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La gamine trimballait sa carcasse en plein centre-ville ce jour là. On lui avait dit d’être prudente - mais elle n’écoutait pas. Il ne faisait pas bon garder l’animal enfermé dans sa cage trop longtemps ; Salome s’y ennuyait, le cabot enrageait, et le climat déjà lourd l’oppressait davantage. A la moindre occasion, elle grognait, menaçait de ses crocs et devenait un danger pour son maigre entourage. Les sorties étaient alors son exutoire, un sacrifice indispensable et tant pis si elle croisait les ruskofs où cédait à ses pulsions canines au détour d’une ruelle. Il valait mieux courir ce risque là, dehors, qu’être un danger à l’intérieur.

Mains dans les poches, elle s’avançait sur les pavés brillants de la place principale en humant les effluves d’un camion de pizza. Affamée - comme toujours, elle contempla la file d’attente de son air médusé et soupira en s’y insérant derrière un couple d’étudiants. L’endroit était boisé, malgré les buildings et les routes à voies multiples qui entouraient ce rond de béton et de terre paisible. Des pigeons s’approchaient, picorant ça et là, et Salome dut réprimer l’envie furieuse de s’élancer à leur poursuite. Mordre à l’hameçon ne lui attirerait que des ennuis, elle le savait, et si elle voulait rentrer saine et sauve avant la nuit, il lui fallait absolument conserver le contrôle. Si elle se maîtrisait, tout ce qu’elle risquait c’était de se faire engueuler comme du poisson pourri une fois de retour chez Soren, et ça lui suffisait.

« Qu'est-ce que j'sers à la dame ? ». Son tour arriva vite tandis qu’elle se perdait dans ses pensées. Et quand le pizzaiole se pencha vers l’avant pour le lui signifier, la gamine le fixa tout d’abord avec des yeux de merlan frit. Elle regarda ensuite la carte exposée derrière lui. Thon, fromage, poulet, pepperoni ? Le temps de décider - et de saliver au passage, elle resta muette comme une carpe. « Euh, fromage et boeuf haché. Mais le faites pas trop cuire. Et j’vais prendre une pepperoni aussi ». La politesse n’étant pas dans ses habitudes, elle fit son choix et imposa ses règles avant de s’écarter sur le côté. L’autre plissa le nez, s’exécuta, et quelques minutes plus tard, la gosse repartait deux billets en moins, la joie de pouvoir se goinfrer éclairant son visage.

Elle traversa la place en sens inverse et emprunta une rue, puis l’autre, sans but. Juste celui de dévorer sa pitance au plus vite, les cartons encombrant ses mains blêmes. Au détour d’un croisement, elle releva les yeux vers le ciel qui commençait à s’assombrir. Les militaires la prendraient au filet comme un saumon si elle traînait encore dans les parages une fois le crépuscule atteint ;
Elle marcha quelques mètres nez au vent avant de regarder de nouveau devant elle ; là, une odeur étrange accompagnée d’un voile grisâtre la firent stopper sa course brusquement. « Merde ». Devant l’étrangeté de la scène, elle laissa choir sur le trottoir un morceau de pizza. Un gamin de son âge était étendu là, les cheveux roux luisants sous les derniers rayons solaires et la moue affligée face au ciel rougeoyant. Un acteur de théâtre ou un cinglé peut-être ? La divine grimaça, s’avança prudemment et projeta son ombre sur l’étranger au sol. « C’est qui Jules ? » demanda-t-elle soudain comme s’ils se connaissaient depuis toujours.
Et elle plissa ses orbes brunes pour mieux l’examiner. Elle était certaine à présent de ce qu’elle avait cru voir quelques mètres en arrière ; l’aura et les images superposées par instant à la réalité ne laissaient aucun doute quant à sa nature véritable : le garçon éploré était aussi une créature, leprechaun lui soufflait sa déesse bien au fait de ces choses. Epatée, Salome se pencha un peu plus vers l’inconnu et l’admira de sa hauteur toute relative : « Ben ça alors. J’en avais jamais vu avant ».  

