Des affaires, elle en avait vu passer. Meurtres, viols, tortures, extorsions, arnaques… C’était monnaie courante dans le cabinet, et l’italienne était autant du côté de la Justice et des victimes, que de l’autre. Défendre les criminels, les abominations de cette société en perdition… C’était son quotidien aussi, même si elle faisait en sorte que ce type d’affaires retentisse moins. Pour son image, pour continuer à faire croire au monde que ses propres mains n’étaient pas tâchées de carmin. S’éloigner au maximum de la vérité, de la réalité, de son rôle de sous-boss qu’elle endossait à la perfection. Simple arme au service des plus puissants de sa faction, des siens, elle en était pourtant devenue plus importante que prévu. Tout ça grâce à l’éducation reçue, aux masques portés, à la confiance accordée par un seul au sein de cette famille dégénérée. Une femme en tant que sous-boss, qui l’aurait cru ? Et actuellement, c’était elle qui s’occupait des relations aussi, à son grand dam. Alcide ne s’impliquait plus autant qu’avant, pour des raisons évidentes au vu de son passage en prison. Le consigliere était aux abonnés absents, et ses collègues étaient… Vides. Alors, contre son gré, et dans l’ombre, elle se drapait de multiples casquettes, pour donner l’illusion que tout fonctionnait comme avant…

Néanmoins, aujourd’hui, son esprit était focalisé sur l’affaire en cours, sur l’enquête qui n’avançait pas d’un iota. Aura n’était pas reconnue pour être impressionnable, pour détourner les yeux de l’horreur des situations, ou être choquée, intriguée. Pourtant, même elle avait haussé un sourcil en rencontrant ceux qu’elle allait défendre, ou plutôt les parents de la victime. Les chefs d’accusation venant du tribunal étaient tombés, une dizaine avec parmi eux, séquestration, viols en réunion et à multiples reprises, tortures physiques, privation de nourriture… Un véritable crime de guerre, aux yeux de l’italienne, commis en plein Arcadia. Et le suspect principal, bien qu’arrêté et avec quelques preuves accablantes, s’en sortirait. Aura le savait avant même le procès. Etait-ce parce qu’il n’y était pour rien ? Parce qu’il se promenait encore dehors, introuvable ? Parce qu’il était membre de l’université, quaterback de son état ? Aux Etats-Unis, un sportif universitaire ne risquait rien. Encore plus lorsqu’il semblait avoir quitté les lieux, ou que les preuves étaient malheureusement compromises par les policiers. En fait, toute l’affaire étant bancale, et vouée à s’autodétruire, puisque personne ne voulait se prendre à l’autre. Sauf que la famille voulait vengeance, et réparation, tout comme la gamine. Et Aura n’était pas du genre à baisser les bras, encore plus quand les forces de l’ordre tentaient de lui mettre des bâtons dans les roues.

Alors, elle passa au plan B. Si la Police tentait de la faire taire, Aura irait flirter avec la légalité aussi. Et quoi de mieux qu’un détective, comme les parents l’avaient évoqué, pour changer la donne ? Parce qu’elle en avait un en tête l’avocate. Un qui ne se laisserait pas influencer par les flics, puisqu’il avait quitté son propre métier à cause d’une manipulation des preuves. Les joies des jeux de mafias. En tout cas, pour ce type d’affaires aussi sensible, il n’y avait pas mieux que lui, et ce, malgré son caractère quelque peu… Rustre. Borné. Direct. C’était le seul point qui faisait s’interroger la femme. En espérant qu’il sache se tenir avec la jeune victime…

Un coup sur la porte, pour laisser entrer l’homme en question par la suite. Elle lui avait demandé de venir un peu plus tôt, pour rapidement évoquer le dossier, les preuves à retrouver. « Jan. » Elle se leva, toujours plus petite d’une bonne tête que son ancien tuteur de stage, durant des études qui le paraissaient désormais lointaines. « Avez-vous eu le temps de lire le dossier, malgré la rapidité du rendez-vous ? » Dossier pourtant mince. La jeune femme n’avait que peu réussi à parler des événements, son esprit cherchant à la protéger à nouveau de la douleur. Les mécanismes de défense du cerveau, Aura ne pouvait pas les outrepasser, elle espérait simplement parvenir à obtenir des réponses complémentaires. Aucun de ses dons ne lui serait utile, quant à savoir ce que la Lion de Némée dansant face à elle pouvait faire, ce n’était qu’une question de temps, non ?

