Sinead sortait d’une répétition comme il y en a parfois pour le récital estival. Elle avait joué convenablement et aurait pu aller prendre un verre avec ses collègues de l’orchestre philharmonique, mais elle avait préféré rentrer. Peut-être était-ce une intuition à cette époque, toujours est-il qu’elle avait décliné l’invitation qu’on lui avait faite et qu’elle était passée par le district industriel avant de rentrer chez elle. Il s’agissait aussi de vérifier que la drogue s’écoulait paisiblement, que les troupes ne mouftaient pas, bref que tout le monde faisait son travail correctement. Elle se mit à suivre avec nonchalance un gamin à l’allure assez pitoyable, l’étui de l’alto qui balançait au rythme de ses pas, tandis qu’elle mâchait un chewing-gum et faisait des bulles relativement ridicules, qui éclataient trop tôt. Était-elle consciente que l’enfant dont elle filait le train était une hallucination ? Probablement pas. Elle ne se sentait pas encore vraiment fatiguée, elle avait eu une journée presque normale. Elle avait cassé des gueules le matin, avec son poing américain et son flingue, elle avait déjeuné tranquillement dans le quartier historique, elle s’était baladée un peu, avait donné des conseils à un de ses soldats, et puis était allée répéter pendant plusieurs heures. Rien qui ne la fatigue beaucoup.
Passer par le district industriel lui permettait simplement de vérifier que le plan se déroulait comme prévu, que tout s’enchaînait logiquement et qu’il n’y avait pas de grain de sable dans les rouages. S’il fallait taper un peu sur les petites frappes du coin, elle pouvait le faire sans trop s’épuiser, et elle pouvait faire la tournée nocturne seule, surtout, toute auréolée de l’influence de Nemhain. Sauf qu’elle suivait quand même un gosse qui n’existait pas. Peut-être était-ce une intuition, après tout, oui. Parce qu’elle sentit le danger avant de le voir, sensible aux émotions d’une inconnue qui venait de se faire attraper et tentait de lutter contre son agresseur sans y parvenir.
S’il y a bien une chose que Sin n’aime pas, c’est qu’on s’en prenne à une gamine isolée. La lâcheté, ça n’a pas sa place pendant un combat, clairement.
Sinead a tendance à instiller l’appréhension du combat, mais là, ce n’était clairement pas elle qui en était la cause. Une raison comme une autre pour intervenir. Une raison pour sortir un poinçon tout en avançant plus vite. Le sourire narquois qu’elle affichait jusque là s’efface et le chewing-gum est craché à mesure qu’elle accélère le pas. Les talons qui claquent auraient pu l’annoncer si l’impudent avait eu l’ouïe fine, mais il semble plus occupé par sa future victime qui étouffe presque. Dommage pour lui, tant mieux pour la jeune femme, parce que Sinead peut rapidement l’atteindre. Le poinçon, pressé contre le dos du type, est rapidement accompagné de la voix glaciale de la rouquine qui lui intime impérialement : « Tu la lâches, ou je te troue de part en part. » À ces mots, en prévision de la lutte qui peut s’ensuivre, Nemhain s’éveille et plonge l’humain dans l’épouvante, en faisant ressortir toutes ces pensées dérangeantes qu’on lie à la guerre, flots de sang, victimes armées, bris d’os, et les ténèbres de la mort à venir. L’assaillant lâche prise sur sa proie et finit cloué au sol en quelques secondes, le genou de Sinead qui lui écrase la nuque et le poinçon au niveau de son tympan. « J’aime pas me répéter, gros con, c’est pas la première fois que j’te pince. » La terreur cloue le mec au sol tandis que Reed referme le couteau suisse dans une poche de sa veste en cuir, se relève et replace ses cheveux correctement, puis pose son regard sur la petite chose qu’elle a tiré des pattes du grand méchant loup.
« J’lui avais dit que si je le reprenais à faire ça, j’le saignais comme un porc… C’est ça, non, Dennis, c’que j’avais dit ?, interroge-t-elle le connard qui semble figé au sol et écarquille les yeux d’horreur. Hm ? Oh, shit, vla qu’il est tétanisé. Bon. » Elle hausse les épaules et reviens à la jeunette. « Tu vas peut-être vouloir regarder ailleurs, deux secondes, le temps que je m’en occupe… Si je fais rien, les autres vont croire que j’me suis ramollie et vont reprendre leurs conneries avec les nanas. » Accroupie, Reed pose son étui par terre et ouvre le double-fond. Elle en sort une paire de gants, qu’elle met sans se presser, jetant par moments un coup d’œil au dessus de son épaule pour vérifier que ledit Dennis est bien là où il doit être. Puis, une fois que c’est fait, elle se relève, avec un pistolet dans la main droite, et commence à enlever le cran de sûreté, avant de se raviser… « Attends, tu veux ptet le faire, en fait, non ? », demande-t-elle à l’inconnue, tout en désignant l’agresseur et en tournant le flingue, la crosse vers la gamine. Que la jeune femme prenne ou non l’arme, Dennis est mal barré. Oh, Sin n’est pas forcément partie pour le tuer, quand même. Un mort, comme ça, dans le district industriel, ça pourrait être mauvais pour les affaires. Non, une petite balle dans la rotule, ça devrait être suffisant, mais bon… Le choix est désormais laissé à celle qui doit tout juste être arrivée à Arcadia.