Lorsqu’elle ferme la porte derrière elle, Jules laisse échapper un soupir de soulagement. Ces temps-ci, le bureau faisait office de maison pour elle, quand bien même elle louait son propre appartement. Bien trop petit et trop encombré, il l’attendait tous les soirs mais rares étaient les fois où il pouvait la voir pointer le bout de son nez. En réalité, Jules essayait d’être le moins possible seule avec ses pensées ; le message de son ancien partenaire continuait de la hanter. Parfois, elle se surprenait à le réécouter en boucle, juste pour être certaine d’avoir bien entendu la principale information. Luke était dehors, en liberté. Jamais elle n’aurait pensé que cela soit possible compte tenu des preuves accumulées dans le dossier à l’encontre de l’homme mais il avait réussi à être libre et en profiter pour s’échapper. Si elle avait pu imaginer une telle possibilité, sans doute qu’elle aurait prit plus de dispositions pour être introuvable ; changer totalement de nom, quitter le territoire, bénéficier du programme de protection des témoins… Mais après tout, elle n’avait même pas fait le chemin jusqu’au tribunal pour témoigner et c’était peut-être là son erreur fatale, c’est ce qui avait tout enrayé.

Mais l’idée de retourner à New York, de se retrouver confrontée à Luke était une pensée qui la rendait malade. Malade à en crever, comme si son coeur allait exploser.

La détective vint accrocher sa veste et son écharpe au fidèle porte manteau qui se trouvait près de l’entrée. Les affaires de Jan étaient également là, témoignant de sa présence dans le bureau. Pas de clients à l’horizon ; parfois, ils arrivaient à des horaires incongrues pour ne pas être vus en train de rôder autour du cabinet mais il était suffisamment tardive pour qu’elle puisse en déduire que plus personne ne viendrait réclamer leur aide.

« Angie ? » lance-t-elle, sans certitude.

Peut-être s’était-il endormi sur son bureau, ça ne serait pas la première fois que ça arrive, ni pour l’un ni pour l’autre. Envoyant balader ses chaussures comme s’il s’agissait d’une colocation de fortune, Jules fit quelques pas jusqu’au coin cuisine où elle va faire l’inventaire de ce qui leur reste.

« A ce qu’il paraît, les gens dînent à cette heure-ci. »

Le régime alimentaire de Jan excluait les légumes, chose que Jules n’appréciait que peu mais elle devrait s’en contenter. Elle sortit du frais deux steaks et s’empare d’un paquet de pâtes égarées dans les placard. L’odeur de la viande en train de cuir ferait son travail en temps et en heure pour son collègue. De toute façon, elle devait lui parler, sans être sûre de savoir exactement comme lancer la question. La détective allume les plaques, jette la viande sur un poêle déjà chaud puis verse de l’eau dans une casserole, l’esprit occupé par ses questionnements et les mains travaillant par automatisme.  

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”Les gens font bien ce qu'ils veulent” grogna l'homme depuis son bureau à lui.
Un classeur était ouvert et plusieurs feuilles volaient dans un chaos plus q'artistique, pour ne pas dire scientifique. Pour un peu, ces mêmes feuilles formeraient presque une représentation de trou noir dévorant l'univers plus vrai que nature.
Jan avait besoin de ce chaos pour réfléchir, se concentrer. Etait-ce en rapport avec sa nature de monstre? Il ne savait pas, s'en foutait. Pour le moment. Il dérangeait en un cataclysme désorganisé pour mieux trouver dedans ce qui lui manquait, les informations nécessaires, les papiers dont il avait besoin. Ensuite, l'ancien avocat s'appliquait à tout ranger à nouveau et plus aucune trace d'apocalypse ne devenait visible dans son bureau ou sa propre mise.

Quelques demies secondes passèrent comme autant de battements de coeur irréguliers. L'homme leva la tête, et si ses yeux accrochèrent le plafond mais Jan ne prenait pas conscience de ce qu'il voyait. Lady Silence avait eu une expression pour cela, lorsque ses réflexions à lui étaient trop profondes, trop lointaines...


”Tu as encore ton regard de chevalier qui cherche le Graal...”
“-Ah oui?”
“-Dis-moi, Jan, que feras-tu quand tu l'auras trouvé, ce Graal qui n'existe pas?”
“-Je prendrais peut-être le temps de t'aimer.”


Contes et légendes, rien de plus, mais ces histoires là Lady Silence les adorait tant...
Jan avait mal au coeur de les relire parfois, il le faisait quand même, il le faisait pour elle. Ses pensées déviaient de l'affaire en cours pour le souvenir d'une morte, signe qu'il était tard, que la nuit tombait, métaphore ou non.
Chaque feuille fut de nouveau rangée à sa place dans le classeur, le chaos reprendrait demain, et ce même classeur retrouva l'une des étagères de la bibliothèque d'où rien ne dépassait.
L'homme se releva, refit correctement ses lacets en un noeud strict, puis sortit de cette pièce n'appartenant qu'à lui.
Une ombre sur le sol de la cuisine. Une ombre rattaché à un corps qui bougeait, s'agitait, et une odeur de viande en pleine cuisson. L'homme s'approcha.

”Tu devrais être chez toi”, grogna-t-il dans une voix sans chaleur.
Parce que Jan était ainsi, brusque, étranger, sauvage non pas comme un rustre mais comme un animal. Il ne disait rien mais avait bien remarqué le petit manège de Jules, celui de ne plus jamais ou presque revenir dans son propre foyer.
D'une main, l'homme attrapa le paquet de cigarettes dans la poche de sa veste et s'en sortit une qu'il se glissa entre les lèvres. Il y avait un briquet, ici quelque part mais Jan préféra gagner du temps, utilisant l'allume-gaz.
Douce nicotine, sainte nicotine...

”T'as fait une connerie, eu un accident de voiture?” Demander comment ça allait? Une perte de temps, Jan préférait les causes au sentiments. ”Hm...ou alors t'as tué quelqu'un?” Parce que la subtilité aussi, c'était une perte de temps...

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Lorsqu’elle vit les bulles remonter dans la casserole et faire frémir l’eau, Jules eut une soudaine réminiscence des doigts de Luke parcourant sa peau et lui offrant à peu de choses près le même effet, la chair de poule et les frissons qui allaient avec. Comme il était étrange d’être encore hantée par le visage de cet homme qu’elle pensait connaître par coeur… La jeune femme fit s’écouler une bonne poignée de pâtes crues qui viennent couper l’élan des bulles. La viande rosit, son fumet venant embaumer le bureau. Jules ne s’était pas embarrassée des grandes lumières, préférant la chaleur plus intime des petites lampes posées ça et là dans l’appartement.

