Soit proche de tes alliés, mais encore plus proche de tes ennemis
Le véritable jeu commençait aujourd'hui. Dire qu'il y a quelques semaines, en arrivant à Arcadia, je m'étais dit que j'allais faire profil bas, que j'allais me la couler douce pendant un moment avant de rentrer en Europe et pouvoir reprendre ma vie comme avant. Mais, quand j'avais découvert l'état de l'Amérique, ou du moins de cette ville qui représentait à mes yeux l'Amérique, j'avais convenu que, finalement, j'allais rester un peu plus longtemps que prévu. Cette terre n'est pas faite pour nous. Elle nous corrompt, nous pousse à devenir vils et mauvais pour retrouver un brin de notre puissance d'antan. Je pourrais facilement accuser Loki d'être à l'origine de tout ça mais, s'il était ici, il pourrait très bien être la pire des réincarnations à évoluer dans ce milieu, ou au contraire la meilleure...
Le parc de Cornucopia district avait été choisi comme lieu de rendez-vous. Un terrain neutre, loin de tout, où on pouvait facilement se fondre dans la masse. J'avais d'ailleurs opté pour ça. Les cheveux attachés en une banale queue de cheval, un jean et des vêtements simples sur moi que n'importe qui pourrait porter, et un chapeau à large bords sur la tête. On sait jamais et ça protégeait du soleil. Je n'allais pas faire l'affront de tenter la combinaison sweat à capuche - lunettes de soleil - casquette pour passer inaperçu. Il n'y avait qu'au cinéma que ça marchait, et encore, ça les rendait encore plus voyants que s'ils n'en portait pas.
J'avais rendez-vous avec Annalisa, fille de Fjalar, réincarnation de Nerthus. C'était la première femme de mon panthéon que je rencontrai ici. Je n'avais pas lu grand chose à son sujet dans les sagas, si ce n'était qu'elle était une déesse liée à la Terre, mais différente de Jörd, la mère de Thor. Elle aurait aussi été l'épouse de Njörd et la mère de Freyr et Freya. Rien que ça pouvait m'en faire une précieuse alliée. Surtout que, lors de notre première rencontre qui, bien que fugace, fut enrichissante, elle m'avait fait part de ses "problèmes" avec la Bratva et la domination slave sur les Norses. Et ça, ça aussi j'avais du mal à le concevoir. Maintenant, je n'avais plus qu'à espérer que j'arriverai à la convaincre d'adhérer à mes idées. Pourquoi Julie n'était pas là quand j'en avais besoin ? C'est elle la diplomate ! Pas moi.
Je pris un chocolat chaud à un snack (le café américain est encore pire que le suédois, et le suédois est déjà mauvais) et me mis à marcher en bordure de l'étang installé au centre du parc. Je m'arrêtai sur un banc, m'y installai confortablement et poussai un long soupir de soulagement. Je n'avais plus qu'à attendre. Elle apparut quelques minutes plus tard. Je me levai, retirai mon couvre-chef et la saluai en m'inclinant légèrement.
Soit proche de tes alliés, mais encore plus proche de tes ennemis
Comme durant notre première rencontre, Annalisa se montra très polie et agréable. Certes, la première fois, son armée de mioches l'avait empêché de discuter longtemps. Mais j'avais été rassuré de rencontrer d'autres membres de mon panthéon... Je n'avais toujours pas l'habitude de dire ça. Mais j'allais devoir m'y habituer après tout. J'étais entré dans un autre monde, bien anormal et étrange. Mais bon sang que c'était bon de se sentir à sa place quelque part.
En même temps que la réincarnation de Nerthus, je me rassis, remettant au passage mon chapeau sur ma tête. Elle semblait plus troublée que moi par rapport à cette rencontre. Peut-être savait-elle des choses que j'ignorais. Connaissait-elle d'autres réincarnations ? Étais-je considéré comme un traître ou un fugitif pour mon absence ? Avais-je fait quelque chose ? Merde ! Pourquoi je me posais toutes ces questions ? Heureusement, elle commença la conversation en s'excusant pour la brièveté de notre précédente rencontre. J'insistai sur le fait que ce n'était rien, que cette deuxième occasion compensait largement le court instant que nous avions partagé la première fois. J'en ris même.
