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Une heure que l’égyptienne guette le ciel empourpré. Une heure que le soleil décline et emporte avec lui les étals de Babel. Le marché qui s’y tient en journée change du tout au tout une fois la nuit tombée. A moins d’être maître des lieux ou bien habitué, on rase les murs devant les lames et les gueules à cette heure. Elle, pieds nus dans la poussière, ne craint ni les intrus ni les vendeurs au sourire cauchemardesque. Sans talons sur les pavés, seules les chaînes à ses membres carillonnent et annoncent sa présence. Au passage de la belle, on relève le menton. On incline le buste parfois. On préfère le silence bien souvent et on s’étonne toujours des matous qu’elle se traîne. Un, deux, trois, une armée quelques fois, comme si ses robes étaient remplies de proies et qu’elle cherchait à les attirer quelque part.
Cette fois, la divine emprunte une ruelle sans lumière et s’arrête face au tout dernier mur. Porte en ferraille qui grince à l’ouverture, les charnières encrassées de rouille, et pas plus de lueur dans la pièce qu’elle découvre. L’égyptienne referme aussitôt derrière elle, troupeau de chats abandonné, et doigts étudiant la façade pour se repérer dans le noir. Elle longe une rambarde vétuste et descend un petit escalier. Un rayon se dessine tout au fond du couloir et la féline s’y engouffre de front. A mesure qu’elle s’avance, des éclats de voix lui parviennent et résonnent sur les murs. Elle reconnaît l’américain bancal ponctué de mots arabes et le propriétaire de ce timbre criard. Celui qu’elle a laissé plus tôt dans la journée punir la créature piégée, désormais ligotée sur un siège au beau milieu d’un décor effrayant.    

« Assez », intime l’égyptienne sans élever la voix. Son aura se propage dans la pièce à qui peut bien la voir, et le corps se rapproche de l’homme aux pieds et poings liés. Elle tourne autour comme un fauve s’amuserait, et c’est bien ce qu’elle fait avec lui depuis qu’il a osé l’aborder. Soupçonnant des talents bien utiles, la divine en a fait son jouet. Génie dupé pour servir ses desseins, convaincu de l’impressionner, le malheureux s’est empressé d’aller voler le détaillant le plus chatouilleux du marché. Voilà la preuve que tout se paie.

« On a des ennuis on dirait ? » De ses yeux noirs de jais, elle le scrute, son prodige. Mal en point semble-t-il, torturé avec consignes par le marchand lésé. Sahar se fige, se penche assez pour être à la hauteur de son regard, et y plonger sans retenue. Ses doigts essuient le cruor au niveau de l’arcade et ses lèvres s’animent alors de nouveau ;  « Est-ce que tu sais seulement où te trouves ? » Assurance, confiance, emprise, elle est la dominante ici et l’obédience s’apprend toujours dès les premiers échanges...    

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Les yeux cerclés de noir contemplent le malheureux à ses chaînes. Ils se délectent du jeu - manifestement gagné par elle, et s’amusent du spectacle.
La culpabilité pourrait presque s’inviter au fond de ses entrailles devant la détresse affichée. En témoigne son geste, le génie et sa naïveté lui arrachent des élans d’affection ponctués de tendresse. Mais il n’en reste pas moins un fidèle à rallier, efficace et puissant pour compléter ses rangs décimés par la guerre. Un maillon potentiel qu’elle rêve de voir à l’oeuvre et qu’elle doit corriger pour ses erreurs. Il a besoin d’apprendre et de comprendre à qui il a affaire.
   
Non, elle n’est pas de celles qu’on achète avec des pierres précieuses et des promesses. Pas de celles qui se donnent et s’exhibent pour si peu. Ici, sur l’île, les femmes sont encore trop souvent esclaves des hommes et leurs caprices. Filles obéissantes, épouses soumises, beaucoup n’ont pas le choix de vivre autrement que dans l’ombre des rois. Alors quand des impératrices s’élèvent et parviennent à imposer leur loi, elles se doivent d’éduquer les plus jeunes et les nouveaux venus.

« Il va falloir se montrer un peu plus respectueux », lui murmure l’égyptienne, la lippe arborant un sourire goguenard. Envers elle, envers ceux qu’il devra servir, et qui lui seront tout aussi redevables. Elle s’installe face à lui sur un vieux tabouret de bar, vieillerie bancale qui menace à tout instant de s’effondrer. Les jambes se croisent sous le tissu, les plis s’affalent sur les cuisses nues en dévoilant la peau légèrement colorée. Elle brille sous les néons acides et la lumière instable.

