J'ai ouvert un œil. Puis deux. J'ai fait l'point. OK, tout bon, je voyais correctement. Ma langue était pâteuse et ma tête était comme prise dans un étau. Allongée devant moi sur le bureau, indécente, nue, je voyais la coupable. C'était à cause d'elle que j'étais dans cet état-là. Je m'suis dépéché de la balancer dans la poubelle et d'virer le verre à whisky qui trônait à côté d'elle. Lui, je l'gardais. Je m'faisais pas d'illusion, je savais très bien qu'il allait resservir très bientôt. Mais si je devais r'cevoir des clients, valait mieux que j'ai l'air un peu pro. Depuis bientôt trois mois que j'avais ouvert mon cabinet, ç'aurait été bien d'avoir un truc un peu sérieux à s'mettre sous la dent. Quelque chose qui rapporterait plus qu'un pauv' bifton.
Vérification corporelle : je puais la transpiration et l'alcool, et j'étais mal rasé. Bof. On allait dire qu'ça faisait plus authentique. Pas la peine de s'prendre la tête avec ça. Bon, on allait essayer de mettre un peu d'atmosphère, au cas où quelqu'un s'pointe. Je m'suis levé, chancelant, et j'ai marché péniblement jusqu'à la vieille chaîne Hifi que je cachais dans une armoire du bureau. Pas question que les clients voient ça, j'avais une image à entretenir. Heureusement qu'elle marchait à pile, foutu blackout. J'ai lancé une de mes musiques d'ambiance, j'ai r'fermé à clé, et j'suis allé essayer de ranger un peu. Enfin, ranger.... Bouger le bordel s'rait plus juste. Quand il ne restait plus que l'essentiel - des piles de papelards en vrac sur le burlingue, le sempiternel jeu de fléchettes encore en cours de partie sur le mur, le sac de frappe défoncé près de la porte - j'ai r'posé mon cul sur ma chaise, et j'ai attendu. Bordel, j'suis pas croyant, mais si y a un putain d'dieu que'que part dans cette foutue ville, qu'il m'envoie quelqu'un rapidos.
Depuis quelques temps, le visage du quartier industriel change avec le Blackout. Je décide de jouer la précaution pour l'avenir et décide de parcourir à pied la distance qui me sépare de l'église à la maison. Il est encore tôt et je pense à ce que je pourrai faire de cette journée quand mes yeux sont attirés par une affiche que je n'avais jamais vu auparavant. Elle est placardée sur un immeuble gris, dessus, en grande écriture, il y a simplement inscrit :
- Lewton, détective privé -
Le tout est suivit d'un numéro de téléphone inutilisable pour le moment et d'une adresse. Sans surprise, il s'agit de cet immeuble précisément. Je reste un instant indécis, dois-je y aller seul afin d'éviter à ma femme des mauvaises surprises ? De qui je me moque... Elle est d'un courage bien supérieur au mien. Fort de cette information, je rentre à la maison.
Comme à mon habitude, j'ôte mes chaussures et les pose sagement dans l'entrée. J'embrasse Preeti pour la saluer. Malgré tout, je ne peux pas me débarrasser de cette fortuite rencontre avec cette affiche.
"Ma chérie ? Pour tes recherches, tu es déjà allé voir un certain Lewton ?"
Toutes les personnes sont bonnes à voir, je suppose. Plus il y a d'yeux dans la nature, mieux c'est.
"Il est dans le quartier industriel. Ça te dit qu'on aille le voir quand j'y retournerai cette après-midi ?"
Les recherches sont au point mort pour le moment et je ne sais plus vers qui nous tourner pour avoir ne serait-ce que la moindre bribe d'information et cela me déprime un peu. Je n'aime pas spécialement l'idée de faire appel à ce genre de personne mais je sais que Preeti s'est déjà adressé à plusieurs privés en ville, pourquoi pas celui-là ?
My fingers claw your skin, try to tear my way in. You are the moon that breaks the night for which I have to howl
Une semaine de recherche intensive à base de papiers de recherche à la main, deux appels, deux fausses pistes. Je suis désespérée.
Pour pallier au vide et à la solitude, j'allume la petite chaîne hifi dans le salon: pas de réponse du lecteur. Toujours pas d'électricité. Fatiguée de ce nouvel échec, je décide d'aller me doucher pour me détendre. L'eau chaude a toujours été un moyen de me déstresser autant que d'aide pour réfléchir, et dès que les premières gouttes tombent, brulantes, sur ma peau, je m'assois dans la baignoire, presque résignée.
Comment un bébé de deux ans et demi pouvais être si dur à trouver? Avec la crise actuelle que nous traversions, il était intenable de savoir que ma petite était dehors, élevée par une personne peut être mal intentionnée, et qu'elle m'avait peut être oubliée. Depuis le temps...