Je ne voulais pas non plus te déranger. Ils avaient l'air sacrément excités et je me souviens que je pouvais être pareil quand j'étais gosse. Voire pire.
La deuxième question fut plus lourde cette fois-ci. Visiblement, elle en savait beaucoup sur les réincarnations. Peut-être même plus que Julie, la réincarnation d'Athéna qui m'avait aidé en France. Si c'était le cas, j'étais bien tombé pour apprendre toutes les ficelles de cette... "situation". Un air grave s'afficha sur mon visage et je répondis, avec un long soupir.
Non... Je sais qui je suis, au fond de moi. Je sais ce que les mythes racontent. Mais j'ai aussi mes conclusions. Si je suis réincarné, ça veut dire que le premier, le Thor originel, est mort. Et donc que... Etrangement, cette phrase sonnait douloureuse dans ma voix. Ragnarök a eu lieu.
J'aurais voulu, à ce moment, détendre l'atmosphère avec une blague. Mais aucune ne me vint en tête. Merde... Une foule de questions se bousculaient dans ma tête, et je ne savais pas dans quel ordre les sortir. C'était un véritable raz-de-marée qui voulait se ruer hors de mes lèvres, aussi je lançai la première qui passa par ma bouche.
Ça va toi ? J'ai entendu dire que la situation des Norses ici n'était pas des plus... reluisantes. Comment ça se passe de ton côté ?
Je ne savais pas qui étaient les autres dieux présents à Arcadia. En fait, de réincarnations, je n'avais croisé ici qu'Hermès ! En Europe et en Russie, j'avais pu rencontrer Athéna et Sun Wukong (un sacré compagnon de beuverie, j'aurais dû garder son numéro de téléphone).
Tu sais s'il... si... Si y'en a d'autres de chez nous ici ? Et s'ils s'en sortent eux-aussi ?
Soit proche de tes alliés, mais encore plus proche de tes ennemis
J'écoutai les paroles de la réincarnation de Nerthus. La situation était clairement moins avantageuse que ce à quoi je pouvais m'attendre. Je ne réagis pas à la mention de la destruction d'Yggdrasil. Thor était réputé pour passer énormément de temps à voyager sur Midgard, aussi je me sentais bien ici. Mais si je devais réinstaller Asgard sur Terre, j'irai directement la placer en Europe, près de nos croyants et de ceux qui nous vénéraient encore. Je poussai un profond soupir de soulagement lorsqu'elle m'expliqua qu'elle s'était éloignée de ses geôliers. Par contre la mention de la domination des notres par les Slaves me mit hors de moi. Ils avaient beau avoir tenu plus longtemps que nous face aux chrétiens, nous avions toujours été plus puissants ! Je bouillonnai intérieurement et finis par exploser.
Bande d'enfoirés ! J'les tuerai tous, jusqu'au dernier pour ce qu'ils ont osé faire ! Je leur ferai bouffer leurs dents par leur cul s'il le faut !
Mais je n'avais pas d'arme. Ou plutôt je n'avais pas mon marteau. Sans lui, cause toujours pour aller défoncer qui que ce soit. Nerthus prononça quelques mots rassurants pour m'expliquer que la plupart des nôtres préféraient rester en dehors des conflits. Je souris intérieurement. Nous étions tous des guerriers, des combattants et des conquérants, même les plus doux et sages d'entre nous. Surtout moi en fait. Nerthus me posa une question, ou plutôt la question fatidique. Pourquoi étais-je là ?
J'ai fait des conneries en Europe. Athéna m'aidait à couvrir mes traces et à me tirer de certains pétrins. Mais je voulais pas lui en imposer encore plus. Alors j'ai mis les voiles pour le Nouveau Monde. Mais j'espère rentrer un jour.
