Artyom du haut de ses 8ans, n'avait jamais vraiment pensé au concept qu'était les parents et encore plus précisément ce qu'était un père. Des mères, il en avait eu tant qu'il n'aurait pas été capable de toutes les compter. Elles avaient été de toute âge, de tout physique, elles avaient été douce, sévère, aimante, espiègle. Son premier mot avait été un tonitruant « veut » en direction du gâteau que lui tendait Marie, ses premiers pas titubants s'étaient dirigés vers la robe pimpante de Lucie. Il était passé de bras en bras, de hanche en hanche, de main en main.  Le jeune enfant n'avait jamais eu conscience de l’étrangeté de sa situation, il avait toujours eu quelqu'un pour lui faire classe, quelqu'un pour l'emmener marcher près des quais de la seine en plein été, quelqu'un pour le nourrir et des milliers de baisers et de mains dans les cheveux pour l'aider à s'endormir.

Aussi Artyom ne comprenait pas ce que voulait l'homme qui était venu il y a quelques jours chez lui et qui voulait l'emmener. Il n'avait aucune idée de ce qu'il lui voulait et il était hors de question pour lui de quitter la maison qu'il avait toujours connu. Il y avait eu des cris, des pleurs, des menaces. Et le cœur lourd, les larmes aux yeux, on lui avait ordonné de mettre ses affaires dans un sac. C'est hurlant, pleurant et frappant que l'homme le força à quitter la seule vie qu'il n'avait jamais connu. C'est avec un dernier bégaiement larmoyant, une dernière supplique pour qu'on le laisse rester que Marie lui toucha la joue en lui disant qu'il allait être heureux avec son père et qu'il allait beaucoup leur manquer.

Il n'avait aucune idée de ce qu'était un père, il savait juste qu'il venait de l'enlever à la seule famille qu'il avait jamais connu.

C'est dans une véritable maison des horreurs que l'homme l'emmena. Il y régnait un silence presque assourdissant quand il y fit ses premiers pas. On lui interdit l'étage, on le pousse un peu brusquement vers sa chambre en lui disant d'y rester et c'est la tête haute, l'orgueil au bout des levres qu'il s'y dirige sans dire un mot.

C'est la nuit que commencèrent les hurlements.

Ces cris de douleurs, de désespoir et de souffrance l’accompagnèrent pendant des années. Il n'avait jamais osé poser la question au père bourru parfois violent. Il n'aurait pas pu poser la question à l'épouse spectrale de celui-ci. Aussi, Artyom 12ans décida de découvrir ce mystère par lui-même. D'un pas assuré et silencieux, il se dirigea vers le sous sol. C'est les yeux écarquillés par la peur qu'il découvrit les corps liés et sanglants qui décoraient les murs souterrains. C'est une main lourde s'abattant sur son épaule qui le fait sursauter.

« Qu'est ce que tu fais là, petit ? » le questionne la voix brusque de son père. Il n'y entend aucune trace des colères violentes de celui-ci le poussant à poser la question qui lui brûle les lèvres :

« Qu'est ce que tu fais avec tous ces gens ? »

L'enfant écoute fasciné l'histoire du père, il entend parler d'origines divines, il entend parler de sa mère pour la toute première fois. L'orgueil de l'enfant grandit en apprenant qui il est. On lui parle de réincarnation, de sacrifices sanglants et de puissance. On lui vole chaque once d'innocence en lui mettant le couteau dans la main, en l'incluant dans les sacrifices funestes. Pour la première fois, il n'a plus peur des hurlements.

C'est peu avant ses 16ans qu'il reçoit la visite d'un spectre. La délicate silhouette de sa belle mère se dessine dans l'embrasure de la porte. Il la regarde comme on observe un animal blessé. En 8ans de vie commune, elle n'est jamais même une seule fois entrée dans sa chambre. Elle n'a jamais quitté sa tour d'ivoire en entendant les cris du sous sol, en entendant les cris furieux du père, en attendant les cris de douleur de l'enfant. Elle est pourtant là aujourd'hui, le bas de sa robe blanche volant légèrement sous l'impulsion de la légère brise dont la demeure ancestrale n'arrive jamais à se débarrasser. Aujourd'hui, elle a plus l'air d'un spectre que jamais.

« Tu devrais partir Artyom » lui conseille le fantôme. « Tu n'es pas en sécurité ici. »

Sa seule réponse est un sourcil qui se lève, l'adolescent est presque apeuré à l'idée de parler et de la faire fuir.

« Il ne t'a pas fait vivre ici par bonté de cœur tu sais, il ne fait jamais rien par bonté de cœur. » Les yeux brumeux le fixent et il ouvre enfin la bouche.