Mes pensées se perdent dans le siphon quand je décide de sortir. Une heure est passée, mais aucun résultat probant: je ne sais plus quoi faire. Je dois sûrement me résigner, redemander à la police, donner sa description à plus de gens, montrer sa photo encore et encore, jusqu'à ce que plus aucun habitant de cette foutue ville ne puisse la rater.
Je descend et, n'ayant pas le cœur à la cuisine, m'étant dans le canapé avec un bon thé, les yeux sur le bassin à poisson encore dépourvu de vie, où l'érable du Japon se reflète interminablement.
Finalement, c'est cette fois le claquement de la porte qui me fait sortir de ma rêverie, et je vais accueillir mon chéri.
Je réfléchis, mais le nom ne me dis rien.
"Non, je ne vois pas qui c'est. Pourquoi?"
Cet après midi? Voilà un nouvel élan qui me remet du baume au cœur, et je me réfugie dans les bras de mon cher et tendre.
"C'est une excellente idée, merci...Je commençais à broyer du noir, avec toutes ses fausses pistes, et le temps qui passe..."
Je me dépêche alors de nous faire un bon repas rapide, puis nous nous préparons pour aller rencontrer cette nouvelle piste, en espérant qu'elle puisse être concluante.
La route est déserte: la ville est plus calme depuis que la milice est partout, et je sens l'angoisse monter devant chaque arme sortie de la sécurité, me resserrant à Kyan pour ne pas montrer ma peur.
Finalement, nous nous arrêtons devant un vieil immeuble poisseux où le nom se distingue de la porte quelconque. L'effet aurait pu être bien meilleur, mais qu'importe, tant que le monsieur à l'intérieur était plus compétent que la police (et Agent Petit Con, en passant), c'est tout ce qui m'importe.
Kyan sonne pourtant avec enthousiasme, et nous nous retrouvons devant une reproduction du fils caché d'Hercule Poireau et de Sherlock Holmes.
Je suis rassuré de voir le soulagement dans les yeux de Preeti. Visiblement une paire d'yeux de plus ne seraient pas de trop pour sonder la ville. L'espoir dont elle fait preuve rapport à cet homme me fait douter un peu, j'espère qu'il sera bon et qu'il apportera son lot de nouvelles positives ou au moins qui feront avancer l'affaire.
Nous mangeons rapidement et nous voilà déjà repartit pour rencontrer ce fameux détective privé. Par rapport à mes propres obligations, nous sommes véritablement très en avance, c'est parfait, au moins je pourrai rester même si le rendez-vous se prolonge. Juste avant de partir, je prend quelques photos de Nisha et une de Preeti à l'âge de Nisha aujourd'hui que j'avais faite dupliqué pour les recherches.
Dehors, dans les rues grises, les gardes commencent à hanter les rues et je ressens toute l'aversion de Preeti pour leurs armes rutilantes. Je passe un bras autour d'elle pour essayer de la rassurer, j'espère qu'une crise ne va pas naître de cette angoisse, pas maintenant. Heureusement, voilà l'immeuble convoité et je sonne sans attendre avant de monter jusqu'à l'étage.
Quand nous ouvrons, nous sommes accueillis par une musique un peu jazzy et un homme qui semble ne pas avoir sourit depuis très longtemps et par ...
- Il sent l'alcool à plein nez. Laissez moi parler avec ce type, je sens qu'on va très bien s'entendre ... -
"Vous êtes monsieur Lewton, c'est ça ? Nous avons besoin de vos services, si vous avez le temps, bien entendu."
Dans la pénombre, je détaille l'homme. Corpulence moyenne quoique musculeuse et bagarreuse. Pas d'auras que je puisse détecter, quelques anciennes cicatrices. Son regard bleu est perçant, presque en contradiction avec l'odeur de whisky qui embaume la scène.
Bref, je suppose qu'il doit être tout à fait dans le rôle pour un détective privé.
J'avais bien entendu les pas dans l'escalier, et je savais de quoi il allait être question. C'était pas le pas lourd et menaçant de mon proprio. Pas le pas discret des clients de la michetonneuse du dessus. Pas le pas hésitant et titubant des camés du deuxième. Le pas de deux personnes, l'une plus légère que l'autre, qui se parlaient à voix basse. Un truc tintait quand ils marchaient. Le ton de la voix était un peu nerveux, mais l'une - une voix grave, probablement un mec - essayait apparemment de réconforter l'autre - sûrement sa gonzesse. Ce genre de personne ne pouvait venir que pour moi. La plupart du temps, c'était une femme traquée par une autre, qui n'avaient en commun que l'homme qui n'arrivait pas à en plaquer une définitivement. J'allais encore passer la nuit en filature pour trouver de quoi faire chanter une donzelle, j'le voyais venir gros comme une maison.