Une idée me vint en tête.
Y'a qui ici ? De chez nous ? Odin ? Loki ? Baldr ? Tyr ? Hermod ? Vidar ? Heimdall ? Des Valkyries ? Des héros ?...
Je continuai la liste pendant encore quelques secondes.
Et qui tu connais ?
Je me mis à cogiter à toute vitesse.
Asgard a besoin d'un roi. Et en l'absence d'Odin ou d'un autre de ces fils, c'est à moi qu'incombe cette tâche. Il faut qu'on ressemble tous les nôtres, qu'on les unisse. Il nous faut un but clair. Et surtout, on doit les rallier à ce but.
On allait devoir faire fi des rancoeurs que nos mythes décrivaient pour tous s'unir. Mais une chose était sûre. Je comptais bien faire couler du sang slave un jour ou l'autre.
Soit proche de tes alliés, mais encore plus proche de tes ennemis
Les quelques noms prononcés par Annalisa résonnèrent en moi comme les coups de marteaux sur les cloches du Rohan, annonçant le départ imminent pour le Gondor. Nous n'étions pas seuls, nous pouvions nous organiser. Et surtout le nom de Tyr me procura un immense soulagement. Il était clairement mieux placé que moi pour diriger Asgaard. Enfin... s'il était toujours motivé par la justice comme décrit dans les mythes.
Je fus un peu déçu par Fenrir, mais en même temps soulagé. Qui pouvait savoir ce que le Loup géant pourrait faire comme dégâts. D'un autre côté, je préférai l'avoir dans mon camp plutôt qu'en face. S'il restait totalement neutre, c'était déjà ça, voire peut-être mieux. Je ne savais pas si je devais ramener Njord sur le sujet, ignorant complètement le statut de leur relation à l'heure actuelle. Garm ? Pourquoi pas. Je ne savais pas vraiment quoi en penser aussi, pourquoi ne pas tenter. Ça nous faisait déjà quelques recrues potentielles.
Ses mots suivants me firent tiquer. Effectivement, Odin était un politicien avant tout, un monarque. Et tout bon monarque avait des ennemis. Mais Nerthus avait raison. On devait refonder le panthéon, pas forcément le recréer à l'identique. Merde... je me voyais mal devenir l'une des divinités dirigeantes. Thor était un guerrier, un protecteur, un homme simple. Pas un leader, et encore moins un chef. Je souris puis répondis à la déesse.
Tu me vois moi diriger ? Non ! Moi, j'suis qu'une bannière, un symbole à quoi se rallier. Si on refonde Asgaard, on devra trouver quelqu'un qui sait régner, quelqu'un de légitime. Quand j'disais que c'était à moi de le faire, c'est juste parce qu'il n'y avait personne. Mais j'oubliais que je parlais à une reine.
Petit clin d'oeil pour appuyer ma proposition. On serait dans une monarchie parfaite, je proposerai l'union de Nerthus et de Tyr pour assurer une gestion quasi parfaite. Mais en l'occurrence, c'était pas vraiment possible. Par contre, ses mots sur Heimdall me firent penser à des choses beaucoup plus obscures.
Avoir le Gardien du Bifröst avec nous sera un avantage certain. Mais n'as-tu pas peur qu'il nous annonce que le Bifröst est détruit ? Que nos foyers ne sont plus ? Si nous sommes sur Midgard, c'est bien pour une raison...
Il devait y en avoir une. Nous ne pouvions pas nous être retrouvés coincés ici. Mais c'était loin d'être mon problème pour le moment. De tous les dieux, Loki et Odin exceptés, j'étais celui qui passait le plus de temps sur Terre, auprès des hommes. Cette situation n'était pas la plus dérangeante. En attendant, il fallait qu'on trouve un moyen de se rassembler, de discuter, sans trop faire de vagues ni attirer l'attention.