Jan fit irruption après un temps qui paru exceptionnellement long. Elle ne lui accorde pas un regard mais elle le sent approcher, l’odeur du tabac encore frais qui vient se mêler à celle de la viande. Jan faisait toujours bonne figure mais elle savait reconnaître un bordel quand elle en voyait un et son associé était très certainement le plus grand qu’elle ai jamais rencontré. Ses habitudes d’être aussi présentable lui paraissaient une lubie incompréhensible, elle-même ayant pour uniforme d’investigation un jean qui avait bien trop servi et un t-shirt qui ne lui appartenait pas et qui aurait pu être tiré d’une boîte à objets trouvés. Celui qu’elle portait scandait en grandes lettres pourpres sur fond blanc “BACK FROM L.A“, slogan qui sortait tout droit d’un groupe événementiel qui organisait des road-trips sans intérêt jusqu’à la côte ouest.

La présence de la jeune femme ne semble pas réjouir l’homme dont la tignasse rousse semble à peine remise en ordre. Alors qu’elle retourne les deux pavés sur la plaque, elle rétorque :

« Personne ne m’attend. »

Ils étaient, l’un comme l’autre, esclaves de leur solitude. Ils n’avaient pas de vie de famille à laquelle se raccrocher en dernier recours, quelque chose qui les sortie de leurs tourmentes et infinies réflexions. Sans plus de délicatesse, l’ancien avocat reprend son interrogatoire et elle cru reconnaître dans son ton une pointe de lassitude. Un sourire en coin naît sur les lèvres de la détective :

« Mes bacchanales hebdomadaires. »

C’est ainsi qu’elle justifiait à peu près tout, ses retards et ses absences, ses insomnies et les appels manqués. Laissant les pâtes reposer dans leur bain et la viande rejeter son jus, elle vient croiser les bras et se caler contre le comptoir, levant finalement les yeux sur Jan.

« Pas d’agent du FBI venu frapper à la porte ? »

Elle préférait tâter le terrain, au cas où un agent aurait eu moins de délicatesse que son ancien partenaire.  

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Tout en Jan évoquait un calme étrange, à la limite de l'invisible, entre les ombres et ailleurs. Des choses se lisaient en lui, d'autres non. Il portait toujours cet air digne, sérieux, comme à la frontière d'autres sentiments plus profond qu'il ressentait mais ne voulait montrer.
Il fuma, quand bien même la nicotine ne lui apportait rien d'autre que le souvenir d'une femme mais c'était cela que Jan désirait.

”Et alors?” Toujours ce même ton brusque, aussi sévère qu'une morsure.
Pour le Lion, la solitude n'était pas une excuse et il oubliait combien les coeurs humains pouvaient battre différemment que le sien.
Par la fenêtre, la nuit commençait à rentrer un peu mais Jan n'avait jamais souffert des ténèbres.

A la pointe d'humour de Jules, l'homme ne répondit rien, pencha à peine la tête. Parfois, ses réactions étaient celles de statues, par trop étranges à lire pour des yeux étrangers. Face à lui, la jeune femme portait son chagrin en traîne et Jan e demanda s'il n'avait pas laissé passer une date quelconque dans son petit calendrier mental.
Des anniversaires pour se souvenir, son deuil à lui tout autant que son deuil à elle...
Rien ne lui vint en mémoire pourtant, et Jan comprit qu'il y avait autre chose.
La cigarette était au bout de ses doigts à présent, dans un geste presque trop délicat. Jan bien sûr, lui, il s'en foutait...

”Personne, non.” Et ses yeux ne quittaient pas Jules, implacables.
Le FBI, c'était mauvais. Des enquêtes fédérales, au delà des frontières d'Etat, des guerres de territoires et des guerres d'ego, pas le genre de programmes dont Jan rêvait pour les jours à venir.
Il y avait autre chose aussi : aucun de leurs dossiers ne possédait des ramifications assez profondes pour chatouiller les poils de nez des agences gouvernementales.

”J'croyais qu'on ramenait pas le affaires personnelles au bureau?” Plutôt qu'un reproche, Jan signalait à Jules qu'elle avait ouvert une porte désormais, comme les vannes d'un barrage, et qu'elle ne pouvait espérer la refermer sans que quelque chose ne s'en échappe.
Il ouvrit le frigo, en sortit deux bières. Pas aussi sophistiqué qe du vin mais cela ferait l'affaire...
Placide, Jan attendait de savoir s'il devrait dormir sur le canapé de son bureau cette nuit ou bien rentrer dans l'appartement où personne ne l'attendait lui aussi.
Pas même un fantôme, et peut-être était-ce cela le plus triste...

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Bien que son associé soit loin d’être ce qu’on pouvait qualifier de chaleureux, c’était ce comportement un peu brusque qui plaisait à Jules. Elle avait horreur qu’on la prenne pour une enfant et qu’on prenne des détours pour s’adresser à elle ; Jan ne prenait jamais de gants et si la vie les avait flanqués sur le chemin l’un de l’autre, c’est probablement pour une bonne raison. Avec lui, tout avait une signification différente, un regard intéressant. Plus d’une fois, il avait fait part de son avis sur des affaires qui avaient éclairé la lanterne de Jules là où elle s’était retrouvée bloquée et à cours d’idée. Sans lui admettre et sans doute ne lui admettrait jamais, elle l’admirait vraiment.

Il grillait son cylindre du bout des doigts, d’une manière étrange et unique qui lui correspondait bien. Jules avait fini par s’habituer à la quasi absence d’expression sur son visage, un peu comme on s’habitue à une odeur étrangère à force de vivre avec elle en permanence.

Jules comptait les minutes sur l’horloge, une vieille horloge accrochée au mur et dont les aiguilles faisait un bruit suffisant pour gêner la détective lorsqu’elle dormait, son ouïe étant particulièrement sensible et son sommeil particulièrement léger. Sans laisser transparaître le moindre signe d’inquiétude, ce qui était un véritable parcours du combattant, le visage de Luke étant suffisant pour provoquer l’équivalent d’un électrochoc dans son corps, la jeune femme du faire tous les efforts du monde pour finalement affronter le regard perçant de Jan.

On ne la faisait pas, à lui. Il avait vécu, il avait analysé bien des gens et des personnalités. Si Jules pouvait se vanter d’en avoir fait une carrière, elle ne parlait que d’apprentissage alors qu’il pouvait s’exprimer d’expérience malgré seulement quatre ans d’écart entre les deux énergumènes. En fin de compte, elle se décide à cracher le morceau, refusant de tourner autour du pot. Premièrement, car elle détestait ça. Deuxièmement, car ils n’était pas question de perdre leur temps respectif et qu’il n’était pas assez stupide pour se contenter d’un “j’ai pas envie d’en parler“.