”Maître”. Il salua la jeune femme de son grain de voix particulier, visage impassible. Le seul sourire qui existait, à la limite du cruel, était dans les yeux du lion...
Il avait prononcé le titre avec humour mais sans ironie : les compétences d'Aura, leur valeur, Jan les connaissait, n'avait aucun doute à leur sujet.

Pas d'échange de politesse mais le vif du sujet directement. Cela ne déstabilisait pas Jan, lui même peinait avec les formules humaines, et ce n'était pas une visite de courtoisie que le tuteur rendait à son ancienne stagiaire. Des visites de ce type, cela arrivait peu avec lui, peu ou prou. ”Qui donc irait à un rendez-vous ou une audience sans même un coup d'oeil au dossier?” Les sourcils du lion s'étaient haussés. Une question rhétorique, mais il ne pouvait en vouloir à Aura de s'inquiéter.
Ce n'était plus un avocat que la jeune femme avait face à elle, mais un détective. Quelqu'un à l'éthique différente peut-être, elle possédait bien peu de choses pour prononcer son jugement. Juste des souvenirs...

Il posa sa mallette sur le siège, l'ouvrit pour en sortir ledit dossier. Déjà, malgré la finesse de la chemise, des post-its avaient été accolés, preuve que Jan creusait l'affaire. ”C'est du bon travail”, commença-t-il.
Le timbre de voix était sans doutes le même que presque dix ans plus tôt, lorsqu'il complimentait la jeune femme. Parce qu'il s'en fichait de ce qu'il pouvait dire ou non, parce qu'il laissait le soin aux autres de donner un prix à ses mots.
”Pas une affaire facile...” Jan savait déjà qu'il allait être amené à fouiner du côté de la police. Il avait les griffes pour, il avait les crocs pour mais cela n'enlevait rien au danger.

”Il faudra que je parle à la victime également.” Une évidence. Sans invitation (il avait toujours été ainsi), l'homme prit place sur un siège également. La tête entre les mains, il soupira. Sa fatigue apparut alors, sans doutes avait-il passé la nuit entière sur le dossier à commencer à chercher, à trouver des pistes, des idées, à en faire autre chose que des mots de désespoir et d'impuissance sur du papier.
Et peut-être que ses cernes apparaissaient plus, et peut-être qu'il avait les traits tirés sous la mise toujours propre, soignée, qu'importe?
Car le lion avait choisi son combat.

”Les flics, ils lui ont faire voir un psy? Si oui donnez moi son nom, je fouillera jusqu'à tout faire ressortir de lui et de son incompétence. On sait très bien que si on a foutu la gamine entre les mains d'un pro, c'est pour la manipuler assez et lui faire rétracter ses aveux. C'est un miracle qu'elle ne l'ai pas fait d'ailleurs... Ca va être un long, très long dossier, Aura.”

Le genre qui plantait en vous des graines de violence capable de germer tôt ou tard. Peu importe la nature que l'on portait, le monde déposait toujours un peu de sa noirceur en vous. De cela, on ne guérissait pas...

L’appellation donnée, lui rappelant son rôle ainsi que son métier lui arracha presque un sourire. Evidemment, Jan n’était plus dans le domaine depuis quelque temps désormais, ce qui le plaçait en civil quand Aura continuait son métier. Rien ne pourrait l’arrêter de toute manière, sauf une décision venant d’elle-même. « Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de m’appeler de la sorte. » Avec ce nom ou pas, elle savait ce qu’elle valait. Et de manière générale, elle refusait qu’on lui colle cette appellation au dos, à part lors d’une audience. C’était aussi pour cela que la tenue était sobre, loin de la robe que certains lui connaissaient, pour les affaires les plus graves. Enfin, avec Jan, tout avait toujours été différent. Et même après dix ans, elle ne s’était toujours pas faite à l’humour, aux réflexions parfois décalées que l’autre proférait. « Beaucoup de monde. » A vrai dire, même les meilleurs avocats avaient tendance à se moquer de certains cas. Elle n’en faisait pas partie, mais plus à cause de son éducation et de sa manie à récolter toutes les informations pour mieux s’en servir par la suite. A des fins moins légales.