Il parle trop, Gysin. Même la gueule de travers, du cruor plein la bouche et les yeux maculés de poussière. A quelques mètres d’eux, le marchand s’impatiente et fait craquer ses doigts. Il veut frapper encore, punir comme il se doit, mais la mambo le fustige du regard. Et le génie devine, rouages endoloris qui finissent par se mettre en marche, quand il voit que la femme a tout pouvoir sur l’homme. Qu’elle le tient à distance et que sans son aura écrasante, il serait bel et bien à sa merci.

« Tu veux une deuxième chance ? » Voix brûlante, les prunelles s’ancrent dans les siennes, captent son attention trop vagabonde. « Ce sera la dernière », elle siffle en quittant son siège misérable, piètre Reine sur un tas de poubelles. S’avance de quelques pas, et prend soin d'examiner l’endroit. « Si je me porte garante pour ton cas » - elle pointe du doigt un pan de mur orné d’outils et d’armes corrodés, « tu sortiras en un seul morceau ». Une promesse qu’elle lui fait, sans révéler encore les termes du contrat.

A côté d’un évier dégueulasse, un bol rempli déjà. Elle s’approche, s’en empare, tient le récipient sur sa hanche et réclame un linge propre en arabe. Le tissu qu’on lui tend n’inspire qu’un regard dédaigneux et un refus brutal. Les mains débarrassées de l’objet sur le sol, c’est un pan de sa robe que déchire la divine. Des fils qui s’écartèlent, une confection fragile toujours plus hygiénique que tout le reste en cet endroit. « Comme tu t’en doutes, il y a des conditions ».

Presque douce à présent, maternelle s’il en est, elle effleure le visage tuméfié et l’abreuve partiellement de liquide. Minutieuse, elle découvre et assainit les plaies, gestes semblables à des caresses qui s’éparpillent sur la chair boursouflée. « Qu’est-ce que tu en dis, Gysin ? Je m’en voudrais de ne rien faire pour toi ».

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Les lèvres de la douce s’étirent en un sourire mauvais. Elle n’aime pas qu’on la repousse. Elle n’aime pas le défi qui irradie dans ses yeux ni le ton qu’il emploie. Le djinn est plus coriace qu’elle se l’imaginait et la tournure des choses commence à l’agacer déjà. Immobile face à lui, elle retient le tissu dans ses doigts, suspendus à hauteur du menton qui s’agite. Tu parles trop, Gysin. Et les Terribles n’apprécient pas vraiment les captifs qui jacassent. Ils supportent encore moins qu’on les provoque et les menace. « Pourquoi est-ce tellement difficile de saisir les opportunités ? » La langue de la divine résonne au heurt de son palais. Elle soupire, la lèvre retroussée, et contemple l’insolent aux pieds et poings liés.

« Tu as mis la main sur le mauvais étal, Gysin ». Entre le pouce et l’index libres, l’égyptienne capture la mâchoire abîmée. « Les règles sont les mêmes pour tout le monde. Une faute, une punition ». C’était ainsi qu’on apprenait aux ignorants à faire davantage attention. « Tu crois vraiment que tes ruskovs vont se mouiller pour toi à l’endroit où tu es ? ».

Sa patience envolée, la déesse coule une oeillade amère au marchand qui n’a pas bronché. Elle lui fait comprendre, d’un seul mouvement du chef, qu’elle veut toutes les informations qu’il lui trouvera sur ce Baba’ de l’Obsesja. Un repaire d’alcooliques et de paumés qui ne lui inspire pas grand danger, mais elle reste de ceux qui préfèrent se méfier. « Lesquelles, مجنون* ? ». Elle balance son minois vers l’arrière, le sien fendu d’un sourire carnassier. « Fais-moi rêver. Dis-moi qui viendrait te sauver ? ». Et comme elle ne croit pas aux intimidations bancales, elle s’approche davantage, échine courbée jusqu’à atteindre la hauteur de son visage. « Il n’y a que moi, ici, maintenant ». L’index brandit rencontre la peau froide, étalant le cruor de la tempe au menton. « Je te propose un marché ; une offre inestimable. La vie sauve, épargnant ta petite vie misérable… Et c’est ainsi que tu me remercies ? ». Le feu qui danse dans ses prunelles s’intensifie, la déception se lit sur ses traits satinés. « Je peux t’offrir ma protection, Gysin. Je peux faire en sorte que ce genre de chose ne se reproduise plus jamais ». Le timbre devient grave et presque hypnotisant. « Choisis bien tes amis. Mais ne t’avises plus de me menacer ». Et tandis qu’elle s’approche, si près que ses lèvres le frôlent, ses talons glissent sur le pavé.

La divine se redresse, les courbes illuminées, et seul le bruit des pas résonne alors qu’elle s’apprête à quitter la pièce.


