Il est tôt -trop tôt pour une Arcadia ankylosée, dont on devine la souffrance à l'inactivité inhabituelle. Depuis quelques temps, les mouvements de la métropole semblent ralentis par les dernières vagues, comme des boulets accrochés aux pavés, plombant l'effervescence de la fourmilière humaine. Marlee peut goûter au climat de tension alors qu'elle prend les transports, hors du quartier hispanique où sèche encore le sang des leurs (des autres !), hors d'une ville grise qui depuis l'annonce des autorités se mure et se terre dans ses propres entrailles. Certains se cachent, d'autres se préparent -l'ambiance générale a tourné aigre, on le sent jusqu'à la moelle. Dans le cas de la prophète, on le sent même jusque dans les rêves.
Marlee sent qu'elle n'est pas seule ; elle ne l'a jamais réellement été, mais s'ils étaient sur des ondes différentes, ils se distinguent et s'effleurent désormais nettement, comme si les chamboulements les faisaient entrer en résonance, les attiraient les uns aux autres dans l'urgence. Tout ce qui n'est pas bêtement humain, si une telle chose existe vraiment, est devenu un danger pour l'espèce -et les tout-puissants sont trop inquiétés de leur propre sort / trop affairés à sauver leur propre peau pour s'inquiéter du sort de ce qui n'est ni tout à fait Homme, ni tout à fait Dieu. L'entre-deux comme toujours, se retrouve livré à lui-même.
C'est cette dernière vague qui l'entraîne jusqu'à la baie : une courbe d'écume et de sable parsemée des relents d'Arcadia -déchets plastiques, bois flottant, objets du quotidien, incongrus, échoués là par hasard, parfois même quelques corps jetés jetés, volontairement ou non, plus en amont. Contre le vent, Marlee sort le nez du col de sa veste -elle voit peu l'océan hors des rêves, et l'air marin s'infiltre dans ses poumons, jusque dans sa chair endurcie par l'asphalte et les gaz d'échappement. L'horizon paraît s'étendre à l'infini ; elle s'avance, les muscles fourbus du long voyage hors du centre, sort maintenant les mains des poches, ouvre les paumes au sel, à l'eau et aux éléments -le déjà-vu la saisit sans surprise, l'ébranle des pieds à la tête. Elle a su, en se levant avant l'aube. Sans un doute Marlee a enfilé sa veste, prit le premier train.
La prophète se retourne sur la plage, cligne des yeux en distinguant la silhouette, encore lointaine. Un sourire manquerait de lui ourler les lèvres, si une ridule ne creusait pas encore son front ; elles ne se sont pas vues depuis de longs mois, Selda et elle, et pourtant, pourtant Selda est là, fidèle à l'appel. « La Calavera ne t'a pas encore mangée toute crue ? », souffle-t-elle alors que Miralles est encore une ombre sur les dunes. Filiforme, minuscule, elle s'étire, s'étiole, se rapproche. Sappier attend, impassible, remet les mains dans les poches.
Voir Selda en dehors d'elle, alors qu'il y a deux heures elles partageaient le même regard l'empêche de se tenir aussi droite qu'elle le voudrait. C'est toujours un mélange d'émotions confuses au sortir d'un rêve, d'autant plus lorsqu'il a été partagé, vécu, cette fois littéralement avalé (des litres et des litres d'eau salée) par une autre âme -et quelle autre. A chaque fois qu'elle la voit, à des heures, avant, désormais à des mois, des années d'intervalle, Marlee subit une déferlante d'images, de flashs, de sensations liés aux souvenirs des mondes physique et onirique ; à tel point qu'elle confond parfois les deux, doute qu'elles l'aient vécu ensemble. Est-ce le rêve de l'une ou de l'autre ? Est-ce un rêve universel, ouvert sur le monde, où elles ont plongé toutes les deux, liées par ce fil invisible depuis leurs seize ans ? Quelle différence entre les songes et l'océan qui s'ouvre maintenant devant elles ? Marlee croit entendre la voix rocailleuse de la sicaria avant même qu'elles ne s'alpaguent, dialogue muet qui tire un sourire bref à l'Américaine. Du regard elle la suit, tanguant imperceptiblement au rythme des vagues, jusqu'à ce qu'elle respire le bruit de ses pas, sente le sable s'enfoncer sous son souffle -Selda en chair et en os, présente jusque dans le physique, les cernes violettes, orbites creux sous ses sourcils froncés.