Elle hocha doucement la tête aux propos de l’homme. « Les forces de l’Ordre cherchent à étouffer l’affaire. » Une phrase qui résumait à elle-même toute la complexité et dangerosité de la chose. « Aucune information ne m’est transmise. » C’est dire la légalité de leur comportement… « J’ai été tentée de m’en mêler par moi-même mais ce n’est pas le rôle d’une avocate. » Encore moins de celle défendant la victime. L’opposition se servirait d’un tel comportement contre sa cliente, pour encore mieux défendre les voyous. Voyous dont l’italienne faisait partie au vu des jeux de mafias. Néanmoins, dévoiler son appartenance à la Camorra n’était pas dans les plans du jour, encore moins à quelqu’un comme Jan. Lui qui avait abandonné son métier et l’éthique qui allait supposément avec… Comme réagirait-il quand il apprendrait la vérité sur son ancienne stagiaire ? Car au-delà d’appartenir aujourd’hui à l’une des factions les plus ancrées dans la ville, elle avait toujours fait partie du monde criminel. Mieux valait se taire, comme d’habitude. « Je lui ai déjà demandé de venir. Elle devrait arriver sous peu avec ses parents. » Le regard se plongea dans celui du monstre. Elle espérait que le ton parfois bourru de l’homme ne l’effraierait pas, même si elle ne pourrait rien y faire.

Les questions, légitimes, de l’homme, la firent doucement soupirer alors que l’italienne se réinstalla à son tour dans son fauteuil. Les coudes posés sur le bureau, elle s’appuya sur la paume de sa main. « Ca sera long, à n’en pas douter. » Mais ils en avaient l’habitude, n’est-ce pas ? C’était leur travail, à l’instant où ils acceptaient de défendre les plus faibles. La carte de visite du psychiatre glissa sur la table, pour se retrouver devant Jan. Un homme, évidemment, trouvant pignon sur rue dans le centre de la ville. Après ce que la gamine avait vécu, la police aurait dû trouver une femme pour la soutenir. Heureusement pour elle, Aura s’était chargée de payer une petite visite au psychiatre avant que sa cliente ne passe entre ses mains. Autant dire qu’il avait pris les menaces très au sérieux… « Ce devait être dans leurs envies mais je l’avais briefée en amont sur les techniques dont il userait sur elle. » Parce qu’Aura n’allait pas avouer les méthodes utilisées en réalité. Même si Jan pouvait se poser quelques questions. « Elle reste une personne forte, malgré ce qui lui est arrivé. » Etait-ce réellement le cas ?

Dans un silence de sombre coeur, Jan releva les yeux. Il les posa sur Aura bien sûr, la regardant par cette distance étant propre au détective. Quelque chose d'humain, quelque chose de différent aussi. Une barrière, quelque chose d'infranchissable, quelque chose qui le resterait pour toujours et à jamais. Il prononçait les mots des hommes, il éprouvait les sentiments des monstres quand bien même, monstre, il ne l'avait pas toujours été. Quelque chose de noir et de marqué dans sa nature profonde avant même l'orage, avant même la marque.

”Bien sûr qu'elle l'est”, répondit l'homme de sa voix comme un grondement.
Forte. Forte, brisée, courageuse, humiliée aussi. Des tas d'adjectifs, des tas de mots, des tas d'épreuves aussi. Jan ne pouvait imaginer ou comprendre le ressenti de la victime, il pouvait comprendre cependant en quoi cela était triste, en quoi cela était abominable. Injuste aussi, au delà de la morale des hommes et des monstres.
L'empathie de l'homme avait le goût du silence, existait pourtant. Un étranger avec un coeur...