Ils ont franchis ma porte, et comme d'hab', j'ai mis un point d'honneur à ne pas jouer les surpris. J'suis resté assis, à fixer l'endroit où ils allaient s'trouver sitôt la porte ouverte, sans cligner des yeux, comme si j'les attendais à ce moment précis. Ce genre de p'tit coup d'esbroufe, plus la musique, ça t'posais tout d'suite le personnage. À partir de là, normalement, ils m'prenaient direct au sérieux.
Rapide petit coup d’œil pour savoir à qui j'avais affaire. Ça aussi c'était très important, montrer direct que j'avais pas qu'la tenue du détective, les capacités d'déduction étaient pas à la ramasse non plus.
Lui : plutôt grand, relativement costaud, l'air très aimable. Le genre de tronche d'ahuri qui croyait encore que la vie était gentille et douce. J'étais sûr qu'il apportait régulièrement des gâteaux faits maison à ses voisins. Très propre sur lui. S'il était du quartier, il n'en était clairement pas un résident typique. Pas l'air d'un camé, pas l'air de fréquenter les putes. Pas assez chic pour que je crois à un homme d'affaire ou à ce genre de merdeux. Je sentais que je pouvais lui faire confiance. Une alliance à son doigt, plutôt propre d'ailleurs. Le type ne se salissait pas beaucoup les mains dans son taf. Et l'alliance brillait encore, elle était assez récente ou alors il l'entretenait beaucoup. Dans tous les cas, c'était clair, ce mec était très amoureux. Il avait l'air très inquiet, et tenait dans ses bras sa gonzesse, comme pour la protéger du monde entier. Je l'ai quand même vu tiquer en me regardant quand il est entré. Il devait s'attendre à quelqu'un de plus propre. Tant mieux, avoir l'air d'un mauvais garçon peut parfois m'faire prendre quelques raccourcis dans la conversation.
Elle : peau mate, une tenue que j'ai déjà vue dans des magazines sympas, des bracelets de cheville qui tintaient à chaque pas. Certainement indienne, ou alors c'était bien imité. Elle était bien plus jeune que lui, mais leur rapprochement ne pouvait m'évoquer qu'un couple, rien de plus, rien de moins. Elle aussi avait une alliance qui brillait. Donc leurs sentiments étaient réciproques. Si lui avait l'air inquiet, elle avait l'air dévastée. Quelle que fut l'affaire, il était clair que c'est surtout sur elle qu'elle pesait. Jolie fille d'ailleurs. Elle aurait été emmerdée par un gonze qui voulait la soulever que ça m'aurait pas surpris. Elle avait l'air aussi douce et calme que son bonhomme, sûrement pas le genre à s'énerver facilement en temps normal. Là, vu son état, fallait s'attendre à tout.
C'est bien moi, que j'lui ai balancé. Du temps j'en ai. Est-ce qu'il peut être à vous ou pas, ça va dépendre de c'que vous avez à me d'mander. Asseyez-vous. Qu'est-ce que j'peux faire ?
J'leur ai désigné les chaises devant le bureau, et j'ai croisé les mains. Putain, par pitié, pas une filature de femme cocue....
My fingers claw your skin, try to tear my way in. You are the moon that breaks the night for which I have to howl
Le bureau a une drôle d'odeur, le bonhomme a l'air franchement crade, et a un air qui me rappelle Agent Petit Con. Je lance un petit regard à Kyan, puis me reprend. Ne pas juger les apparences.
Le détective met les cartes sur table, et même si la franchise est une qualité, son ton ne me dit rien qui vaille...
Je répond donc, claire et nette:
"Je suis Preeti Skoro Sita. Je cherche ma fille, Nisha, qui a disparue il y a deux ans et demie à New York. Elle avait six mois. La police de New York puis d'Arcadia n'ont aucune piste, les affiches et photos que j'ai posté ne donnent rien, et mes seuls indices sont ceux ci."
Je sors la dernière photo de Nisha, puis la carte postale indiquant que Nisha est à Arcadia, et les remet à mon interlocuteur.
"Des origines indiennes, brunes, yeux bruns, deux ans et demi, le seul signe distinctif parfait, s'il n'a pas disparu, est un bracelet que nous avons en commun."
Je lui montre celui qui y correspond sur ma cheville, et précise:
"Il est en pierre avec un fil de titane soudé. Très dur à enlever si on ne le coupe pas, alors il y a des chances qu'elle l'ai encore. Est ce que ce travail vous intéresse?"
Autant ne pas tourner autour du pot. S'il voulait ne pas perdre son temps, moi non plus, et pourtant j'en avais déjà perdu, deux ans et demi exactement. Ce serait avec son aide, ou sans.
