Une sortie pour Pya, ça s'apparentait à un trésor rare mais infiniment précieux. Pas parce que la Calavera la cloîtrait chez elle, plus maintenant, mais plutôt parce qu'elle n'osait jamais vraiment dépasser les limites du quartier. Des limites qu'elle s'imposait elle-même, parce qu'elle n'était pas certaine que ses capacités d'adaptation soient à la hauteur. Un peu aussi, parce que ce qui se trouvait au-delà l'effrayait. À force de la conserver dans sa tour dorée, à lui raconter d'affreuses choses sur les
méchants du monde extérieur, son padre avait réussi à la convaincre que sa place n'appartenait pas à ces rues étroites et malfamées, au sein de cette foule opaque et cruelle qui peuplait le monde. Et pourtant ! Dieu sait qu'elle mourrait d'envie de voir ce qui l'attendait
plus loin ; elle désirait simplement ne pas être seule ce faisant. Et son garde du corps, golem de chair à la langue visiblement tranchée – sauf lorsqu'il s'agissait de cracher des remontrances – ne l'aidait en rien dans sa quête. Il se contentait de lui grogner dessus dès qu'elle lui proposait une destination.
Mais c'est fini tout ça. Ce soir, je redécouvre un bout du monde, et je ne serai pas seule.Senua Campbell, d'une façon similaire à Pya et pourtant, aussi profondément différente, évoluait au sein d'un nid plein à craquer de testostérone. Au cœur d'un gang, sur lequel régnaient les hommes et la violence. Elle ne lui avait jamais parlé, n'avait jamais vraiment osé, sans compter que ses apparitions publiques se faisaient rares. Néanmoins, elle la connaissait un peu par les murmures qu'elle récoltait sur elle, par les quelques fois où elle l'avait entraperçue entre deux portes secrètes, à la dérobée. Pya se moquait bien de ce qu'on disait sur elle mais elle restait curieuse –
trop, peut-être – et intriguée par les membres de cette famille qu'elle découvrait petit à petit.
Et ce soir, Senua Campbell l'attendait derrière cette porte, en-dehors de leur quartier usuel, et mieux encore : elle l'avait explicitement invitée à venir la rejoindre. Pya ne connaissait pas bien les jeux d'argent mais elle était presque sûre qu'elle venait de remporter le jackpot.
Son poing cogna sans hésitation à trois reprises sur le battant en bois et elle essaya de contenir son excitation lorsqu'elle entendit du mouvement à l'intérieur. Elle se pencha sur le côté pour essayer de distinguer à travers les rideaux opaques qui obstruaient une des fenêtres du rez-de-chaussée ce que lui avait préparé la jeune femme, mais impossible de percer à jour le mystère. La surprise était complète.
La porte s'ouvrit, dévoilant une femme qu'elle ne connaissait pas. Comme elle s'écartait pour la laisser entrer, elle demanda à son garde de rester posté à l'entrée – c'était embarrassant à admettre mais elle ne voulait pas l'avoir dans les pattes pendant qu'elle parlerait à Senua – et entra sans plus tarder, le sourire aux lèvres.
« Hola ! », lança-t-elle joyeusement. Son optimisme l'aveuglait probablement car ses méninges mirent quelques secondes de trop à comprendre que l'expression de l'inconnue clochait. Ainsi, le visage de la femme plantée devant elle se résumait à une paire d'yeux larmoyants et un trait de lèvres fines secoué par des tocs et des tremblements.
L'entrain insufflé à sa voix s'éteignit progressivement dans un souffle surpris.
« Est-ce que tout va bien ? », murmura-t-elle, saisie par l'inquiétude. La femme la dévisagea, les pupilles follement dilatées, les paupières largement écartées, mais elle ne répondit rien, se contenta de la dévisager comme si elle avait perdu la tête. Et puis, les premiers mots tombèrent au loin, d'une bouche plus familière.
« Tu es pile à l’heure. ».
Ses yeux se détachèrent immédiatement du visage crispé de l'inconnue pour se porter sur celui de Senua qui, assise à une table, semblait attendre le plat de résistance. L'idée qu'
elle soit le plat de résistance ne la traversa pas un seul instant. Au lieu de quoi, un sourire spontané s'installa sur ses lèvres. Comment aurait-elle pu avoir la moindre minute de retard, alors qu'elle s'était languie de ce moment toute la journée durant ? Cependant, son plaisir fut de courte durée, interrompu par Senua, qui ajouta :
« Je te présente Javier, sa femme et son fils qui vient de fêter ses sept ans. ».
C'est alors seulement qu'elle les remarqua. En plus de la femme qui lui avait ouvert la porte, un homme et un garçonnet, attablés près de Senua. Toutefois, si le minois de son aînée reflétait un état émotionnel proche du néant, les visages de la famille étaient marqués d'une peur hideuse. Des larmes s'accrochaient à leurs cils, d'autres coulaient sur leurs joues si livides qu'on eut dit des fantômes-convives, cramponnés à leur chaise comme à des bouées de sauvetage lancées en pleine mer.
Sourcils froncés, elle lâcha du bout des lèvres un
« Enchantée » qu'elle espéra convainquant. En réalité, elle ne comprenait pas très bien pourquoi ils semblaient si affolés.
« Je t’en prie, ne reste pas debout, viens t’asseoir avec nous. ». Cette fois, sa naïveté ne filtra pas l'intonation : l'invitation n'était rien de plus qu'un ordre poli. Et Pya, enfant obéissante, suivit la directive, prit place sur la chaise qu'on lui désignait, les mains croisées sur la table. Cette fois, ce n'était pas tant parce qu'obéir, c'était ce qu'elle faisait de mieux dans sa vie, mais plutôt parce qu'elle ne voulait pas décevoir Senua. Elle voulait l'écouter, comprendre.
« Est-ce que tu sais pourquoi nous sommes là ? ». Ses prunelles balayèrent rapidement les visages crispés de terreur, un à un, s'attardèrent plus longuement sur le fils, sur ses larmes, sur ce qu'il taisait mais que son regard criait, puis revinrent s'ancrer dans celles de Senua. Elle secoua d'abord la tête, parce qu'elle n'en avait aucune idée, puis elle s'arrêta en plein mouvement, essaya d'analyser la situation. Elle s'humidifia les lèvres, ses doigts se tordirent nerveusement, puis elle se lança d'une voix douce :
« Ils ont peur... de toi, je suppose. Ce qui veut dire que... que tu attends quelque chose d'eux. ». Elle se souvint de Joaquin, des questions qu'il avait posées à l'homme défiguré juste avant qu'il ne
l'éteigne.
« Des informations ? ». Peut-être, ça ou autre chose. Elle commençait à comprendre que la Calavera avait des milliers de motifs pour couper, hacher, frapper.
Cela pouvait résoudre la question
pourquoi Senua se trouvait là, mais cela ne lui disait pas pourquoi
elle, elle était là.
« Ce que, moi, je fais ici... ». Pour quelle raison la demandait-on toujours sur les scènes de violence passée ? Sa capacité à réveiller les morts. Sauf qu'ici, ils n'étaient pas encore en veille, ils allaient parfaitement bien, alors...
« Je ne sais pas... », admit-elle, avant de proposer
« est-ce que tu as besoin de moi si jamais tu les tues ? ». L'idée ne la dérangeait pas en soi, tant qu'ils ne souffraient pas. La mort n'avait rien d'irréparable à ses yeux, mais la douleur lui crevait le cœur.
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