”Pour les aspects pratiques, vous devez m'engager avec le cabinet. Pas la famille, mais vous...”

Parce que les enquêteurs privés n'avaient aucun droit au secret professionnel par rapport aux yeux de la loi. Les avocats évidemment, si... Jan allait être amené à fouiller et remuer bien des flaques de boue pour cette affaire. Déranger des gens respectables (non), des familles respectables (non encore une fois), mettre à jour ce que l'on souhaitait cacher et oublier.
En travaillant pour un avocat, Jan avait (en cas d'interrogatoire par la police ou une quelconque force assermentée) droit au silence pou ne rien divulguer des affaires de son employeur.
Une ruse bête et méchante, à laquelle plusieurs fois déjà il avait fait appel. Cela permettrait également de protéger la victime, sa famille, ses intérêts. De ne pas les exposer plus aux regards...

Il n'avait pas besoin de le redire à Aura : cette affaire sentait mauvais. Parce que des choses pareilles ne devraient plus exister, parce qu'elles n'auraient jamais du être, pas même il y a mille ans, deux mille ans et bien plus encore que cela. Offrez aux hommes joie et amour, ils transformeront cela en ténèbres et violence...
Un silence de nouveau, pas dans le bureau mais dans la personne même de Jan. Car il se construisait par eux, pour eux, ces silences...
La porte s'ouvrit, elle entra.
Elle, ses parents derrière, et Jan n'avait pas besoin de regarder pour comprendre combien les muscles de son cou gracile étaient tendus et tout l'effort qu'il fallait pour un pas, puis un autre et encore un autre.
Lui, l'homme qu'il était, il ne pouvait rien pour apaiser cette gamin. Il avait pas les tripes pour ça, consoler les gens, une frontière entre son humanité et celle des autres. Alors il laissa le lion parler tandis que l'adolescente prenait place sur une chaise.
Un lion n'avait pas de mots, juste des gestes.
Celui qu'il eut aurait pu être doux, il se contentait d'avoir l'élégance brut tandis qu'il saluait les parents de la jeune fille, leur serrait la main.

”Jan Arsen, je vais vous aider au mieux avec cette affaire.” Le père acquiesça en premier, la mère, comme sa fille, semblait garder une certaine distance.
La fille, il lui serra la main à elle aussi de la même manière qu'un animal pose parfois la patte contre son maître dans un geste de réconfort. Quelque chose d'impossible à décrire véritablement, car l'on parlait de deux mains humaines, mais certaines choses se ressentaient plus qu'elles ne se voyaient.

”Il y a des gens pour vous aider, maintenant.”

Forte, l’était-elle vraiment ?

Aura ne savait pas. Dans son référentiel, tomber pour si peu ne signifiait pas être forte, bien au contraire. Aller contre ses agresseurs lui convenait mieux, dans un manque total d’empathie pour ce que sa cliente avait vécu. Cependant, jamais l’italienne ne pourrait se retrouver dans une telle situation. Elle était trop connue, trop perçue comme un danger pour qu’on vienne l’emmerder. Et les rares qui s’y frottaient ne survivaient pas assez longtemps pour regretter leur choix. En fait, elle était incapable de se mettre à la place des autres car elle n’avait jamais vécu ce type de situation, de faiblesse. Elle savait se battre, se défendre, et enfoncer un poignard dans le ventre ne lui avait jamais posé de soucis. Elle était si décalée de la réalité des autres femmes. « Aucun problème pour vous embaucher avec le cabinet, ce serait mauvais si vous veniez à dévoiler des informations. » Ce que les autorités pourraient l’obliger à faire le cas échéant. Et comme Aura avait une légère tendance à éliminer ceux qui pouvaient se mettre à parler, autant éviter que Jan soit l’une de ses futures victimes.