Je serre la main de Kyan, avec une détermination virulente que je ne me connaissais pas.
La nana m'a dévisagé une seconde, puis elle m'a balancé tout l'dossier. Clair, net, précis. Et ça dev'nait facile de comprendre pourquoi elle était aussi tendue. Une môme dans la nature, c'était d'jà pas marrant. Alors depuis 2 ans et d'mi, y avait d'quoi dev'nir dingue. Pour le coup, moi qui voulais changer d'la routine, j'étais servi. Mais cette enquête-là n'allait pas être simple. Bon, fallait commencer à mettre les choses en ordre, et à glaner les renseignements utiles.
Je vois, j'lui ai dit. J'vous l'accorde ma p'tite dame, c'est une sale affaire. J'aimerais qu'vous me disiez absolument tout c'que vous pouvez m'dire sur cette môme et les circonstances de sa disparition : son nom complet, ses p'tites manies, qui est son père, si elle a d'la famille autre que vous, où exactement elle a disparue, à quel moment précis, c'que vous faisiez à c'moment-là, c'que la police vous a dit, où exactement était le bracelet de la gamine, quand vous avez reçu c'te carte, si vous r'connaissez l'écriture dessus, si vous connaissez le paysage qui est au dos, si vous l'avez faite examiner par la police, etc. Je veux TOUT savoir. Même c'qui vous semblera inutile.
J'ai jeté un œil au gars qui l'accompagnait. Pas une tronche de truand, mais valait quand même mieux poser les questions.
Pardon de d'mander ça, mais est-ce que vous avez totalement confiance en monsieur ? Vous préférez p't-être qu'on cause sans lui dans la pièce ?
J'ai sorti mes gants d'mon bureau, et j'les ai enfilés. Pas question d'saloper une pièce à conviction avec mes paluches. J'ai sorti un dossier vide, et j'ai mis le nom d'la nana d'ssus avec celui d'sa mioche. J'ai pris une liasse de papiers vierges, un stylo, et j'commençais à prendre des notes, quand j'ai réalisé qu'la pauvre môme devait avoir bien besoin d'un r'montant. Un peu avec honte de l'attraper aussi rapidement, j'ai sorti une bouteille de mon burlingue, trois verres, et j'ai proposé le plus aimablement que j'pouvais :
Ma main, prise en étau dans celle de ma femme, je me rend compte seulement de sa tension. Je regrette de l'avoir négligée ces derniers jours, je pense que je vais essayer de moins travailler à l'église ou de la convaincre de m'accompagner pour aider les autres. Au moins, notre mariage fraîchement célébré sera sans doute plus facilement accepté et nous serons plus vite à la maison tous les deux.
Alors que les photos sont sorties, je sors aussi la mienne, de Preeti à deux ans et demie. Je la met sur le bureau avec l'autre et précise :
"Ceci est une photo de Preeti au même âge. Cela peut sans doute aider pour les traits en commun de la mère et la fille."
Par la suite, les questions et les demandes de précisions fusent. Des questions pertinentes côtoient les questions habituelles et celles qui semblent plus inutiles qu'autre chose. Je souris, j'ai mal jugé ce détective. Il semble prendre l'affaire très à cœur alors que la question de l'argent n'a même pas été posée.
Les yeux du-dit détective se posent alors sur moi, inquisiteurs. Il me faut un instant pour ne pas être offusqué de cette accusation sous-jacente. La question est parfaitement légitime et je répond, posément :
"Je suis un témoin oculaire potentiel de l'enlèvement. J'ai perdu la mémoire suite à un accident provoqué par les ravisseurs et j'ai été laissé pour mort. Ma mémoire revient petit à petit... Mais on y reviendra plus tard."
Étant donné à quel point mes images étaient hasardeuses, je préférerai ne pas les mettre en première page dans le dossier. Cependant je me tourne vers ma femme, pour être certain. Après tout, si elle devait mentionner son ancien mari, peut-être qu'elle serait plus à l'aise sans moi, peut-être qu'au contraire, Preeti préférait que je sois là avec elle pour la déposition.
"Tu veux que je t'attende dehors et que je fasse ma propre déposition plus tard ? C'est toi qui choisis."
My fingers claw your skin, try to tear my way in. You are the moon that breaks the night for which I have to howl
Ma photo d'enfant devant les yeux, je me tourne vers Kyan, surprise: où l'avait-il trouvé? Comment...
Mais l'idée est intelligente, et je passe sur les circonstances qui ont amené cette photo sur la table de l'inspecteur. Au moins, ça pourrait ouvrir de nouvelles pistes.
"Évidemment, je suppose que les vêtements seront différents... Mais l'idée est là."