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La gosse écarquilla les yeux, examina la créature et le morceau de nourriture écrasé sur le sol. Elle ne comprenait rien. Ni ce qu’il faisait là, ni ce qu’il racontait, et l’instinct de survie surpassant tout le reste, elle resserra d’abord l’étreinte autour du carton des pizzas.
D’après ce qu’elle en savait - pas bien grand chose en vérité - une simple peine de coeur ne poussait pas les gens à se rouler par terre en pleurnichant. La drogue, peut-être ? Un truc de leprechaun ? Ou bien c’était quelqu’un d’extrême, comme elle. Auquel cas, cette rencontre pouvait devenir amusante tout comme l’énerver rapidement. « T’as pris quelque chose ? » Toujours penchée au dessus du garçon, Salome s’approcha davantage. Elle cherchait la réponse en analysant ses prunelles et eut le bon réflexe quand il se redressa. Esquissant un mouvement de recul, elle évita la collision et contempla la scène qui se jouait dans la ruelle.

« Waw. Encore plus dégueu qu’moi ». Les mots franchirent ses lèvres sans même qu’elle les commande. La créature venait tout juste d’engloutir le bout de pizza échoué au sol, qu’un autre avait piétiné sans réserve. Sous sa forme animale, la gosse ne se formalisait jamais de ces choses là, mais sa version humaine avait appris à éviter ce genre de réaction qui pouvait lui causer des problèmes en plus de dégoûter les gens.

Un sourire amusé éclairant son visage, la divine retourna sur ses pas. Là, elle tint plus fermement la boîte tandis que le lutin tendait les bras et suppliait pour un autre morceau de pizza. « Gagné. Mais c’est à moi ». D’habitude, c’était elle qui faisait les poches ou les poubelles des autres pour grappiller un fond de nourriture. Cette fois, l’inversement des rôles dérida la gamine qui profita de la situation en regardant de haut le misérable avec un air moqueur. L’éclat de cruauté brilla dans ses prunelles tandis qu’elle se jouait de lui, jusqu’à ce que ses mouvements se fassent de plus en plus vifs et violents. Un geste d’égarement mit fin au jeu tout aussi brusquement qu’il avait commencé.

A peine la môme eut-elle l’occasion de sentir la paume se refermer sur sa poitrine, qu’elle envoya valser ce moment de récréation et son dîner. Le carton de pizzas s’ouvrit au vol et atterrit sur le trottoir. Le leprechaun plaqué au sol et incapable de bouger, le nez épousant le bitume, se retrouva sous son emprise par une clé de bras parfaitement maîtrisée. Un truc que lui avait appris Soren - pour se défendre, juste au cas où.

La louve ne riait plus du tout. Ses lippes retroussées sur ses crocs, elle poussa un grognement sourd et les pupilles de l’animal se mirent à luire à travers son regard. Il n’en faudrait pas beaucoup plus pour la pousser à bout et déclencher la mutation. Il y avait trop longtemps que le cabot n’avait pas pris sa place et il deviendrait de plus en plus dur pour Salome de ne pas céder à la transformation. Elle le savait, mais s’appuya tout de même sur le nain-au-chaudron. Le souffle brûlant dans sa nuque, elle approcha sa bouche de son oreille et s’adressa à lui sur un ton menaçant. « Dis, c’est quoi ton problème ? ».  

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Le geste était parfaitement exécuté. Assez précis pour empêcher le captif de bouger, de lui faire lâcher prise et de se retourner contre elle. Salome s’en étonna même, car c’était sa première fois en situation réelle. Elle contempla toutefois la scène avec fierté, un sourire esquissé sur ses lèvres et dans ses yeux noisette, l’éclat de la victoire. La force était bien superflue ; le secret, c’était ça : une maîtrise rigoureuse. Après quoi, l’anatomie humaine et la douleur faisaient le reste.

Bien loin de pleurnicher et de capituler tout de même, la créature entama un manège pour se sortir de ce pétrin. La rue n’était pas tout à fait déserte et les cris destinés à attirer l’attention des passants potentiels rencontrèrent un franc succès. Il fallait reconnaître que la ruse était le seul moyen de s’extirper du piège et à ce stade, il n’était pas si bête. Ce qu’elle se garda bien de lui faire remarquer, préférant les menaces : « Fais pas trop le malin, je peux faire pire que ça », chuchota-t-elle en renforçant sa prise. Griffer ou mordre, par exemple, mais ce n’était vraiment pas l’endroit.