Elle alla ouvrir la porte, proposa à la victime et ses parents d’entrer, de prendre place dans la pièce qu’était son bureau. Evidemment, il y avait quelque chose de froid qui s’en détachait. Beaucoup associaient cela au côté professionnel de l’italienne, détachée de tout lobby. Dans la réalité, elle n’aimait tout simplement pas mettre en place une atmosphère chaleureuse. Cela ne lui correspondait pas, ne lui correspondrait jamais, malgré la douceur que Clemens créait dans sa vie. Illusoire quand elle officiait en tant qu’avocate.

Un regard vers Jan. Dire qu’elle s’inquiétait était un grand mot. Néanmoins, il était impossible de savoir comment réagir la jeune fille à la vue d’un homme, après ce qu’elle avait vécu, et surtout vu le côté parfois bourru de son ancien maître de stage. Oh, rien de bien méchant, mais un rien pouvait suffire à déstabiliser une âme en détresse. Et si ce rien pouvait ne pas être le roux, ce serait un grand avantage.

Il se présenta, prit le relai dans cette affaire. Aura le laissa faire de bon cœur, se mit en retrait. Elle resta, pour surveiller, superviser le tout, comme cela était nécessaire de la part de l’avocate de la famille. Même si elle faisait suffisamment confiance à Jan pour savoir qu’il ne s’en prendrait à personne même si elle partait.

Mains tendues, mains serrées, malgré le stress ambiant et électrique. Demander à quelqu’un de se détendre ici ne provoquerait que l’effet contraire, à n’en pas douter. De là où elle se tenait, elle pouvait voir les muscles tendus de la jeune femme, la tête bougeait par instant, regardant par-dessus l’épaule, pour vérifier que personne ne s’apprêtait à lui sauter dessus. Elle était pourtant en sécurité, et dans une pièce où peu de gens pénétraient sans autorisation. Enfin, les intrus se prenaient souvent une balle entre les deux yeux ou dans la gorge, autant dire que le lieu était sûr donc. « Monsieur Arsen a besoin de discuter avec vous pour orienter ses recherches et trouver des éléments complémentaires pour notre dossier. » Ils savaient à quel point le dossier actuel était mince, encore plus avec les rumeurs qui couraient sur des implications policières ou haut-placés. Plus ils avaient d’informations, de façon plus ou moins légale, plus ils assuraient leurs arrières et une condamnation. C’était les règles de ce jeu morbide… « Peut-être pourriez-vous dans un premier temps lui évoquer à nouveau les faits ? » Inclure de la distance, pour ne pas que les émotions reviennent, trop violentes. Puis, entendre les mots, l’histoire de la bouche de sa victime, ça avait plus d’intérêt et de poids qu’un rapport écrit avec la froideur de l’italienne…

La jeune fille raconta, une histoire sordide qui pouvait de dissimuler dans chaque ruelle, chaque porte close d'Arcadia, d'ailleurs aussi. Peu importe l'époque, le pays, des gens s'imaginaient toujours pouvoir en dominer d'autres, passer outre leur consentement. Leur faire mal pour se faire du bien, comme si eux seuls, les agresseurs, prévalaient.
Il en avait déjà défendu en procès, des violeurs, Jan. Généralement cela voulait dire pour lui faire craquer assez l'accusé pour le convaincre de plaider coupable, d'accepter la peine qu'on lui présentait. Des peines injustes parce que courtes, mais la Justice était ainsi et Jan avait représenté cette Justice, convaincu que cela était pour le mieux.
Certains corps de métiers acceptaient peu les idéaux après tout.

Toute la durée du témoignage, il regarda la jeune femme. Plusieurs fois la victime tenta de trouver sur son visage des marques d'approbation ou autre, quand elle osait le regarder. L'homme pensa aux flics ayant certainement du prendre sa déposition, prêts à la questionner, à remettre en doutes et à guider son témoignage vers les chemins qu'ils avaient eux, choisis. La neutralité de Jan en comparaison était dérangeante, glaçante. Plus tard, cette jeune fille en comprendrait l'utilité, que cela avait été fait pour elle, comme le premier barreau d'une échelle pour l'aider à remonter.

