de se dissimuler au regard des autres. Cependant, j'avais l'oeil, et le nez je devais le dire. Et puis, je n'avais pas vu d'autres personnes d'origine indienne dans Arcadia. Peut-être ne fréquentais-je tout simplement pas leur quartier. Néanmoins, ce simple fait me suffisait à la reconnaître.

Je mettrai ça sur votre charme naturel. Il sait transpercer ces couches de vêtements. Et excusez pour le vouvoiement, mais c'est une vieille habitude de l'armée qui a beaucoup de mal à disparaître.

Elle manqua de glisser sur la plaque de verglas à l'entrée. Je voulus la rattraper mais elle parvint à rester debout, tout en se plaignant de la météo. Je souris et répliquai.

Ah ! On ne connait pas le froid avant d'avoir passé une nuit au Svalbard ! Ou dans les Féroé. Ici c'est plutôt doux pour la saison.

Je fanfaronnai, mais je devais avouer qu'avec le Gulf Stream qui redescendait de mer d'Islande, il amenait avec lui un air froid et un vent qui pouvait vous geler sur place.

Preeti déposa un plat sur la table, rempli de petits biscuits sablés et de petits desserts que je ne connaissais pas du tout, qu'elle présenta comme délicieux et qu'on pouvait manger à loisir. Je la remerciai d'un geste de la tête pour ce cadeau. Ce n'était pas grand-chose, mais si ça pouvait amener quelques sourires de plus, alors c'était déjà très bien. Je m'apprêtai à en prendre un lorsque Lucy passa et lança, d'un ton moqueur.

Je doute qu'il y en ai assez pour Hadrien. Il serait capable de tout dévorer en moins de deux minutes
Juste pour t'embêter, je serai capable de le faire. lui répliquai-je avec une grimace.

Je me penchai sur la table et en pris un que j'engloutis d'un geste. Il était clairement meilleur que le vin chaud qu'on nous servait. Une nouvelle fois, je remerciai Preeti pour ce geste, tout en lui demandant.

En attendant, peut-on savoir ce qui vous amène ici ma chère ? Si c'est l'altruisme pur, alors dans ce cas, je pense que nous pourrions tous vous remercier.

Mon compliment avait eu l'effet escompté et l'avait perturbé. Elle changea directement de sujet en me demandant si j'étais islandais. On rigolait souvent en disant que tous les asiatiques se ressemblaient, mais il fallait prendre en compte que pour eux, nous nous ressemblions tous également. Et même entre nous en fait. Allez faire la différence entre un Finlandais, un Norvégien et un Suédois vous. Mis à part la langue (et encore faudrait-il que vous la parliez), il n'y a rien qui vous permettrait de le dire.

Non. J'suis Danois, de Copenhague pour être exact. Comme le tiers des Danois en fait.

Elle m'expliqua ensuite les raisons de sa venue. Vouloir aider était une bonne chose, une excellente chose. A part ici, je ne rencontrais que peu de personnes qui se mettaient volontairement au service des autres (si on exceptait la toubib de l'autre fois). En voir une de plus était rassurant.

Elle me demanda un coup de main pour l'aider à décharger le reste. J'eus un haussement de sourcil de surprise, mais acceptai aussitôt avec un grand sourire. Même si ce n'était qu'occasionnel, nous n'allions pas cracher sur un peu d'aide ou un don quelconque. Je me rendis jusqu'à la porte, enjambai la plaque de verglas et empilai les plats les uns sur les autres pour pouvoir tout rentrer d'un coup. D'un ton enjoué, je lançai.

Vous nous avez fait un festin ?! Faut pas non plus vous ruiner vous savez.

On allait avoir de quoi tenir pour un moment et, encore une fois, on allait pas s'en plaindre. Je continuai, repassant au-dessus de la plaque à l'entrée.

Vous savez, on a toujours besoin d'aide ici. Donc si vous voulez venir nous aider plus régulièrement, faut pas hésiter. Et puis, les gens d'ici sont sympas. Ils arrivent même à me supporter. Pas vrai ?