De toute façon, elle lui devait ces explications. Ravalant ses appréhensions, la brune finit par parler, sur un ton qui se voulait neutre mais duquel elle ne parvenait pas à effacer une pointe d’anxiété :

« Il n’est pas mort. »

Ces simples petits mots vinrent la frapper plus qu’elle n’aurait imaginé car elle l’avait considéré comme tel si longtemps qu’il était étrange d’admettre cette résurrection soudaine. Inutile de préciser de qui elle parlait, il était assez grand pour faire la connexion seul. Pour ne pas laisser sa révélation dans le vide, elle reprend :

« Quantico m’a contactée ce matin pour me dire qu’il avait foutu le camp de la prison fédérale. »

Sans baisser les yeux, elle continuait d’affronter le regard de son associé. Une détention provisoire de trois ans mise à terme par un simple procès et surtout, une libération à cause de l’absence de Jules au procès. Elle ne l’oubliait pas.

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Là où d'autres ténèbres attendaient, aucune réponse n'était possible. A nouveau, Jan écouta la jeune femme qui pour un instant ne fut plus son amie, mais une inconnue étrange. Le lion en lui ricana un peu : tromperies, illusions, n'était-ce pas là le propre des dieux?
Le fardeau de Jules était celui d'une humaine pourtant, la différence était délicate mais là, bel et bien là.
Et moi je suis las, songea l'homme, cigarette aux lèvres à nouveau. Les morts, jamais ceux que l'on voulait, quoi que l'on dise, quoi que l'on fasse.
Le silence s'éternisa un peu, puis l'homme aussi les épaules avant de décapsuler chacune des deux bouteilles.
Un deuil était une chose étrange, pouvant se vivre de bien des façons. La mort, cette saloperie, existait de chair et de sang tout autant qu'en métaphores pour quiconque possédait une conscience. Jules n'avait volé la douleur de personne, cherchant au mieux à survivre à la sienne tout en jouant avec la vérité.
Ce genre de choses arrivait...

La grande silhouette de l'homme se détourna un peu, sans doutes réfléchissait-il à trop de choses en même temps? Il aurait pu parler, ne le fit pas. Cela était dans sa nature aussi, le silence et il y avait de la douleur à cela. Une autre femme en était morte après tout...
Un tic-tac d'horloge, des odeurs de cuisine, la bière qu'ils n'avaient pas bu encore. Ils ne trinqueraient pas, pas ce soir...
A quoi devaient-ils s'attendre, tous deux?
Un homme, un fou furieux venu chercher vengeance?
Le fantôme d'un passé qui n'était pas celui de Jan? Parfois, des choses nous rattrapaient, parfois ces mêmes choses ne nous appartenaient pas, étaient celles des autres, nous bouffaient quand même. Il aurait pu être humain, poser sa main sur l'épaule de Jules, la réconforter un peu, même maladroitement, surtout maladroitement...
Rien.
Et sur la vitre de la fenêtre, rien ne se dessina, ni poème ni visage. Les fantômes n'étaient nulle part ici, les morts étaient loin et les vivants bien plus encore.

”C'est pas le genre de ville où il peut venir impunément, Jules. Ici, chaque action est un caillou jeté dans une mare, tout le monde peut en sentir les moindre réverbération..”

Toujours la même voix grave, comme un ronronnement étrange.
Toujours ce silence qu'il portait jusqu'à ses mots et ses yeux étaient ceux d'un fauve tout autant que d'un chasseur. A Arcadia, beaucoup ignoraient qu'ils venaient ici simplement pour y mourir et peut-être Jules aurait-elle un véritable travail de deuil à faire avant la fin du mois.

”Ne te terrifie pas pour des “peut-être”, les choses sont ou ne sont pas.”

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Ce serait mentir que d’imaginer Jules ne pas appréhender la révélation. Un peu de l’empathie que lui portait Jan venait de leur deuil commun, celui d’un être cher avec qui ils avaient partagé leur vie pendant un temps. La seule différence, c’est que la fiancée de Jan était une vie innocente, tandis que Luke était un assassin et qu’il méritait sans doute un tel sort. Lorsque la profileuse avait réalisé la trahison de son aimé elle aurait pu d’instinct lui sauter à la gorge et lui ôter la vie elle-même. Cette sombre pensée lui faisait remettre en question tout ce qu’elle avait construit et même son allégeance au FBI, si bien qu’elle en avait démissionné peu de temps après. Pourtant c’était le propre de la nature humaine et Jules agissait comme si elle était exemptée alors qu’elle l’avait étudié sous toute les coutures.

Le ton qu’avait employé son associé était froid mais elle pouvait décrypter un peu ses intentions. Jules sentait qu’il voulait la rassurer tout de même, il ne fit aucun commentaire sur son mensonge mais essaye de la faire relativiser. La viande arrive à son point, les pâtes se soulèvent en harmonie les bulles : le repas est prêt mais les estomacs sont sans envie. Vidant l’eau des pâtes, Jules tente d’occuper ses mains du mieux possible tout en cherchant une façon de se justifier :

« Son procès a eu lieu il y a un mois. J’ai été convoquée pour témoigner. »

La lettre était arrivée chez elle, mais elle l’avait jetée sans même la lire avec attention. Jan avait l’habitude de ces mises en scènes où celui qui parlait le mieux remportait les lauriers. Elle avait omit de lui mentionner sa convocation. Tant pis : elle n’avait plus qu’à assumer, désormais.

« Je n’y suis pas allée. Son avocat a réussi à plaider la présomption d’innocence. Il ne s’est jamais présenté au commissariat après sa remise en liberté. »

Ça ne voulait pas dire qu’il avait mit les voiles pour le Maine mais c’était hautement probable, son ex petite amie étant désormais la seule à pouvoir l’innocenter en mentant à la barre.

« Je ne sais pas s’il va venir, Angie. Le FBI le croit, en tout cas. Ils vont venir squatter les plates-bandes de la police. Des journalistes, peut être. »

Ils allaient fourrer le nez dans les affaires du cabinet mais également dans les mafias d’Arcadia. Une pierre, deux coups...  

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Un léger ricanement s'échappa, comme un grondement dans la gorge du détective. Présomption d'innocence, hein? Lui-même ancien avocat savait toutes les manoeuvres que cela impliquait et certaines choses avaient dans le monde une signification que le tribunalleur faisait perdre aussitôt. L'innocence en faisait partie...