Sa paume est froide, imprimant le geste dans la chair pourtant couverte de Marlee. Comme brûlé par lui Miralles reprend main et équilibre, les traits plus durs lui semble-t-il. Selda n'a jamais aimé ni les signes de faiblesse, ni que son corps ne la trahisse. Les mots ressemblent à des grognements dans sa barbe d'ourse mal léchée, mutilés par ce qui la ronge encore -elle le lit dans ses yeux noirs. Marlee se rend compte qu'elle doit avoir le même air, les traits tirés d'une fatigue latente, exacerbée par le roulis nocturne de leur traversée tragique. Ni l'une ni l'autre ne doit avoir dormi sur ses deux oreilles depuis que le tumulte agite Arcadia -Sicaria ou simple femme de ménage, leur lot est le même. Les yeux de Marlee répondent pour elle, les pupilles dans celles de Selda ; elle hoche la tête, une vague ridule inquiète se dessinant sur son front, et ajoute, confirmant toutes leurs peurs : « Elle arrive. » Elle est là dans l'arête des vagues, s'affûtant au vent du large ; la mort, l'infortune, la destinée qu'elles ont vue funestes dans leurs rêves. « Rassure-toi, tu n'es pas encore folle. Ou alors on l'est à deux. » Un sourire sans joie étire ses lèvres, lueur complice à la lumière obscure du jour. Marlee soutient encore son regard, le baisse, retirant de sa poche un paquet de cigarettes. « Tu n'as pas l'air en forme. » Elles auront tout le loisir de discuter de ce qui arrive ; Marlee qui plus est, s'est peut-être langui de la revoir.
Selda tangue encore, détourne les yeux et les raccroche à elle, coupe le contact pour mieux l'effleurer à nouveau -dix ans plus tôt c'était la même histoire, autre contexte, autres sourires, autre pétillement malicieux au fond du regard. Marlee soupçonne que ce soit encore le cas dix ans plus tard. Si elles ne perdent pas le fil qui les relie derrière leurs paupières closes -si la sicaria ne fait pas d'excès de zèle et vit encore assez longtemps pour qu'elles se cherchent, se retrouvent, s'apprivoisent enfin peut-être. Miralles la distrait momentanément de ses inquiétudes, qu'elle découvre omniprésentes, tambourinant au rythme de son cœur même quand elle n'est pas là ; sans gêne, comme d'habitude. Certaines choses ne changent pas, et la constance du culot de Selda maintient le sourire à ses lèvres, lui envoyant un coup d'oeil alors qu'elle sort de ses poches un briquet bon marché. Elle n'aura pas le temps de lui souligner la familiarité : contre sa bouche, le filtre de la cigarette dérobée puis offerte, une seconde des pupilles sombres de Selda. Marlee la prend entre ses doigts, fait craquer l'étincelle juste sous celle de Selda : un chassé-croisé de cigarettes, d'attentions et de regards déviés, comme deux louves veillant sur les blessures l'une de l'autre sans jamais franchir cette dernière familiarité.
La confession vient, honnête, alors qu'un premier volute de fumée s'échappe de la cigarette de Marlee. Le vent lui mord maintenant les oreilles et les doigts, condamnés à l'affronter le temps de leurs retrouvailles ; les yeux rivés sur Selda et sa voix sombre se gonflent de larmes de sel. Cette histoire, elle a l'impression de l'avoir déjà entendue -dans les cercles des Anciennes, dans sa propre existence, aux heures noires, dans la bouche de Selda déjà, au détour d'un de leurs rêves. Selda lutte contre l'évidence depuis une éternité. Comme tant d'autres -mais d'autres moins vifs, moins observateurs, moins affûtés que Miralles et ses coups d'oeil aiguisés, sa silhouette nerveuse, prête à bondir à chaque sursaut de l'inconnu. Quand elles se sont vues pour la première fois, Selda lui a paru si forte et implacable, l'incarnation parfaite des filles imprenables de Delray. Qu'elle courbe l'échine devant les rêves, Marlee ne l'aurait jamais imaginé, à l'époque.