Il avait de l'empathie, le lion, juste qu'il la cachait bien, l'exprimait peu. Avant même qu'un monstre ne vienne en lui, sa peau avait toujours été une cuirasse pour ses sentiments, le lion n'avait fait que rajouter une vérité à cela.
A son bureau, Aura était immobile elle aussi, un trait qu'elle partageait avec le roux sans que Jan n'ait eu à le lui apprendre. Leurs natures humaines s'étaient rejointes à ce sujet, rien de plus, de longues années déjà...

Lorsque la victime cessa de parler, Jan sembla comme sortir de sa manche une canette de coca frais, à la manière d'un prestidigitateur. Ca et puis un brownie enveloppé dans une serviette, acheté à Mia avant de rejoindre le cabinet. Il posa tout cela devant la jeune femme, constatant avec satisfaction qu'elle mangeait, que son corps comme son esprit réclamaient et acceptaient quelque chose d'aussi simple que du sucre.

”Bien... Je me suis déjà un peu renseigné sur l'un de vos agresseurs : au Spring Break de l'année dernière, une affaire avait déjà été étouffée à son sujet sur son lieu de vacances.”

Dans un mouvement souple, l'homme se cala un peu mieux sur son siège, incorporant ainsi à nouveau Aura dans la géographie de la discussion après avoir passé une grande partie du témoignage simplement penché vers la victime.

”Selon ce qui a été dit, il n'était pas le meneur lors de votre agression, mais avec ses antécédents les autres risquent de tout lui foutre dessus et de s'en sortir. On va éviter ça, n'est-ce pas, Maître? S'ils ne peuvent plus couvrir nos traces là qu'on est dans le jeu, ils vont se décharger sur un bouc émissaire...”

Revivre les traumatismes, encore et toujours, certains finissaient par s’effondrer à force de l’évoquer, devant de multiples personnes. Puis, il y avait toujours le manque de reconnaissance, l’acharnement sur la victime. Le système policier américain était rempli de failles, failles dont Aura s’était servie à de multiples reprises, pour de bonnes comme de mauvaises raisons. Dans le fond, à ses yeux, il n’y avait guère de bien ou de mal. Tout dépendait de la personne qu’elle devait défendre, auprès de laquelle elle devrait se tenir. Ce pourrait être le pire des criminels qu’il n’y aurait qu’un sourire, qu’une neutralité de façade. La vie, la mort, les victimes, les bourreaux, les sauveurs… Tous se voulaient dans une catégorie prédéfinie, sans se rendre compte qu’aux yeux d’un autre, ils en changeaient. Tout dépendait du regard posé sur eux, des sentiments d’une personne. Quelqu’un de foncièrement bon sera en empathie avec les plus faibles, ceux qui subissent, ceux qui sont oppressés. Contrairement à Aura. Contrairement à elle, qui bien souvent s’était tenue aux côtés des oppresseurs, des racistes, des meurtriers, des violeurs. Elle avait fermé les yeux par le passé, ou plutôt les avait regardés sans jamais détourner le regard. Parce qu’elle faisait partie de leur univers.

Elle continua de parler l’innocente, jusqu’à ce que l’histoire arrive à sa fin. Dans un certain silence, Jan sortit une canette et un brownie, arrachant un sourcil arqué à l’italienne. Il faudra faire passer une femme de ménage après donc… Mais en fait, où avait-il planqué la nourriture ? Depuis combien de temps la gardait-elle ? Diverses questions sans réel intérêt dans la discussion actuelle, voilà pourquoi elle resta simplement silencieuse. Elle lui demanderait après, une fois la jeune femme repartit, et l’enquête lancée. « En effet, ça ne semble pas être son premier fait d’armes, et il y a fort à parier que ce ne sera pas son dernier si on le laisse faire. » Récidiviste, se pensant au-dessus des lois, même si certains le pensaient suiveur, l’avocate ne doutait pas de sa capacité à prendre des décisions aussi glauques et malsaines. A force de trouver des excuses à ce garçon, on lui donnait par ailleurs envie de continuer. Comme si la richesse de ses parents ou sa bourse sportive lui permettaient de passer outre toutes les plaintes à son encontre. Elle l’arrêterait.