Décontenancée par l’arrivée d’un inconnu venu s’interposer, la gamine chancela, dessera son étreinte, et laissa le rouquin filer. L’esprit trop occupé à tenir le cabot qui rugissait en elle, elle ne laissa même pas sa rage fuser et prendre l’importun pour cible. Il y avait de quoi pourtant lui en mettre plein la tête - après tout, c’était le leprechaun qui l’avait agressée en premier, de quel droit venait-il le défendre ?!

Les mains sur les genoux, elle s’écarta et se plia en deux, soufflant un barrez-vous totalement explicite au type qui l’avait séparée de sa victime. Comme on avait souvent tenté de lui recommander, elle essaya de faire le vide. De respirer, à fond, pour contrôler la bête et empêcher sa fougue de la consumer entièrement. Mais c’était plus fort qu’elle. En voyant le lutin prendre la fuite, de surcroît avec son butin, elle s’élança à sa poursuite, tel un éclair fendant le ciel. La traque avait cela de formidable qu’elle plaisait à l’animal, permettant d’assouvir ses pulsions.

Rapide, Salome fut bientôt sur ses talons, peut-être une à deux rues plus loin. Et quand il fut plus accessible, elle se jeta sur le voleur comme un loup affamé, le faisant presque rebondir, avant de l’attirer à elle et de lui retomber dessus de tout son poids. Elle entendit les os craquer - les siens inclus dans le lot, et le carton voler à quelques mètres d’eux. Affranchie de retenue, elle se mit à grogner pour de bon, plus animale qu’humaine à cet instant précis.

« Eh, vous deux ! ». Et puis elle releva les yeux, interpellée par une grosse voix, le visage pâlissant à mesure qu’elle découvrait la tenue d’un nouvel étranger. Les militaires font des rondes, tout le temps. Fais attention, et surtout sois rentrée avant le couvre-feu. Il ne faisait pas encore nuit mais de plus en plus sombre, et après cette prise en flagrant délit, ils étaient sûrs de se faire attraper. Elle se rappelait aussi ce qu’on lui avait dit sur les tests qu’ils faisaient et ce qui risquait de lui arriver si les forces de l’ordre découvraient sa vraie nature. La bête elle aussi flaira le danger, et Salome relâcha de nouveau sa prise avant de se redresser brusquement. De prédateur, elle passait à proie pour de bon, et la fuite - pour les deux - était la seule option. « On est grillés », cracha-t-elle au rouquin en tirant sur son bras pour le relever. Et sans attendre davantage, elle détala dans la direction opposée, sans se soucier d’être suivie ou non par le voleur de nourriture…

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Elle l’avait entendue baragouiner quelque chose au soldat, sans pour autant prendre la peine de discerner les mots. L’art de la fuite n’impliquait pas de s’attarder sur des détails sans importance, aussi la gamine s’était-elle contentée de courir le plus vite possible en empruntant des chemins sans logique pour semer tous ses poursuivants. Lorsqu’elle se retourna en pensant l’objectif atteint, le coeur battant à tout rompre et le souffle inégal, elle constata que le voleur l’avait suivie. Peut-être que les militaires n’étaient pas loin alors ? Histoire d’en être sûre et de pouvoir rentrer l’esprit tranquille, la môme se faufila entre deux bennes pour observer la scène, tandis que le rouquin entrait en collision avec quelqu’un.

Sa planque était parfaite. De là, elle pouvait voir la créature et les soldats s’ils venaient à le rejoindre. Le cas échéant, elle pourrait s’assurer qu’ils repartent, et si la situation venait à l’exiger, l’endroit était propice à une transformation. Personne ne s’étonnerait de voir un chien traîner dans les ordures, et ses vêtements pourraient finir avec les détritus. Ni vue ni connue, la chance allait peut-être lui sourire enfin.

Accroupie sur l’asphalte, elle revint au voleur de pitance, lequel était étendu sur le sol, dévorant ce qu’il restait de ses pizza. La môme poussa un soupir las, bien qu’au fond d’elle elle admettait qu’il avait le sens du spectacle. Peut-être trop, même pour elle. L’envie de lui jouer une mauvaise blague germa alors dans sa caboche, et oubliant le reste, elle décida de dévier un peu de son plan.

Elle n’avait rien dans les poches, hormis quelques pièces de monnaie et un billet de 5 dollars. A force de semer des habits aux quatre coins d’Arcadia, elle avait retenu la leçon. A l’abri des regards, elle commença par ôter ses chaussures, puis son manteau, son pantalon et enfin, son haut. Ses sous-vêtements rejoignirent aussitôt les restes de tissu, qu’elle enfonça sous les sacs de déchets.