« Qu'est ce que tu veux dire ? Pourquoi est ce que mon sort t’intéresserait ? »

Le spectre glisse jusqu'à lui si rapidement qu'il fait un pas en arrière. Des mains osseuses et fragiles lui attrapent les poignets alors que la voix lui parle de son propre sacrifice, de la recherche désespérée de puissance de son père qui passera par un infanticide. Les choses se font plus claires, les années passées prennent un tout autre sens, son père l'avait amené ici pour le garder à l’œil, pour l'avoir sous la main lorsqu'il serait temps de le sacrifier, il avait été élevé comme un animal qui allait être abattu.

C'est une colère noire qui l'envahit, Artyom n'est plus capable de ressentir quoi que ce soit d'autre que cette envie meurtrière, il se détache brutalement des mains qui l'emprisonnaient. C'est les mains vides et le cœur plein de haine qu'il descend une dernière fois dans la cave pour confronter son géniteur.

La confrontation se fait violente, le couteau sacrificiel dans la main de son père s'abat brutalement à quelques millimètres de sa tête lui entaillant la joue. Il est plus fort, plus désespéré, plus entraîné que lui, Artyom perd lentement du terrain. C'est avec une dernière bouffée de haine qu'il explose.

Le sous sol est plongé dans le noir complet mais il peut étrangement y voir comme en plein soleil. Ses mains retournent le couteau contre son agresseur, la lame se plante lentement dans le cœur de son père et il ne s'est jamais senti aussi vivant.

C'est en attrapant la main de sa belle mère pour pouvoir s'enfuir dans la nuit, qu'il s’aperçoit qu'il ne peut presque pas la sentir. L'adolescent trouve des excuses, se persuade que c'est les effets de l’adrénaline. L'effet dure encore et encore. Il ne sent plus le goût des aliments, il ne sent pas la poigne ardente de sa belle mère qui refuse de lui lâcher le bras alors qu'ils se perdent dans la campagne environnante.

C'est quand ils atteignent la sécurité de la ville qu'Artyom commence à se poser des questions, qu'il commence à expérimenter. Un coup dans un mur, une entaille dans la main et rien. Son corps entier est comme engourdi. Il prend ça comme une force, on ne pourra plus jamais lui faire de mal, il devient arrogant et imprudent. Il provoque sa chance, provoque les autres, provoque le destin. C'est bien plus tard qu'il comprend l'étendue du probleme, les conséquences que cela a sur sa vie. Il s'essaye au plaisir charnel mais il ne sent presque pas la peau qui glisse sur la sienne, il n'arrive pas à connaître le goût du repas qu'on lui met sous les yeux et il comprend.

Il a ôté la vie de son indigne père et il a été maudit en retour.

C'est bien des années plus tard, en arrivant aux États-Unis qu'il rencontre enfin sa génitrice. La relation se fait difficile, c'est plein de ressentis, de peur et d'orgueil qu'ils lient une relation secrète. Artyom s'accroche à la version idéalisée qu'il a d'elle, s'accroche au fait qu'elle seul serait capable de l'aimer après tout ce qu'il a fait. Personne ne doit connaître leur lien, personne ne doit connaître leur vie. Artyom rejoint Arcadia, il rejoint la Bratvia. L'homme espère encore, il veut croire qu'entouré de ses pairs, d'autres dieux, d'autres créatures divines, d'autres héros, il sera capable de trouver un remède à sa condition. Il fouille, il menace, il corrompt mais rien ne semble ébranler la malédiction qui règne en maître sur sa vie.

Il monte lentement mais sûrement dans les rangs de la Bratva, il se fait alliés et ennemis sans distinction autre que leur utilité, de ce qu'ils peuvent leur apporter. Il frappe, tue, vole et couche dans l'espoir de ressentir quelque chose, il jalouse chaque personne qu'il croise, il envie les cris d'agonie de ses victimes car elles sont au moins capable de sentir quelque chose. Sa carcasse anesthésiée, ses manques de remord et la montée au pouvoir de sa mère Oksana le propulse en haut de la hiérarchie.

Sa mère épuisée par la guerre intestine des clans d'Arcadia disparaît soudainement lui laissant les clés du royaume et le goût amer d'un second abandon de sa part. C'est un homme plein de colère qui prend la tête de la Bratva presque à contre cœur. Il n'avait jamais voulu cette place mais il en voit les avantages, il ne perd pas espoir qu'un jour il parviendra à trouver un moyen de soigner son affliction et à se sentir presque humain à nouveau.

Il jette son dévolu sur la jeune Malkina Pouchkine, il voit dans ses yeux les reflets fantomatiques de toutes les femmes qu'il aurait voulu aimer, il voit en elle une possibilité. Il voit en elle une poupée qu'il pourrait modeler, une créature qui n'aurait d'autres choix que de l'aimer. On lui prophétise l'arrivée de sa descendance, un enfant qui sera l'objet de sa chute et Artyom épouse Malkina en se promettant que jamais il ne donnerait cette chance au destin.