Il ne rajouta pas de commentaires, parler inutilement l'exaspérait.
Jules avait choisit ses actions, en payait les conséquences aujourd'hui alors inutile d'en rajouter. Lui-même pouvait payer un prix qui ne le regardait en rien, mais hurler et s'énerver ne changerait pas les choses.
Un instant, il n'y eut plus que le bruit des assiettes et des couverts, rien de plus, tandis que Jan mettait la table. Le FBI désirait-il véritablement mettre les pieds par ici ou bien voulait-il-il simplement utiliser Jules comme appât?
Jan essaya de garder les idées claires, de penser à tout cela de la manière la plus froide possible. Sa manière de réfléchir n'était pas celle des autres pourtant, et il y avait des dangers à cela.
Au fond, ni l'homme ni le lion n'avaient de conseils à apporter à part peut-être pour les agents celui de se faire mettre bien profond.
Si cet homme, ce meurtrier venait jusqu'ici (et il viendrait certainement), il attendrait avant, ne foncerait pas tête baissée dans un piège aussi grossier. On plantait des panneaux lumineux pour lui jusque Arcadia avec des tapis en pétales de roses et Jules jouait pour les fédéraux le rôle de l'appât idéal. N'importe qui reniflerait le piège, du moins songeait Jan.
Parfois cependant, les gens étaient moins intelligents qu'on l'imaginait. Lui-même avait pu tester cela lors d'audiences...

”Evite de te faire suivre par les journalistes quand tu bosses sur des affaires”, finit par dire l'homme.” Nos clients veulent que les choses restent privees, leurs infos aussi et les Feds n'auront aucun mandat pour tout ça. “
Jules savait tout cela bien sûr, mais certains de leurs dossiers étaient plus sensibles que d'autres. Ne manquerait plus qu'un journaleux ou deux s'y intéresse pour noircir quelques lignes en plus dans son journal....

”Si cela empiète trop sur ton espace personnel, fédéraux, presse, tout ça... Je ferai engager des poursuites contre eux. Qu'ils se démerdent avec leurs enquêtes, on fait déjà un peu trop le boulot à leur place...”

 

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Un coup d’oeil derrière Jan permet d’entrevoir la porte du bureau de la jeune femme. Sur le bureau se trouvait de nombreuses coupures de journaux, ceux liés à l’affaire de Luke mêlées aux papiers sur ses enquêtes privées. Les plantes en pot sur les étagères faisaient tomber avec grâce leurs cascades végétales sur la collection de bibelots en bataille qu’elle exposait. Il n’y avait rien de personnel là-dedans, pas un auteur en particulier, pas une photo de son passé, un peu comme si elle faisait partie du décor de la pièce. Considérant d’un oeil inquiet le demi-visage de Luke qui apparaissait sur l’un des journaux plantés en bordure de l’épais bureau en bois massif, Jules reporte son attention sur Jan dont l’esprit semblait cogiter à toute allure. Evidemment, il fallait penser à la réputation du cabinet en premier lieu et se faire suivre par une horde de journalistes d’investigations attendant le faux pas de Luke ou même le faux pas de Jules (certains même devaient déjà avoir dans un coin de leur ordinateur un papier déjà prêt sur les retrouvailles du “couple“). La brune fronce les sourcils alors que prise d’une soudaine pulsion, elle offre son propre steak sur l’assiette de son associé avant de sortir un bol dans lequel elle mélangeait les pâtes à de la sauce pour mac & cheese, une habitude à elle qui lui collait à la peau quand tout semblait aller contre elle. Une petite tradition qu’elle avait commencé avec sa mère, une fois que son père était parti plusieurs jours d’affilés.

Une tradition que Luke avait reprise avec elle. Mauvaise journée ? Mac & cheese dans le canapé ? Elle pouvait presque entendre sa voix le lui proposer à l’oreille.

« Je sais faire mon boulot », rétorque-t-elle sans être sur la défensive, ni méchanceté. « Et surtout, je sais faire le leur. »

Comme l’avait souligné Jan, les clients avaient tendance à se tourner vers les private eyes lorsqu’ils avaient épuisé leurs options avec les forces de l’ordre. Nombreux étaient ceux qui faisaient plus confiance à des fouineurs comme Angie et elle plutôt qu’aux uniformes. Jules secoue la tête, laissant la fourchette dans le bol avant même d’avoir piqué une bouchée :

« Je ne suis pas inquiète pour les fédéraux. Mon ancien partenaire va demandé à être transféré sur Arcadia, je lui fais confiance pour gérer les opérations. » Une pause. « En revanche, je ne sais pas quelle sera la réaction de Luke. Je ne l’ai pas vu depuis l’enquête. » Elle parlait au futur avec conviction car elle pouvait déjà sentir la lourde présence de son ex-petit ami sur la ville. Elle attendait juste qu’on retrouve le premier noyé d’une longue série. « Je sais que tu peux t’occuper de toi, mais on est jamais trop prudent. » Si Jules se terrait trop longtemps, Luke essayerait de l’atteindre autrement.

« Au fait. » La brune va jusqu’à son sac à dos qui traînait près de l’entrée et en sortit une épaisse enveloppe kraft, dénuée d’informations à première vue, sauf si on se concentrait sur le coin externe où on voyait une trace de gras. Roméo avait du mettre l’enveloppe dans son panier de livraison. « On a une nouvelle fournée de photos. » Elle savait que le lot serait sûrement explicite mais surtout en vrac parmi toute les affaires que Jan et elle se partageaient.  

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Chacun des steaks fut dévoré. Il n'y eut ni mouvement en trop, ni éclaboussure, simplement le mouvement naturel de la fourchette et du couteau et rien de plus. Pas de bruit spécifique, pas de grognement ou de posture soudain animale, mais un repas que jan prenait, que le lion appréciait avec une douceur quasi-féline. Patte de velours...
Il se voyait peu en lui, ce fauve, alors que l'ex-avocat semblait tout en silence, tout en retenue. Il se voyait peu en lui, et ce qui se devinait était étrange, autre. La paix entre Jan et le lion était celle de deux rois pour un même trône, un trône sans empire, sans royaume. Il songeait à cela parfois quand les bois l'appelaient, qu'il se glissait entre les arbres d'un pas tranquille, parfois accompagné d'un ami (il en avait, le lion en avait aussi), parfois non.
Des combats déjà passés, déjà menés.
Devant lui, Jules ne mangeait pas, des fantômes pleins les yeux.

Pour la premùière fois de la soirée, le visage de l'homme se tordit d'un sourire, un véritable sourire car il sentait venir la mort et les ténèbres, car il sentait toutes les violences du monde et les siennes propres.
Jules parlait d'un homme qu'elle avait aimé, aimait encore peut-être et ce même homme, Jan lui souhaitait de n'avoir rien d'autre qu'un coeur de pierre car sinon...
Jan lui même avait aimé de façon brutale, de façon tordue, et de cet amour rien d'autre n'était né que la douleur. Pas tout à fait un homme, pas vraiment un lien, aucunement dieu et créature encore moins, ombre de passés étranges, il savait pourtant comment battaient les coeurs y compris parmi les plus sombres.
Le poids d'un amour, il le connaissait. Aujourd'hui le sien s'était adouci, attendri, il en portait les souffrances et les prières avec toute la force de l'acceptation.
Ce qui aurait pu être, ce qui ne serait jamais plus...
Mais il savait les ténèbres, il savait la rage et tant de choses encore. L'ancien amant de Jules, il ne le connaissait pas, n'avait jamais vu son visage et pourtant il le reniflait comme une odeur lointaine et riait de lui de la même manière que le lion savait rugir. Tu crois être le seul à savoir faire mal, tu crois être le seul à te sentir puissant? Approche et je te déchiquetterai car tu n'es rien.
Et la rage était un brasier contenu dans le bleu de ses yeux, une flamme difficile à voir mais bien là pourtant, brûlante et glacée tout à la fois.
Et la femme capable de l'aimer assez pour éteindre cet incendie n'était plus.
A cause de lui.
Arcadia, ville de meurtriers, peu importe comment, peu importe pourquoi.