Elle écoute, tangue en silence, les mots de Selda s'infiltrent en elle comme la marée qui grimpe, sur la plage. Selda parle, grogne, s'agace -lui plante sa colère nerveuse, d'apparence, dans des questionnements pourtant sincères. Hantée, la Miralles, cherchant les mêmes réponses que Marlee des années plus tôt -encore maintenant, quand elle s'égare. Surtout maintenant se surprend-elle à penser parfois, et elle tire sur sa cigarette, opposant à la latine un regard cerné qui en dit long. Marlee se tait pour la laisser parler jusqu'au bout, se sortir du torse ce qui la ronge, Marlee suppose seule dans son coin. Puis elle répond enfin, une fois la dernière carte abattue, d'une voix douce, roulant sur la vague qui s'écrase et se dissout dans la baie immense : « Tu dois avoir des centaines de rêves, de flashs, de pressentiments, d'impressions accumulées en toi, autour de toi... Des années à endiguer la vague, c'est normal que maintenant, ce soit le raz-de-marée. » Marlee la regarde du coin de l'oeil, prend une pause le temps qu'il faut ; une demi-seconde, avant de reprendre : « T'es certaine ? De les accepter, totalement. » Elle expire la fumée, leur laisse un répit -que Selda s'interroge, pas assez longtemps pour qu'elle plante ses crocs en guise de représailles. « Des fois y' a une barrière, une sorte de dernier rempart, qui empêche la digue de céder. Comme un mécanisme de défense, invisible à l'oeil et aux sens, construit en toi sans que tu le saches, par un dernier sursaut de conscience, ou dans ton cas, de la tête de mule de Mexicaine qui refuse de se laisser aller jusqu'au bout. » Elle achève d'un ton tranquille, contrastant avec la bousculade dans les mots, laisse la sicaria revoir, décortiquer avec elle l'avalanche angoissante de ces derniers mois.
La langue de Selda claque comme un fouet, aiguisant les mots qu'elle lance, comme des armes, à Marlee et au monde entier. Le vent pourrait souffler trop fort que la Mexicaine l'invectiverait de la même manière ; elle planterait les crocs dans tout ce qui passe, si on la laissait faire. L'observant en silence, Marlee écoute, et pince le coin de ses lèvres pour ne pas laisser y fleurir un début de rire ; animal blessé, elle pourrait le prendre comme de la moquerie. Comme si Marlee tournait en ridicule les doutes qui la dévorent, qu'elle confie là sur le rivage, à son acolyte. Simplement, Miralles la fait rire depuis leur première rencontre, de ses vannes grossières à ses bougonnements de mule ; l'entendre à nouveau mordre dans ses conseils avec sa verve naturelle lui avait manqué et ravive avec une fraîcheur tendre les souvenirs relégués à un coin de sa mémoire.
Sans un mot, elles s'écoutent, leurs regards s'amarrant à l'autre au détour d'un coup d'oeil, tirant sur leurs cigarettes en miroir ; le rythme est identique, les gestes décalés -lentement, elles calquent, sans s'accorder réellement encore. Meurtrie par le retour de flamme, Selda rue ; dépouillée de son énergie par les derniers événements, Marlee peine à suivre. Il leur faudra du temps, c'est un fait, pour retrouver cet équilibre qu'elles ont connu.
Selda souffle, de la même voix butée, jette son mégot en crachant le mal qui lui reste sur les poumons. La chamane, un pas en arrière, prend le temps de consumer sa première cigarette du jour ; la première en compagnie de Miralles, qui revête plus d'importance que les fumettes dérobées en bas de son immeuble. Cette cigarette-là, alors qu'elle se fane lentement entre ses doigts, prend même des atours de rituel ; le début du reste, les maux enfouis qu'elles exhalent dans l'air, la fumée qui s'enroule à la brise avant de s'y fondre, et enfin, disparaître. « Laisse ta mère où elle est. C'est pas elle qui accouche de tes rêves, si ? » Les sourcils de Marlee se lissent, tirent sur le coin de sa bouche ; l'ourlet de son sourire disparaît quand elle détourne la tête, jetant son mégot plus loin sur le sable. Avant de se sourire, elles ont a sortir Selda de ce cocon dont elle s'est retrouvée prisonnière ; avant qu'elle n'étouffe, avalée par les voix, les vagues, les souffles qui risquent de s'abattre encore.
En revenant à elle, c'est de face qu'elle lui lance son regard, jaugeant un instant la lueur sombre qui vrille, vive, au fond des yeux noirs. « Passe chez moi ce soir. » Marlee enfonce ses mains froides dans ses poches. « Il n'est pas trop tard pour apprendre -même quand on a une tête de bourrique comme la tienne. »