Je ne veux pas dépendre d'une mafia, ou du crime pour redorer notre blason. Je sais pas ce que tu en penses, mais nous sommes des dieux. Nous devons inspirer les mortels, pas les écraser. J'aimerais qu'on puisse être vénérés pour ce que nous étions : des modèles, des vertus, des valeurs.
Je détestai cet aspect là d'Arcadia. Voir les réincarnations d'êtres pluri-millénaires sombrer dans la facilité la plus totale. Asgaard ne s'était pas bâtie en un jour, tout comme l'Olympe ou Rome. Si nous voulions redevenir ce que nous étions autrefois, nous devions le faire dans les règles. Seul ça nous apporterait satisfaction et fierté.
Qui pourrait être intéressé à ton avis ? Par ce projet ? Est-ce que toi, tu le serais ?
Question fatidique. Etais-je seul à avoir ce genre de rêve ? Ou bien étions-nous plus ?
Soit proche de tes alliés, mais encore plus proche de tes ennemis
Moi ? Diriger ? J'ignorais si Nerthus se moquait de moi ou voulait me taquiner, mais je n'avais rien d'un dirigeant. Une simple discussion avec Julie me l'avait confirmé. J'étais trop passionné, trop borné, trop obtu pour ça. Je suivais mes convictions, mais pouvais aisément me faire manipuler. J'étais combatif et ne laissais pas mes alliés dans le besoin, mais ça m'attirait trop de problèmes. Mais d'un autre côté, n'était-ce pas à ça qu'étaient destinés les conseillers ?
L'annonce de la loyauté de Tyr à la mafia me fit un coup dur. Il était le Juste, le Législateur, l'Ambidextre... Il était le plus parfait d'entre nous. Et savoir qu'il se complaisait désormais dans le crime et la corruption me dégoûtait. Mais voir la foi que Nerthus plaçait en moi et en ce projet me réconfortait. Si je n'étais pas seul, je pourrais m'en sortir. Je fus surpris de savoir que Garm pourrait se joindre à nous. J'avoue que les mythes ne parlaient pas souvent de contacts entre moi et le chien gardien de Hellheim. C'était peut-être l'occasion de lui donner une nouvelle chance, ou d'éviter de retomber dans des travers qu'Odin aurait pu mettre en place.
Comment je vais m'y prendre ? De la seule façon que je connais ! Avec passion. J'suis pas doué avec les arguments et les discussions posées, même si je fais des efforts. Nous devons rallier ceux qui ont du coeur, ceux qui croient encore, qui espèrent et qui veulent s'engager pour bâtir quelque chose.
La foi était l'un des plus puissants moteurs qui existaient en ce monde. Si vous aviez une personne qui croyait en votre rêve, vous pouviez affronter des armées. Si vous étiez dix à y croire, les légions trembleraient devant vous. Si vous étiez cent, ce serait le monde qui s'agenouillerait devant vous.
Je vais me faire mon trou ici, rencontrer des gens, tâter le terrain pour savoir qui serait intéressé et surtout qui accepterait de nous aider. Voilà que je l'incluais déjà dans ce projet... Je sentis ma volonté grandir rien qu'à cela. On devra éviter aussi de réveiller des rancunes. On repart tous d'un pied d'égalité. Et je compte bien accepter aussi les autres divinités ou êtres surnaturels. Nous sommes visiblement peu nombreux à vouloir sortir du système des mafias. Alors on ne va pas faire les fines bouches.
Hindous, Celtes, Grecs, Egyptiens et même Slaves... Je ne rejetterai pas ceux qui veulent aider.
Faudra aussi qu'on soit prudent. Si on commence à prendre de l'ampleur, certains pourraient nous voir comme une menace. Mais je pense qu'on s'occupera de ça un peu plus tard.
Je m'arrêtai un instant, constatant que mon rythme cardiaque s'était quelque peu emballé. Je pris un instant pour me calmer et poursuivis.
Je vais avoir besoin de ton aide. Il faut qu'on fasse circuler le mot, sans pour autant se compromettre.