Il prit l'enveloppe que lui tendit Jules, seulement après s'être allumé une autre cigarette. Le bordel sans classification aucune ne le dérangeait pas, Jan aimant à asservir lui-même le chaos par son propre ordre à lui...
Effectivement, quelques photos étaient plus explicites que d'autres.

”2019 et les gens ne pensent toujours pas à mettre des rideaux aux fenêtres, c'est navrant.”

Le jeune avait fait du bon boulot, comme d'habitude. ”Tu l'as payé?” Le problème de Roméo, c'était sa gouaille plus que ses tarifs excessifs. Difficile cependant d'aller contre la nature même des gens...

”Cela nous fait donc trois affaires de réglées, je m'occuperai de faire passer les photos aux avocats de nos clients s'ils désirent un procès et si les autres partis ne veulent rien fair eà l'amiable.” L’administration, une passion aussi cachée qu'incompréhensible, chez Jan.
Il fallait croire que certains lions avaient l'esprit comptable plus que grégaire...

”Et Jules, la prudence c'est face à moi qu'il faut l'avoir...”

Lion de force et d'instinct, Homme de violence et de cruauté, monstre de douleurs quoi qu'il arrive, quoi qu'il advienne. Une douleur qui ne le rendait pas fou mais dangereux, bien trop dangereux...

 

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Comme elle haïssait Luke, Jules tentait de haïr leurs souvenirs. Elle l’avait aimé mais elle parvenait à douter de la réciprocité de leurs sentiments, ou peut être était-il devenu un monstre avec le temps ? Qu’avait-elle manqué chez lui ? Quelle part de noirceur n’avait-elle pas pu remarquer ? L’avait-il observée au milieu de la nuit, piégée dans l’étreinte de Morphée, en se demandant combien de temps mettrait-elle à couler au fond de la baie ? Avait-il déjà démarré le moteur du bateau dans la nuit avec la ferme intention d’en faire sa prochaine victime ? Jules revoyait tout, faisait des corrélations là où elles n’existaient peut être pas, elle revoyait son propre nom s’afficher sur l’écran du téléphone de sa moitié dans le garage portuaire. Au fond, peu importe ses raisons, peu importe ce qu’il avait planifié : Jules était en vie, au prix de sa sanité. Et s’il devait revenir dans sa vie maintenant pour obtenir quelque chose qu’il ne pouvait plus avoir, Jules se savait capable de le fuir éternellement, de peur de croiser son regard. S’il mettait les pieds à Arcadia, c’était un homme mort : elle pouvait le voir dans les yeux de Jan dont la froideur légendaire cachait les plus ardentes violences. Il aurait fallu être fou pour s’y opposer. Jules laisse le sujet mourir sur ses lèvres, en suspend dans la pièce mais ils n’avaient plus de nécessité de l’aborder.

Au lieu de ça, elle fit ce qu’elle savait faire de mieux, à savoir travailler, laissant de côté son bol à peine entamé. Son corps criait famine mais était incapable de se nourrir, l’estomac noué par un stress constant. Jetant un coup d’œil rapide aux clichés, la détective pouvait y apercevoir des couples en plein ébat parmi des images plus sobres de rencontres d’apparence anodines dans des cafés. Se saisissant d’une photo plus explicite, Jules la scrute avec la curiosité froide d’une abstinente forcée.

« A ce niveau, c’est presque comme s’ils avaient envie de se faire attraper. »

Les épouses éplorées et autres maris bafoués se traînaient au cabinet comme une farandole de détresse amoureuse que Jules observait avec distance, surtout maintenant qu’elle suspectait ses sentiments de se réanimer à la flamme d’une toute nouvelle idylle. Jules jette un regard à son associé à qui elle lance :

« Par pitié, épargne tes poumons. »

Il fumait énormément, un peu comme si la fumée de son cylindre représentait celle des rouages de son esprit. A la question de la paye de Roméo, Jules hausse un sourcil presque étonnée de la question :

« Bien sûr que non. »

Jules mettait un point d’honneur à ne jamais donner directement l’argent à Roméo, tout simplement car elle ne lui faisait absolument pas confiance sur la manière dont il gérait ses économies. Souvent, il lui demandait ses sous-vêtements en guise de paiement, ce qu’elle refusait poliment mais fermement. Malgré tout, il se fatiguait à réitérer sa demander dès que la situation le lui permettait. Avec un demi-sourire amusé, elle taquine Jan :

« Tu ne pourrais pas essayer de lui refourguer un caleçon ? J’en ai assez de le voir tenter de récupérer mes affaires. »   

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Lorsque Jules lui demanda de faire attention, la seule réponse de Jan fut de souffler un rond de fumée dans sa direction. Ses poumons étaient une chose sans importance, et sombre était là nuit à au dehors alors que des secrets volaient en éclat. Il avait besoin de cela, fumer un peu, tenant la cigarette entre ses doigts de la même façon qu'une femme les avait un jour tenu, dans un passé dans deuil.
Je me souviens de toi, criait chacun des gestes du lion. Je me souviens de toi, je t'aime encore, je t'aime toujours.
Je t'ai toujours aimé, jusque dans mes colères les plus grandes et tu es mon coeur encore aujourd'hui.
Oui, je me souviens de toi...

Sombre la nuit, sombres les yeux de l'homme, là où aucun fantôme ne pouvait être, juste la solitude. Il tourna la tête un peu, juste un peu, mouvement quasi imperceptible encore une fois. ”Il en a déjà un”, répondit l'ancien avocat. ”La prochaine fois, pose lui des questions sur le caleçon bleu roi?” un caleçon un peu court, facilement neutre que le jeune avait sans doutes confondu avec ceux de Jules.
La vie était ainsi : faite d'erreurs et de regrets...