Le détective posent alors sa ribambelle de questions, que j'écoute avec attention. Au moins, il prenait l'affaire, c'était déjà ça, et ses questions semblaient montrer une habitude: au moins ce n'était pas un amateur. ça ne dit pas encore s'il est bon, mais au moins, il est pro.
Mais mes doutes reviennent lorsque son regard se pose sur Kyan. Ce regard... Je n'apprécie pas du tout. Encore plus quand la remarque sort de sa bouche. Je répond, d'un ton sec mais pas encore désagréable:
"Si je suis venu avec mon mari, c'est que de fait, j'ai confiance en lui. Pas d'inquiétude, s'il ne devait pas venir, je le lui aurait dit."
Je me calme un peu lorsque je remarque les gants qu'il met pour prendre mes photos. Ce petit geste est une marque de respect que j'apprécie, et même si mon avis sur le bonhomme est mitigé, au moins il faisait des efforts.
"Pour répondre à vos questions... Nisha Ajay a disparu enn septembre 2016, elle avait six mois. Gardée par son père tandis que je travaillais (j'étais danseuse professionnelle à l'Opéra de New York), mais quand je suis rentrée, aux alentours de 23h30, j'ai trouvée ma maison en flammes. La police m'a indiqué que Pavel, le père de Nisha, avait été retrouvé assassiné, mais lorsque j'ai demandé, ils n'avaient pas retrouvé d'enfant, mort ou vivant, dans la maison. Ensuite, je n'ai pas beaucoup de souvenirs: je me suis pris la foudre, puis ait passée un an et demi à l'hôpital pour me remettre de cette nuit là. Ce n'est que quand je suis rentrée que j'ai trouvé la carte: je ne connaissais pas Arcadia, ni ses habitants, donc pas d'écriture connue. Pour ses manies, elles sont inutiles à vous décrire: elle a deux ans et demi, plus six mois. les enfants grandissent vite, et changent tout autant. En matière de famille, la mienne et celle de Pavel vivent en Inde, alors rien de ce côté. Le bracelet est à son poignet droit. La police a tous les indices, mais aucune piste. Voilà le dossier de celle de New York, puis celui d'Arcadia."
Je lui glisse les dossiers sur le bureau rempli, et ajoute:
"Avez vous besoin d'autre chose?"
Pas la peine de le mettre sur la piste d'Alexandra: elle s'était volatilisée, et je doutais de plus en plus de sa vision. Le camp de Dag était introuvable... Bref, une piste a écarter, elle aussi.
Je refuse poliment le verre: il n'était pas temps de se souler, mais bien de réfléchir! Et puis, depuis la nuit de Sheitan et Durga... J'évitais l'alcool comme le corona...
Clairement, la donzelle n'était pas contente. Elle s'attendait p't-être à tomber sur un type un peu plus compatissant. Manque de pot, j'suis pas une assistante sociale. Elle a réagit assez froidement quand j'ai parlé d'son bonhomme. Probablement normal, j'suppose. Mais j'pouvais pas m'empêcher d'me dire que son manque de r'cul sur la situation, le fait qu'elle comprenne pas que j'puisse considérer son gars comme un potentiel suspect, c'était une aubaine pour lui. Si l'mec avait effectivement fait l'coup, v'là qu'sa nana était prête à l'défendre. Pratique. Il aurait très bien pu la forcer à l'accompagner, pour vérifier c'qu'elle disait, ou répondre à sa place. Cela dit, je persistais à penser que l'gars n'y était pour rien. Simple question de routine. D'ailleurs, le mec avait éveillé mon attention. Un témoin potentiel, c'était important. Lui aussi il allait falloir qu'il passe à table. En attendant, j'allais écouter c'que m'racontait la bonne femme et scrupuleusement tout noter. La vérité est comme une saloperie de morpion qui se cache dans les draps : c'est en inspectant méticuleusement tous les recoins de l'histoire, tous les détails, qu'on finit par la trouver.
Nisha Patel. Pas l'même nom qu'la nana. Donc le nom d'son père, un nom indien. Et l'mec ici f'sait pas indien, donc c'était pas sa môme. Maison en flammes, mari assassiné, plus d'enfant. C'était pas un banal accident ou un coup fait au hasard dans la rue. Quelqu'un avait voulu du mal à cette famille, et s'y était bien pris. Pas de demande de rançon non plus, donc l'argent n'était pas l'motif, il s'agissait réellement d'une vengeance. Par contre la gonzesse me prenait un peu trop de haut. Si j'avais dit que j'voulais tous les détails, c'est que j'voulais tous les détails, pas m'entendre m'expliquer lesquels étaient utiles et lesquels l'étaient pas. Quant à sa famille en Inde, j'voyais pas en quoi ça les innocentait. Le coup avait très bien pu être magouillé à l'autre bout d'la planète et exécuté ici. J'ai r'gardé les dossiers de police qu'elle m'a r'filé, et j'ai r'connu deux-trois noms sur celui de New-York. Il allait falloir que j'aille discuter avec d'anciens collègues. Sorti de ça, la nana m'avait pas beaucoup aidé. J'avais besoin qu'elle cause, et elle en avait clairement pas envie. J'pouvais pas trop la blâmer, j'étais pas exactement le genre de mec qui fait tout pour être aimable et s'faire des amis.