Une vague d'approbation générale traversa l'assemblée à ma remarque, réagissant avec humour à mes propos.

Je vous rassure, j'ai fui la ville pour l'aventure dès que j'ai pu. Et puis, même aujourd'hui je n'échappe pas à ma nature profonde. La scierie est assez éloignée des tours de bétons et d'acier.

Nous transportâmes tous les plats jusqu'à la cuisine. Preeti m'assura que cela ne la dérangeait surtout pas d'investir son temps ni son argent dans ce genre d'activités. Et elle voulait s'engager encore plus ! J'avais déniché là une vraie patte. C'était toujours un soulagement que de voir d'autres personnes faire preuve de solidarité et d'altruisme en ces périodes sombres. En arrivant dans la cuisine, j'entendis Lucy me lancer.

Au fait Had' ! T'as encore laissé traîner ta hache. Evite s'il te plait, j'voudrais pas qu'on se blesse dessus.

Je m'en excusai et, alors que personne ne regardait, me contentait de l'attirer à moi en tendant simplement la main. Je la rangeai ensuite à ma ceinture et retournai ranger les plats. En rejoignant Preeti, je déclarai.

Ces petits coins de paradis, je ferai tout pour les protéger. C'est pas courant de voir un lieu où l'entraide est le maître mot de nos jours. Je me tus un instant, réalisant la gravité dans ma voix, et repris avec un ton plus chaleureux. Désolé. Je ne voulais pas vous effrayer mais... on a déjà eu quelques petits soucis de sécurité ici et c'est moi qui la gère. Je préfère donc prévenir.

Par réflexe, ma main passa sur la lame de la hache à ma ceinture. C'était assez stupide, mais j'avais besoin de sentir sa présence à mes côtés pour me sentir bien. Sans doute des restes du dieu en moi qui remontaient de temps en temps.

Mjöllnir me rappela par ses propres moyens que j'oubliais quelque chose et que, malgré les âges, il n'en restait pas moins l'une des armes les plus puissantes du panthéon scandinave. Lorsque j'avais passé ma main sur la lame, la pointe supérieure avait réussi à tracer une toute petite entaille dans mon doigt, y laissant perler une gouttelette de sang. Je jurai à voix basse avant de prendre l'étui qui servait à recouvrir le métal et le replaçai sur l'acier. En rangeant l'arme, je répondis à la jeune femme.

Techniquement si. Je sortis une carte de mon portefeuille montrant mon statut de bûcheron. Avec ça, j'ai le droit de transporter cet outil avec moi. Et puis, on est aux Etats-Unis ici. Vu le nombre de flingues qui se baladent dans les rues, je pense qu'ils ne me feraient pas chier pour mon matériel de travail.

Ou du moins je l'espérai. Généralement, je laissai Mjöllnir dans un sac pour éviter d'attirer l'attention et d'avoir des ennuis. Mais là, j'avais oublié de le ranger après avoir taillé le sapin.

Pour ce qui est de la sécurité, il arrive que quelques types bourrés en viennent à se chamailler, voire se battre dans le local. Dans ces cas là, je les vire et j'appelle les flics. On a eu qu'une seule fois un type qui est venu dans l'idée d'agresser quelqu'un. Je l'ai séché mais il a eu le temps de me flanquer trois coups de couteaux.

Je relevai un peu mon haut pour exhiber deux des trois cicatrices que je portais depuis cette nuit-là. "Un vrai coq qui se sentait obligé de pavaner" lança une autre bénévole depuis l'autre côté de la cuisine. Je ne répliquai que par une autre vanne et reportai mon attention à nouveau vers notre nouvelle venue.

En ce qui concerne le fait de devenir bénévole, faut voir avec le curé. C'est lui qui gère l'endroit donc il pourra te donner les informations nécessaires et les deux trois papiers qu'il y a à remplir. Rien d'insurmontable je te rassure.

Juste de quoi être dans la plus belle des légalités, et éviter ainsi le moindre problème juridique, si tant est qu'on puisse en avoir en bossant ici.