L'homme n'avait pas terminé sa bière, le goût de l'alcool était comme différent, plus triste, plus amer. Un instant il se sentit seul, son coeur brisé au creux des mains, et tout autour le silence et la folie pendant que Jules, elle, souffrait d'une manière autre.
Leurs histoires s'étaient séparées, l'homme le comprenait enfin. A nouveau ne restait pour ses actes que lui, lui et son reflet de la même manière que Jules n'avait plus qu'elle-même à affronter. Des épreuves différentes, sans doutes jan pleurerait-il ce soir là, le visage enfouie dans un oreiller froid jusqu'à ce que les sanglots se calment, que le sommeil vienne, sans rêve ni cauchemars.
Et le lendemain, il arriverait sans trace de cela, le travail reprendrait, chacune de leurs affaires, chacun de leurs choix...

”Pardon, j'étais ailleurs l'espace d'un instant.”

Il se saisit du bol de pâtes, celui-ci était encore chaud. Dans un geste qui refusait toute discussion, Jan subtilisa l'enveloppe des mains de Jules par celui-ci. ”Mange”, ordonna-t-il.
Lion hypocrite, refusant que la jeune femme lui fasse la morale sur sa manière de fumer mais ne s'empêchant pas, lui, de lui donner des ordres.
D'être autoritaire.
Cela avait son importance, à sa façon puisque désirant ne jamais perdre de temps, Jan ne s'occupait que des gens qui comptaient..

 

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La fumée de la cigarette monte gracieusement dans les airs, forme d’étranges ondulations que Jules observe silencieusement. Jan fume par envie plus que par habitude, elle voit danser dans ses yeux les courbes de la fumée dessiner celles de la femme qu’il a perdue. Si elle avait perdu Luke par sa folie, Jan avait perdu sa fiancé en continuant de lui porter un amour sans failles et éternel. Il n’y avait pas d’échelle de graduation du deuil, pas de compétition pour savoir qui souffrait le plus, simplement deux âmes en peine qui essayaient de racheter leur souffrance en minimisant celle de leurs clients. Les détectives n’avaient pas volé leur réputation et s’assuraient toujours de mener à bien leur enquête en évitant un maximum les pots cassés. Il n’étaient pas des justiciers : ils étaient en quête de vérité, la même dont ils avaient été privé et qui les avait brisés.  

Évoquer le sujet de Roméo n’avait pas toujours quelque chose de plaisant, compte tenu de ses activités et penchants louches que le cabinet se devait de contenir un maximum pour éviter le scandale. Pourtant, il faisait son boulot avec brio, ramenant des clichés qu’aucun autre détective n’aurait pu obtenir. Il suffisait qu’il se trouve au bon endroit au bon moment et c’était toujours le cas. Jules secoue doucement la tête à la réponse de son associé tandis qu’il lui rend le bol de pâtes. La détective le considère en fronçant les sourcils, l’estomac noué tandis qu’elle était projetée dans ses souvenirs. La présence de Luke envahissait l’espace et Jules sentit la nausée monter dans sa gorge.

« Non » se contente de répondre la Belle, prise en otage par ses souvenirs. « Je ne peux pas. »

Même si le traumatise commençait à dater, le fait de savoir qu’il prenait de nouveau vie suffisait à la ramener trois ans en arrière.

« Peut être qu’il aura ma peau sans même m’approcher.  »

Car elle serait son propre bourreau jusqu’à ce qu’il fasse surface. Jules fixe son ami, son mentor et lui pose la question qui était née dans son esprit il y a bien longtemps et qui avait eu le temps de prendre racine :

« Tu te sens coupable, parfois ?  »

Ne pas être la seule à raviver ses douleurs, remuer le couteau dans la plaie.   

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”Si”, gronda Jan. ”Tu peux.” Et l'homme semblait tout à fait capable de faire manger Jules de force, peu importe que la jeune femme vomisse tout après. Plus que le fait de se nourrir, c'était vouloir se nourrir qui devenait important ici.
Jan sentait la faiblesse de la brune, et cela lui déplaisait.

”Ou alors va te jeter du haut d'un immeuble tout de suite”, conclut-il sans empathie aucune, du moins pas une empathie normale, humaine. Il n'avait que faire des silences lourds et des détresses, il n'avait que faire du chagrin et de l'attente et lorsque Jan se leva, dominant Jules de toutes sa taille (on oubliait parfois combien le détective était grand), ce fut pour la regarder droit dans les yeux.

”Si cela te plait d'être une proie alors oui, reste dans ta peur et laisse toi mourir. Sinon, souviens-toi que tu peux être un prédateur.” Le fantôme des choses qui furent, le fantôme des choses qui avaient été. Dans le brouillard d'esprits qu'ils avaient ou n'avaient plus, un lion claqua des mâchoires et du sang dégoulinait de ses babines, et de la colère dégoulinait de son regard lorsque les yeux de Jan, eux, étaient bleus, distants.
Il se tenait derrière Jules à présent, derrière le siège de la jeune femme et une main était posée sur l'épaule de son amie, comme un ordre de plus. Mange.
Une autre question vint alors. Dans le dos de Jan il y avait la fenêtre fermée à la huit, il y avait les ténèbres. L'homme ne frissonna pas.

”Non”, répondit-il.”Je ne me sens pas coupable parfois mais tout le temps.” Et désormais un poids nouveau pesait dans ses mots et ses silences. Sur l'épaule de Jules, la main serra un peu plus, s'arrêtant juste avant la douleur cependant. Ainsi montrait-il son inquiétude...

”Mais ma culpabilité ne représente pas un paiement quelconque ou une expiation, Jules. Elle ne me garantie rien, absolument rien. Elle est mon choix cependant, quelque chose de personnel, d'intime et si je la porte en moi ce n'est pas pour la jeter aux autres non plus. “ Alors quelque chose dans sa voix s'altéra un peu, devint plus doux, plus humain. Cela ne dura qu'un instant...

”Peut-être qu'un jour je n'aurai plus besoin de la ressentir, que les choses changeront? Ou peut-être pas... Rien dans la vie n'est prévisible. Mange tes foutues pâtes et si tu les vomis, arrange toi pour vomir ta peur avec. “
 

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Elle le fixe, yeux perdus, écorchée vive, les mots brûlent sa peau et elle serre les dents, l’insulte coincée dans ses poumons. Elle a les paupières qui tentent de chasser des larmes en train de naître de son canal lacrymal, incapable d’accepter de montrer sa faiblesse. Le lion tape où ça fait mal, chasseur de souffrance faisant écho à la sienne, celle qui ronge ses entrailles. La vérité fait plus mal qu’un poignard en plein coeur. Jules l’aime et le déteste, la rage dans la poitrine et l’attachement qui vient s’y opposer. Elle n’y accorderait pas tant d’attention si elle ne l’avait pas aimé, ce satané lion, sa tenue tirée à quatre épingles, sa tignasse en ordre qui aurait pu laisser croire à n’importe qui qu’il était trop propre sur lui pour être honnête.

Honnête, il l’était. Brutalement. Se fichant éperdument des balles réelles qu’il tirait lorsque sa langue s’activait. Il avait ce regard froid et austère, une colère contenue contre le monde, peut-être contre lui-même. Maintenant, c’est Jules qui est en colère.