Bon, j'ai r'pris. J'commence à y voir un peu plus clair. Vous m'dites que votre maison était en flammes et vot'mari assassiné. J'suppose que c'était pas un assassinat accidentel. Pourquoi quelqu'un s'en est pris à vot' mari ? Il avait des ennemis ? Des amis pas fréquentables ? Il était impliqué dans un truc pas net ? L'incendie, l'assassinat, l'enlèvement sans demande de rançon.... Quelqu'un vous veut du mal, c'est certain. C'que j'aimerais piger, c'est qui, et pourquoi. J'voudrais bien que vous me parliez d'la famille en Inde. J'me demande aussi qui et pourquoi a voulu vous dire qu'vot' fille était ici, à Arcadia. D'abord, est-ce que c'est bien vrai ? On a très bien pu vouloir vous éloigner d'la ville où elle est vraiment. Ensuite, si c'est vrai, pourquoi vous le révéler ? Vous auriez un allié que vous n'connaîtriez pas du côté des ravisseurs ? Je vais prendre le temps de bosser un peu sur tout ça, fouiller quelques pistes, et j'vous tiendrai au courant. I'm'faudra vot' numéro de téléphone, au cas où j'ai b'soin de vous appeler. Et vous monsieur, j'aimerais en savoir plus sur votre histoire. Racontez-moi cet enlèvement, vot' perte de mémoire, ce qui vous revient.... tout. Même ce qui vous semble insignifiant ou stupide.
Comme personne n'en prenait, j'ai rangé la bouteille et les verres sans un mot. Je sentais quand même que cette femme avait b'soin d'entendre un truc rassurant. J'ai fait du mieux qu'j'ai pu.
J'veux pas vous donner d'faux espoirs, j'lui ai dit, mais je pense que vot' fille doit être vivante et en bonne santé. Si l'ravisseur voulait lui faire du mal, il l'aurait d'jà fait et vous aurait envoyé une preuve, pour vous faire souffrir. S'il avait voulu la tuer, vous l'auriez r'trouvé dans vot' maison. J'pense que c'est à vous qu'il en veut, pas à elle. Alors vous inquiétez pas, on va la r'trouver.
Comme je m'y attends, Preeti s'enflamme quand les suspicions pèsent sur moi, malheureusement, ce n'est pas cette fougue qui va m'innocenter aux yeux de cet homme. Bien au contraire, je le crains. Cependant, plus il se concentre sur moi comme potentiel suspect, plus il perd du temps sur le réel coupable. Je n'ajoute rien sur ce qui a été dit et accepte la méfiance légitime.
La tirade sur Pavel me fait légèrement blêmir. Et si Preeti avait été là, ce fameux soir ? Sans doute qu'elle aurait subit exactement le même sort. Je craint aussi pour Preeti, certes, nous n'étions clairement pas là pour passer un moment agréable mais M Lewton soulève, point par point, beaucoup de questions qui pourraient raviver des mauvais souvenirs, ou des doutes dangereux.
Après sa volée de question, l'homme s'adresse directement à moi pour me demander ce que j'ai potentiellement vu. Je me sens terriblement ridicule, ça n'avait été qu'un rêve après tout, et ici, les dieux, la divination, l'onirisme et les créatures surnaturelles semblent si loin... Malgré tout, je me redresse et répond comme je peux.
"Ce soir là, j'étais à une collecte de vêtements dans le quartier. Pour peu que j'en sache, je me suis réveillé quelques jours plus tard à l'hôpital. La police m'a interrogé en me disant que j'aurais été témoin de l'évènement. Sur le coup, c'était le trou noir. Par la suite, j'ai rêvé de l'accident, juste les dernières secondes, assez pour voir une plaque minéralogique qui m'a mené ici, en Arcadia."
Je prend un instant. Au moins, l'un de mes rêves s'est avéré un élément véridique. Du coup, j'espère sincèrement que le reste peut l'être, cela nous fera avancer un peu.