*imbécile
 

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La supplique du captif la retient au dernier moment. Atteinte dans sa fierté et prête à le laisser moisir dans ce cloaque infâme, la divine se retourne pourtant, abandonnant ses intentions de fuite. Ses talons claquent encore alors qu’elle dévie vers le djinn, et tout dans sa démarche crie qu’il n’aura pas de troisième chance. « On ne m’achète pas. J’espère pour toi que tu l’as bien compris ». Elle reste à bonne distance de la chaise et des liens, attend que le marchand s’écarte lui aussi de la victime. « Je ne suis pas sûre que tu mérites mon aide ni ma clémence. Qui me dit que tu ne profiteras pas de la moindre occasion pour me trahir ? ».  Rien du tout, elle le sait. Mais cette démonstration a de quoi refroidir et il est évident que les menaces seront mises à exécution si jamais les choses doivent tourner ainsi. « Ils te retrouveraient, de toute façon », s’empresse-t-elle d’ajouter, la fureur sur la langue et le feu dans les prunelles. Peut-être que la précision sera utile...

« Tu m’as déçue, Gysin. Ca aurait pu se passer autrement ». Elle se plante à nouveau devant lui, et l’aura solaire irradie la pièce - pour ceux qui peuvent la voir. « Mais je n’ai qu’une parole ». Son regard ébène capte celui du djinn, mais elle refuse encore de s’en approcher de nouveau. « Si tu sors d’ici, je te protègerais ». La langue claque contre le palais, la silhouette étincelle de charisme et la féline se tourne de côté. « Je connais tes talents, tu en useras pour moi sans discuter. Bien sûr, j’attends une allégeance indéfectible et que tu n’oublies pas ce qui a été dit plus tôt ». La Benhadi ne plaisante pas, et l’intimidation est rarement pardonnée.

Le temps s’égrène tandis qu’elle le contemple, le silence et les oeillades échangées faisant mieux passer le message que le discours lui-même. Elle le toise en espérant le mettre mal à l’aise, avant de s’avancer enfin ; « Je crois en toi, Gysin ». La féline est sincère, et bien loin de s’embarrasser de profils inutiles. Quelque chose lui dit que le djinn n’est pas vraiment discipliné et que leur collaboration ne sera pas facile, mais pour autant, elle reste persuadée d’avoir pris la bonne décision. « J’ose espérer que ce sera ton unique erreur ».

Un nouveau silence s’éternise, et la divine fait volte-face. La créature profite ainsi de son dernier regard.
Elle dévisage son homme de main, et l’ordre tombe comme un couperet sur la nuque d’un condamné ; « Détache-le ».

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Le piège refermé sur le djinn, les traits de la divine s’éclairent d’un sourire satisfait. Elle tourne le dos à la scène mais ne perd pas une miette des questions qu’il lui pose et des promesses qu’il fait. « Je ne te demande pas d’être parfait, mais de faire de ton mieux. Tu as commis une erreur, et j’ai sauvé ta peau. En échange, je te demande ta loyauté ». Debout face à la porte, elle s’apprête à quitter l’endroit crasseux ; sa main glisse lentement sur la poignée et le tintement du mécanisme qu’on enclenche se fait entendre. Elle ne s’est toujours pas tournée.

« Rien de tout cela. Sauf si tu cherches à t’attirer mes foudres… ou si tu te comportes mal avec quelqu’un d’ici ». Et par ici, elle entend bien évidemment le territoire du Clan, lequel ne se montrera tolérant que si elle en fait la demande.

Le bruit de la lame sur les cordes et du corps qui s’écroule lui fait vaguement courber la tête. C’est un rire doux-amer qui s’échappe de ses lèvres, quand la dernière question franchit celles du captif. Elle prend le temps de réfléchir à sa réponse, hausse un sourcil dubitatif.
« Et toi, tu ne mesures pas encore l’ampleur de ta chance. Mais ça viendra », assure-t-elle, persuadée de ce qu’elle avance. Au fond, son assurance est sûrement son meilleur atout, et l’égyptienne ne s’en départ jamais, quelles que soient les circonstances.

Malgré tout, elle a conscience que la menace n’est pas toujours efficace et se dit sur le coup que l’espoir pourrait s’avérer convaincant dans le cas de Gysin. Finalement, elle consent à lui laisser miroiter ce tête-à-tête, habilement esquivé jusque là. « Qui sait… si tu me prouves que j’ai pris la bonne décision aujourd’hui, je pourrais apprécier ta compagnie... » La voix se fait plus douce, les mouvements enjôleurs ; un regard par dessus son épaule lui permet seulement de distinguer les formes, deux silhouettes découpées sur les murs poussiéreux, et avalées par la lumière criarde.

« On se revoit bientôt ». Un serment qu'elle lui siffle, à la manière de ces reptiles honnis, avant de disparaître pour de bon.

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