« Garde tes phrases clichés pour les clients. »

Payer pour le cliché, payer pour voir ce qu’ils s’imaginent être d’un détective privé ; une bouteille d’alcool vide sur un coin du bureau en bordel, des photos et traces d’un passé torturé qui motive la vengeance et le désir de justice qui pulse dans les veines. Le cliché n’est jamais bien loin de la vérité ; alors les citoyens crachent leurs billets dans l’espoir de voir ce genre de spécimen et de se l’approprier, le temps d’une mission.

La tempête dans le coeur ne veut pas cesser, elle emporte dans son sillage les dernières retenues de la jeune femme qui s’amuse à déterrer le passé. Elle ne serait pas la seule à souffrir ce soir, elle était bien décidée. De son visage de poupée ne se forme plus aucun sourire, fatiguée d’essayer de paraître bien aux yeux des autres, fatiguée de sourire aux clients, fatiguée de supporter les excentricités de Roméo, fatiguée d’essayer d’être vivante aux yeux de Phaedrig, fatiguée du stoïcisme de Jan. Epuisée par les attentes des autres qu’elle n’arrivait pas à atteindre. La poigne de Jan sur son épaule, Jules bouillonne tandis que le visage de Luke s’impose à elle avec force. Lui n’avait pas été emmené par la faucheuse, dégénéré qui jouait les fugueuses. Angie la pousse dans ses retranchement ; il y arrive avec brio.

Au bord de l’explosion.

« Je ne suis pas coupable pour ce qu’il a fait a ces hommes. Je ne suis pas responsable de ses actes. »

Et lorsqu’elle prononce ces mots, ce n’est pas pour s’offrir une quelconque défense mais plutôt comme une révélation qui lui arrache un faible gémissement de douleur tant elle avait vécu toute ces années avec ce poids sur son coeur.

« Et s’il me trouve, je ne sais pas lequel des deux s’en sortira ; mais si c’est moi, il en emportera une partie avec lui comme elle est partie avec une de toi. »

La mort change les gens, elle remue la plupart des croyances. On se pense éternel jusqu’au jour où l’on est présenté à la réalité. Jules avait vu New York jonché de cadavres comme un arbre de Noël macabre, l’odeur du sel marin mêlé à la putréfaction venant chatouiller son nez et lui rappeler que rien n’est éternel et que tout est condamné à être dégueulasse et informe.

« Y’a un flingue dans mon bureau. »

Signal d’alarme, bouteille jetée à la mer. Elle ne retournerai pas le canon contre elle mais menaçait de perdre son âme si elle venait à l’utiliser.   

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Il avait au bout de la langue, son propre coeur brisé. Et puis un pistolet dans un tiroir, une histoire banale ici, en Amérique, non? Amen aux gros et petits calibres, Amen aux morts et aux violences, Amen aux armes, mères de toutes les souffrances...
Jan n'avait rien à répondre à cela, au tiroir fermé, à ce qui était dit, à ce qui était tu. Les choix de Jules, il n'en était pas maître, la jeune femme déciderait seule le moment venu. Un bon choix, un mauvais, un qui ne serait rien, qu'elle jugerait selon son coeur à elle ou bien le coeur des autres si elle ne voulait se croire, s'écouter.
Un prix à payer? Bien sûr, toujours. La main de Jan était sur l'épaule de la jeune femme encore. Tant de siècles avaient passé, il avait des mains désormais, avant cela n'aurait été qu'une grosse patte velue, ignoble, aux longues griffes plus acérées que le plus acérées des couteaux. Ce n'était plus le cas, pas aujourd'hui.
Il était homme, ses pattes devenaient mains, parfois ses mains devenaient poings et il frappait et...
(avait-il déjà tué?)
Il les tendait aussi, cela Jules le savait car elle était de ceux l'ayant saisi, cette main étrange.
Elle savait, oui...

”J'ai choisi de ne plus avoir de coeur, Jules.”Une métaphore de douleur, rien de plus.

”Je pensais ne pas avoir besoin de lui donner un bout de mon coeur de son vivant pour avoir besoin de l'aimer mais je me trompais. Alors, quand elle est morte je le lui ait donné tout entier et c'est une part de moi qui ne reviendra pas. Il ne s'agit pas de magie, il ne s'agit pas de maladie mais d'un choix, le mien. Qu'elle soit celle par qui je me définie, ce jusqu'à ma mort. Luke, tu peux choisir de te définir par lui aussi mais à toi de décider comment.”

La voix de l'homme était exempte du moindre tremblement. Il semblait calme, immobile, quelque chose bouillonnait en lui pourtant, bouillonnerait toujours. La porte de son bureau était entrouverte, un désir viscéral poussait Jan à tourner la tête, à regarder.
A y espérer un visage à demi caché. Un visage qu'il savait ne pas être là.
Sacrée malédiction, non? Savoir des choses, savoir les choses...

”La mort, la nôtre, celle des autres...celle que l'on donne ou que l'on reçoit, elle n'a de valeur que celle qu'on lui donne et rien de plus. Des lignes et des frontières...” Enfin la main s'enleva de l'épaule.
Il n'avait pas tourné la tête vers une semi-obscurité dénuée de visage.
Il n'avait pas tourné la tête.

”Si tu as peur de tuer, donne moi ton arme. “ Car Jan lui, ne craignait rien de son poids.
Peu de choses du monde lui faisaient peur en vérité, si ce n'est ses propres ténèbres.

”Mais je ne tuerai pas pour toi, si je tue c'est en mon nom seul. Voilà mon échelle de valeur”  

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Quand avait-elle fait l’acquisition d’une arme ? Où avait-elle trouvé le temps de s’entraîner depuis qu’elle avait raccroché la sienne, au FBI ? Le poids du chargeur entre ses doigts fins, astiquer le calibre brillant à ses heures perdues, le ranger soigneusement dans son tiroir comme un secret sale dont elle avait honte. Car quand Jules l’avait acheté, c’était avec une idée précise en tête : celle de détruire Luke. Elle avait imaginé ce moment des millions de fois, s’en était bercée quand tout semblait noir autour d’elle ; avec le temps, l’incarcération de son cauchemar faisant, elle avait oublié l’idée et l’avait flanqué au fond de sa mémoire, là où elle pensait qu’il avait sa place. Le message sur son répondeur avait tout changé, fait éclater sa bulle, ressortir le monstre de son inconscient et avec lui, les décisions étranges que son traumatisme avaient fait germer dans son esprit.

« Je ne laisserai plus Luke avoir la moindre influence sur moi. »

Cette promesse solennelle de ne plus laisser les mots l’atteindre, son regard l’attendrir, leurs souvenirs la cajoler. Il était temps de tirer un trait sur la relation qu’elle avait eue, car ce n’était pas Luke qui lui manquait mais bien l’illusion d’une histoire parfaite qu’il avait su lui conter au coeur de la grosse pomme, dans son petit appartement et pendant ses aller et retours à Quantico.