"Ça m'est revenu par la suite, bribes par bribes. Mais je ne saurai pas vous dire ce qui tient du rêve ou de la réalité. En bref, j'ai vu la maison en flamme, je m'en suis approché. Deux personnes sont sorties en courant suivit d'une troisième, un bébé dans les bras. Je ne peux pas dire avec certitude si c'était des hommes ou des femmes. Le dernier a posé le bébé au sol, sur l'herbe, avant d'embarquer dans la voiture. Finalement, la personne à l'avant m'a vu, il a tourné le volent de manière à ce que la voiture vienne sur le trottoir et me renverse. Mon dernier souvenir est l'image d'une femme prenant le bébé et s'en allant avec... Bien entendu, encore une fois, je ne sais pas ce qui est du domaine de l’imaginaire ou de la réalité."
Je reprend mon souffle après cette dure révélation. Comme l'homme l'avait précisé, il n'y avait rien de stupide à s'accrocher à un rêve, j'espère qu'il n'est pas déjà en train de le regretter.
Par la suite, les paroles d'encouragements du détective n'arrivent pas à me rassurer. Si Nisha est effectivement vivante mais heureuse là où elle est ? Comment Preeti réagirait ? Et moi ? Aurais-je le cœur de l'arracher à sa nouvelle famille ? Je ne sais absolument pas ce que je préfèrerai à ce stade... Être dans l’expectative ne me va décidément absolument pas.
My fingers claw your skin, try to tear my way in. You are the moon that breaks the night for which I have to howl
Pendant que le détective détaille nos indices, je scrute un peu plus la pièce. Le bureau est à peine rangé, et si c’était le mien j’enchaînerais les crises obsessionnelles. Des paperasses, une bouteille de whisky qui trône fièrement sur une commode d’où sort un papier prêt à s’échouer au sol, un tapis, un bureau infesté, un fauteuil et deux chaises en face. Minimaliste, et pourtant la pièce avait l’air remplie. Mon attention se reporte sur Kyan. Mon mari semble paisible, et je n’arrive pas encore à cerner si ce calme est fictif en lui ou non. Ses traits semblent concentrés sur l’homme en face, les jambes croisées autant que les mains, dans une posture d’attente. Le détective reprend, et cette fois pose des questions… sur Pavel. Je réponds docilement, les yeux sur mes doigts, essayant d’être le plus précise possible.
»Pavel était un « businessman ». Il gagnait beaucoup d’argent, était peu à la maison, n’amenait que très rarement des collègues de travail (qu’il ne me présentait pas), ne parlait jamais de ce qu’il faisait. Parfois, il n’était pas à la maison pendant plusieurs jours. Je n’ai jamais su ce qu’il faisait de ce temps. Il devait certainement être avec d’autres femmes, mais cela ne m’importait que peu. Nous avions notre vie, chacun de notre côté, en quelque sorte. Donc je ne peux pas vous en dire plus sur sa vie en dehors de la maison. »
Je suis choquée de ce qu’il me dit. Quelqu’un aurait voulu me blesser, moi ? Mais je m’assène, et exprime mon point de vue.
»Je ne crois pas que ce soit une vengeance pour moi. Le peu de gens qui nous côtoyaient savaient que nous étions peu proches, et puis… Si on avait voulu me tuer, on n’aurait pas choisi cette nuit-là : tout le monde savait que je dansais ce jour-là, et que Pavel serait seul avec Nisha, puisqu’il invitait souvent les voisins lorsqu’il était seul à la maison, où il ramenait du travail. »
Le bonhomme insistait, et je finis, dans un soupir, par parler de ma famille. Espérons qu’il ne perde pas trop de temps là-dessus. »En matière familiale, j’ai deux parents, Pavel à les deux siens, et j’ai plusieurs oncles et tantes, mais je suis plus proche d’une tante en particulier, dont la fille et une sœur à mes yeux. J’ai des contacts avec plusieurs d’entre eux, essentiellement par colis ou téléphone, mais ils ne sont jamais venus en Amérique, et ils n’ont pu voir Nisha qu’une seule fois, à sa naissance, puisqu’elle est née en Inde. »
Si c’est vrai ? Un allié du ravisseur ?
»Ecoutez, je ne suis qu’une mère d’un enfant kidnappé. Je ne sais pas qui sont ses ravisseurs, n’ai aucune idée de ce qui est vrai ou faux ou qui peut être la personne qui la retiens captive. Je sais seulement que mon seul indice depuis deux ans et demi, c’est cette carte. Alors il va falloir faire avec. Les policiers de New York cherchent toujours, mais à mon avis, ils ont jeté l’éponge. Arcadia est en plein délire, entre les militaires et le manque d’électricité, et les agents du commissariat n’ont pas l’air de trop s’en faire sur le sort de ma petite fille. Maintenant, je suis à fleur de peau, je ne sais pas si vous nous menez en bateau ou pas, et j’aimerais qu’on ne se disperse pas sur mes anecdotes de familles ou sur des hypothèses de « et si c’est faux ou pas », parce que je n’ai que ça. «
Je me remets au fond de la chaise. Je sais que j’en ai trop fait, mais je ne veux pas d’un Agent Petit Con de plus. Je veux quelqu’un d’efficace, de discret, et surtout d’humain. Supporter de souffrir est une chose, mais toujours se faire enfoncer le couteau dans la plaie par des inspecteurs indélicats commençait à m’user clairement.