Le froid n’attendit pas pour lui glacer les os. Alors Salome laissa l’âme de la Bête l’envahir, et la mutation s’opéra. Avec le temps, c’était devenu tellement facile qu’il lui était presque plus complexe de l’empêcher quand l’animal exprimait son envie de prendre le dessus. Quelques secondes lui suffisaient pour passer d’humaine à cabot, et le lutin n’allait pas lui échapper.

Sous la lune apparente, l’ombre du chien-loup se dessina bientôt dans la ruelle. Le poil hirsute, les babines retroussées sur les crocs, il jaugea le rouquin en s’assurant d’être vu, avant de s’approcher de lui d’un pas certain. L’oeil luisant et le ton menaçant, la gamine s’amusait mais qui aurait pu s’en douter sous cette forme ? Qui lui volait son repas, devait en faire les frais.  

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Les babines retroussées sur les crocs, le cabot menaçant prit place en face du leprechaun pour lui barrer la route.
La nuit était tombée enfin, et dans ce quartier de la ville, quelque peu éloigné du centre, la coupure générale les plongeait dans le noir. Il n’y avait que la lune - alliée de la déesse - et deux ou trois étoiles pour éclairer la scène.

Les circonstances lui donnaient l’air bien plus sauvage que d’ordinaire, et l’animal s’en délectait. Longtemps, il encercla l’adulescent, tenta de l’effrayer en s’approchant, puis renonça devant l’appel de la pitance. Le carton de pizza jeté à terre par le garçon, Salome se rua dessus sans demander son reste et avala son contenu jusqu’à la dernière miette - avec un peu d’emballage en supplément. La volonté de l’estomac surpassait - et de loin - celle de l’esprit et ses priorités se révélaient dans ce genre de situation. Il n’était pas difficile de faire dévier la môme de ses projets, en particulier lorsqu’elle se pensait intouchable et hors de tout danger…

Quand elle leva le nez vers la benne à ordures, c’était déjà trop tard. Elle l’avait vu filer et s’y planquer au cours de son festin, mais ce n’était plus le porteur de malchance qui lui posait problème. La truffe au vent et les oreilles dressées, tous les muscles bandés et la vue en alerte, le clébard pressentit la menace avant même de l’entendre, de la sentir ou de la voir. S’il n’avait pas été aussi gourmand et sûr de lui, peut-être bien que l’instinct animal l’aurait sauvé de cette impasse…

Quelqu’un les observait. De près, de loin, la gosse n’aurait pas su le dire tant une force inconnue brouillait ses sens, même les plus aiguisés. Dans la pénombre, son seul réflexe de défense fut de montrer les dents et de se remettre à grogner. L’une après l’autre, elle tenta bien d’utiliser ses facultés pour échapper à l’ennemi mais aucune ne sembla obéir à sa volonté. Quelque chose les contrait. Pas des mortels comme ceux qui avaient failli les prendre un peu plus tôt, mais des divins sans aucun doute, aux pouvoirs bien plus grands que ceux qu’elle avait aperçus jusqu’à présent.

Ils étaient au moins deux. Elle reconnut l’aura brillante et écarlate de ses semblables, leur russe qu’elle ne comprenait pas. Puis un voile noir s’abattit sur son corps, comme un manteau de nuit sans lune et sans étoiles. Alors un jappement sourd s’échappa de sa gueule, destiné au voleur de pizza. Un cri irréfléchi, un peu désespéré qu’il ne saurait même pas identifier sans doute… Elle aurait bien voulu qu’il l’aide si l’acte n’avait pas été aussi risqué.

Il valait mieux qu’il demeure à l’abri dans sa poubelle, sans gigoter, sans faire de bruit. Aussi incongru que cela puisse paraître, sa dernière pensée fut pour lui, quand l’étau se resserra sur elle et que toute tentative de fuite devint aussi absurde que vaine. Le leprechaun avait eu beau l’agacer, il n’était pas un mal pour elle en comparaison de ce qui l’attendait.

A moins que…

Et une idée lui traversa l’esprit avant qu’elle ne ferme les yeux et se voit emportée par deux shestyorka.

Et s'il lui avait tendu un piège ?