Le vent souffle, brise fraîche sur le front chaud.Les cauchemars, autrefois aussi rares que des bouteilles de naufragés jetées à la mer, devenaient récurrents. Omniprésents sous les paupières secouées de soubresauts, peuplés d'ombres noires qu'elle ne parvenait plus à oublier. Plus depuis la nuit où elles étaient apparues la première fois, quelques semaines plus tôt. Les
faucheuses ; entités fantasmagoriques sans réalité propre, nées dans la fièvre brûlante de sa presque
extinction. Elles avaient disparu, dans un premier temps. Lorsque son commandante les avait chassées en apaisant le mal qui la rongeait, leurs silhouettes vaporeuses s'étaient éclipsées... avant de renaître dans le creux fertile de son inconscience, plus terribles encore.
Des flammes naissent du feu oublié, s'allongent, s'étirent paresseusement, avant de s'éprendre d'un morceau de papier sur lequel des recettes sont griffonnées en espagnol.Pya ne s'inquiétait pas, pas vraiment ; elles disparaîtraient comme les mauvais rêves sur son padre s'étaient essoufflés. Le temps et la distance produisaient souvent des petits miracles auxquels les gens ne prêtaient pas attention. En attendant, elle les subirait docilement, les accepterait pour ce qu'elles semblaient être : une punition de là-haut pour avoir dévié du plan divin, pour avoir
repris ce qu'elle avait si gracieusement
donné – la
vie.
Et l'enfant dort, dort d'un sommeil agité. Fractionné.
Ça tamponne sous son crâne, ça brûle d'un autre feu.L'avantage lorsqu'une personne faisait toujours le même rêve ? On pouvait se préparer,
anticiper. Pya savait ce qui l'attendait, dès qu'elle fermait les yeux. Les doigts squelettiques tendus vers son visage, les bouches en forme de gouffres, les yeux aveugles qui la guettaient inlassablement. Se coucher devenait un combat de volonté : la gosse effrayée ne voulait pas y aller, mais l'adulte forçait, poussait, souhaitait affronter ses peurs. Et Pya s'en sortait avec les honneurs, la plupart des nuits. Ne se réveillait presque plus en sursaut, taisait les cris d'effroi, se plantait devant les ombres avec détermination.
Sauf que, cette fois, elle n'avait pas
prévu de s'endormir, et les traîtresses en profitèrent.
Le mauvais rêve fut violent, abracadabrantesque. Une faucheuse se distinguait des autres, s'avançait d'un pas lent qu'elle ne pouvait distancer, peu importe la vitesse à laquelle ses jambes s'épuisaient. S'avançait, s'avançait. Tant et si bien que Pya se retrouvait acculée, roulée en boule dans un coin. Paumes plaquées contre les oreilles, à crier des
va-t'en auxquelles l'autre restait sourde. À toujours plus s'approcher. Et lorsqu'elle fut suffisamment proche pour que Pya distingue le moindre des détails de son visage anonyme... un parfum familier lui souleva le cœur. Après-rasage. Huile-cire pour le bois. Les yeux soudain écarquillés, elle
reconnaissait, se paralysait. Et la faucheuse levait ses mains décharnées, retirait son masque, et le visage du
padre apparaissait, pupilles pétillantes, traits sérieux et-
« Non ! ». Cri unique, pétri d'angoisse. Pya se redressa comme un vampire dans son cercueil : d'un bond, les joues rouges et les muscles raides. Le souffle lui manquait, ses yeux piquaient. Cœur lancé à mille à l'heure. Elle inspira, sa gorge protesta et elle se mit à tousser. Quelques mèches s'aggripèrent à ses joues couvertes de sueur ; elle les repoussa, releva la tête, et se crut à nouveau en plein cauchemar. Sa cuisinière flambait – le gaz, elle avait oublié d'éteindre le
gaz, s'était endormie pendant qu'elle cuisinait, et à présent, tout fumait, crépitait et s'enlisait dans les flammes. Propulsée par l'adrénaline, elle se redressa, ignora la morsure brûlante du parquet contre ses pieds nus, et s'avança vers le feu, coude en coupe autour de son visage.
Ne pas avaler de fumée. Ne pas jeter d'eau. Il lui fallait un torchon humide.
Non, idiote, retourne sur tes pas, prends le foutu extincteur dans le couloir de ton immeuble, et reviens arrêter l'hémorragie de fumée.Elle voulut écouter, vraiment, mais lorsqu'elle se retourna, le vertige la saisit. Et elle se demanda depuis combien de temps elle inspirait la toxicité des flammes. Sans doute trop.
Les faucheuses m'ont sauvée, m'ont réveillée, songea-t-elle.
Mais ce n'était que pour mieux me voir suffoquer.Code by Silver Lungs