Un silence s’installe pendant lequel le bonhomme range son alcool, et je me rapproche de Kyan pour prendre un peu de son calme. Pour une fois, mon aura n’a rien d’optimiste. Je suis lasse, et je ne veux plus souffrir.
Ce n’est qu’après ce moment de répit trop court, que Monsieur Lewton prononce des mots un peu différents : « Ne vous inquiétez pas, on va la retrouver ». Enfin un peu d’humanité, de compassion.
J'ai noté leurs numéros d'téléphone, et j'les ai r'merciés. Dans l'état où ils étaient, j'préférais parler pognon qu'à la fin. J'allais pas soutirer du blé à une pauv' femme si j'pouvais pas lui ram'ner sa môme. J'ai pris deux minutes pour r'garder mes notes, je m'suis levé, et j'ai fait c'que j'faisais toujours quand j'avais besoin de réfléchir.
J'suis allé dans l'fond d'la pièce, près d'l'armoire, et j'ai viré tout l'bordel qui tranaît sur l'canapé. J'ai ajusté mon oreiller, je m'suis allongé, et j'ai pris la boîte de fléchettes sous l'canapé. J'aimais bien lancer des fléchettes vers ma cible quand j'réfléchissais, ça occupait mes mains, j'me concentrais mieux. Et comme ça m'gonflait prodigieusement de devoir me r'lever les chercher, j'en avais juste acheté plein. C'était très rare qu'une touche la cible, et souvent j'cassais des trucs, mais j'm'en foutais. L'important, c'était d'rester concentré.
C'était pas un accident. C'était pas un membre de la famille qui voulait la garde de la mioche. Ça avait que'que chose à voir avec son ex-mari. P't-être une vengeance. Les types n'avaient pas attendus que la gonzesse rentre du taf, donc ils n'en voulaient qu'au mec, et elle n'était pas considérée comme étant dangereuse. C'qui veut dire qu'elle ne les connaissait sûrement pas. La môme n'avait pas été tuée sur le coup ou laissée dans l'incendie, donc on la voulait vivante. Pourquoi faire ? La r'vendre ? Y a des coins où ça s'faisait. J'espérais qu'non, ce genre de vie doit être pire que la mort. Par empathie ? Peut-être qu'un des malfaiteurs avait eu pitié d'un bébé, et avait choisi d's'en occuper. Ça pourrait expliquer la carte postale. Ou pour faire souffrir la donzelle ? À c'moment-là pourquoi finir par lui indiquer où était sa môme ? Non, non, non, y a un truc qui collait pas. Aucune réponse ne rentrait dans les cases. R'vendre un bébé en Amérique, ou le sortir du pays, c'était impossible sans s'faire remarquer au moins un peu. Et puis dans ces cas-là on donne pas d'nouvelles à la mère. Pour l'empathie pareil, ça justifiait pas la carte postale des années après. Et pour la faire souffrir, pareil. En fait c'te carte postale était toujours l'élément qui collait pas. Fallait commencer par là. Elle avait été expédiée depuis Arcadia à New-York. Donc quelqu'un qui connaissait la nana, avait suivi ses déplacements d'assez près pour savoir où elle habitait, et avait jugé bon d'la tenir au courant de l'état d'sa môme après plusieurs années. Peut-être quelqu'un qui v'nait juste d'entrer en possession d'la gamine ? Mais alors pourquoi pas la rendre, tout simplement ? Et si la gamine était effectivement passée d'mains en mains ? P't-être que le type qui l'avait à présent avait rien à voir avec c't'incendie, en fait.
Un bruit de vaisselle cassée m'a tiré d'mes réflexions. Une de mes fléchettes venait d'péter une tasse, et d'toutes façons j'en avais presque plus dans la boîte. Je m'suis redressé sur l'canapé. J'cogitais trop, ça commençait à tourner en rond dans ma tête. Puisque tout avait l'air de tourner autour de cette carte, on allait commencer par ça. Bureau d'poste d'origine, empreintes digitales, reconnaître le paysage dessus, savoir si quelqu'un vendait les mêmes.... tout. Y allait avoir du taf.
J'ai enfilé mon imper et mon chapeau, j'ai chopé mes clés, et j'suis sorti. La journée allait être longue.