« Qu’as-tu à perdre ? » s’entend-t-elle lui répondre, sachant pertinemment qu’appuyer sur cette détente changerait à jamais l’homme qu’elle connaissait, tout autant qu’il changerait la femme qu’elle était. La créature en lui lui avait-elle déjà ôté tout semblant d’humanité ?

A moins que ce ne soit la douleur, celle qui empoisonne et emprisonne. Cette qui tue à petit feu, celle qui ne fait vivre qu’à moitié. Il dit avoir choisi de ne plus avoir de coeur ; Jules le sait en train de mentir. Si son visage n’en dit pas non sur ses émotions, une légère lumière dans ses yeux lui permet de savoir ; l’obligerait-il à manger s’il ne s’inquiétait pas ? Ne prévoyait-il pas de la protéger du monstre qui allait venir toquer dans leur foyer ? Donnerait-il ce qui lui reste d’humanité pour elle et Roméo ? Elle était prête à le parier, car ils formaient une sorte de famille dysfonctionnelle, amenés à se rencontrer par les tourments.

« Je ne te donnerai pas cette arme. », car il s’agissait de sa propre mission, de ses propres démons et Jan n’avait pas besoin de se retrouver impliqué de la sorte. « Mais je t'en prie, aide moi si ça tourne mal. » L’ouverture du cabinet, leur association, était déjà un pas sur le chemin de l’acceptation, celui de vouloir enfin tourner la page même pour le monde lui semblait mort et perverti jusqu’à l’os des pulsions humaines, détruire des foyers à coup de vérités morbides.

Et flinguer d’abord
Leur nuage de bonheur
Puisque le notre est mort.

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Il la regarda dans les yeux, et ses battements de coeur étaient un grondement que nul ne pouvait entendre si ce n'est lui-même. Qu'avait-il à perdre? L'homme eut un sourire, toute sa colère sourde apparut alors, toutes les ténèbres qu'il cachait parfois ou ne cachait pas, toute la frontière trouble entre le lion et l'homme, l'homme et le lion. Ce qu'il était, ce qu'il n'était pas, ce qu'il ne serait jamais tout autant.
Cela.
Son regard à Jules était pareil à un coup de poignard, comme pour empêcher la jeune femme de bouger. Parce qu'il était l'animal, le prédateur vivant par et pour le pouvoir. Une loi du plus fort à laquelle il s'abreuvait, qui un jour le tuerait. Et ses yeux, par le même temps, voyaient au delà. Au delà de Jules de la même manière qu'elle-même percevait au delà de lui...

Tu connais le poids de la Mort, le poids du Meurtre.

Des choses impossible à dire pour Jan, non pas des secrets mais, mais...
Ils étaient là, ils étaient eux, quant au reste, juste le silence.
Bruits et Fureur....
La main de l'homme vint alors effleurer les lourdes boucles brunes. Il y avait de la tristesse, une sauvagerie non pas perdue mais juste lointaine. Une frontière à franchir un jour pour lui, car c'était là le destin d'un monstre, rien de plus...

”Bien sûr que je t'aiderai.” la voix comme un murmure, et Jan n'avait rien à dire de plus. Un lion loin de tout amour, loin de tout royaume, Une vie sans couronne, sans manteau ni parure et après...l'oubli simplement. Car il n'était pas un Dieu, car pour lui la mort serait éternelle, définitive enfin alors oui, l'homme connaissait le prix du meurtre.
Et s'il fallait le payer pour sauver son associée, alors oui, il le paierai. Les choses étaient ainsi tout autant que le monde était cruel. Il y avait des larmes et du chagrin, il y avait des petites joies parfois, éphémères, facilement brisées.
Il n'y avait rien d'autre.

”Doutes-tu de moi?

Car il était sévère le lion, tout autant que sincère. Comment lire l'affection dans ses colères, la dévotion dans ses silences? Une femme avait su ou presque, touchant du bout des doigts quelque chose de lui que Jan ignorait encore.
Le poids des choses que l'on perdait, le poids des gens que l'on perdait.
Et dans les yeux de l'homme, comme une promesse.

Ne me donne pas l'arme si tu veux, il existe d'autres façons de tuer sans armes et quelque chose en moi connait chacune d'entre elles je le sens.

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Parfois, lorsqu’elle regardait Jan dans les yeux, elle pouvait voir danser une lueur étrange, celle du prédateur qui était prêt à fondre sur sa proie. C’est peut être cela qui parvenait à la conforter, pour cela qu’elle ne le craignait pas. Elle ne s’était jamais sentie menacée par cette ombre, savait que cette lueur signifiait qu’il était prêt à agir si c’était nécessaire. Lorsqu’il lève les doigts pour effleurer la cascade sombre de son associée, elle ne cille pas ; Jules frissonne à peine quand il finit par gronder quelques mots qui viennent confirmer le profond respect et la confiance qu’elle lui accorde depuis le début. Il avait toujours été quelqu’un de froid, terre à terre et distant, malgré cela, la jeune femme avait trouvé en lui quelque chose de rassurant et d’indispensable, les épreuves de la vie les avaient forgés de manière différentes mais complémentaires. Parfois, elle se demandait si Jan n’était pas une réponse à une question qu’elle ne s’était pas encore posée, en attendant simplement que vienne le jour où elle comprendrait ce que signifiait la collusion de leurs univers diamétralement opposés.

Les cordes vocales grondent de nouveau comme un rugissement que l’on aurait avalé, une question dont Jules n’avait pas la réponse sous formes de mots.

Comment l’exprimer.
Comment le faire savoir.
Comment le faire comprendre.
Tant de paramètres qui varient en fonction des personnalités.

Rien n’était jamais aisé pour celle qui se laissait embraser par les sentiments. Solaire, elle l’avait été, rayonnante comme les premiers jours de printemps, mais c’était avant que la tempête ne viennent tout emporter. Aujourd’hui, tout passe dans les gestes maladroits et les décisions stupides, les heures au bureau à n’échanger aucun mot mais à s’assurer que chacun avait tout ce dont il avait besoin, d’être confortable dans le silence de l’autre, car c’est dans le silence de Jan qu’elle se fond comme pour échapper aux démons qui hantent les siens.

Il aurait suffit d’un mot pour qu’elle vienne lui prêter main forte, un battement de cil pour qu’elle abandonne tout pour se battre à ses côtés, Jules n’avait pas besoin de se répandre en déclarations sans fin pour qu’il le sache. Sa main se lève pour se saisir de celle de celui qui fut me défenseur de bien des âmes, le murmure de sa voix venant chasser l’image de Luke dans son esprit :

«  Jamais.  »

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