Elle se détacha du mur, revint physiquement dans la conversation, peu de temps après sa voix. On pourrait presque l’oublier la jeune femme, par sa petite taille, cette présence qu’elle effaçait si facilement. « Evidemment. Ils doivent tous être tenus pour responsables de leurs actes. » Ce qui serait l’une des parties les plus complexes. S’en prendre à une personne autant défendue était déjà compliqué, en rajouter plusieurs… « Je compte sur vous pour arriver à passer outre ce qu’ils ont mis en place. » Et restez discret. Mais il était doué, bien plus qu’à l’époque où il jouait en tant qu’avocat. Ne plus être entièrement dans la légalité devait aider, non ? « De toute façon, après avoir entendu cette histoire, je sais que je peux compter sur vous. » Montrer sa confiance en Jan, c’était aussi un moyen de faire en sorte qu’eux l’acceptent plus facilement. Après tout, Aura était leur avocate, pourquoi choisirait-elle quelqu’un qui ferait échouer l’affaire ? « Y a-t-il d’autres interrogations, d’autres doutes à écarter ? » Un regard vers l’homme, une attente de sa part. Il était celui prenant de vive voix connaissance de tout cela, et elle n’attendait qu’un geste pour tout arrêter.

Un silence comme un sanglot s'installa. Un silence d'attente et de désespoir, de choses perdues, de tristesses retrouvées. Et le visage de l'homme était pareil à un masque de pierre bien plus qu'un masque de cire. Il ne chercha pas à montrer une émotion quelconque, pas plus qu'en éprouver. Ce qu'il apportait à cette fille, aux parents dévastés, c'était autre chose. Autre chose qu'une promesse aussi, ça, il les laissait aux flics.
Non, Jan venait pour l'action et déjà le lion en lui grondait un peu, heureux des violences à venir. Le goût du sang, une chose universelle...

”Non”, répondit-il pour Aura. ”Pas pour ma part en tout cas”
Avec ce témoignage que la jeune fille dans la pièce avait fourni une nouvelle fois, avec ses propres recherches, le dossier qu'Aura lui avait transmis également, Jan savait non pas comment résoudre cette affaire mais quels pièges se dresseraient ou non devant lui.
Et le prix que pouvait avoir la justice.
La famille prit congé, la poignée de main du père se fit un peu plus vigoureuse avec le détective. Pas vraiment de l'espoir, pas un merci non plus mais un regain de souffle de voir que ce n'était plus eux les parias mais bien les agresseurs que Jan allait chasser.

De nouveau seul avec Aura, l'homme laissa passer quelques instants d'un autre silence. Quelque chose dans le masque de son visage avait changé sans pour autant que s'exprime une émotion Peut-être que cela venait du Lion, cette absence, car comment lire une conscience humaine sur un visage animal? Peut-être, peut-être pas...

”Si d'un point de vu légal, on tombe dans un cul de sac, si je ne peux rien faire alors...”

Les yeux s'accrochaient à ceux de la jeune femme. D'un prédateur à un autre.

”Je laisserai les infirmations à l'endroit habituel et me retirerai. Peut-être que quelqu'un aura envie de payer des gens pour récupérer ces informations et faire en sorte que ces jeunes aient des accidents ciblés et douloureux. La vie est une chose pleine de surprises après tout....”

Quelqu'un pour ne pas dire elle, quand bien même Jan refusait de savoir quelles étaient les affaires illégales dans lesquelles Aura pouvait mettre le nez. Après tout quoi qu'on en dise l'ignorance était faiblesse, l'ignorance était vertu...

Le silence, comme seule réponse.

Le silence, auquel elle s’était habituée, à force de traquer, de tomber sur des hommes sur-protégés. Etonnamment, dans des affaires d’agressions, de viols, de séquestrations, ceux qui s’en sortaient le mieux étaient ces hommes, ces garçons qu’il fallait garder à l’écart de la prison, pour le futur, l’avenir qu’ils représentaient. Aura s’était souvent fait la réflexion qu’un avenir avec des personnes de la sorte ne devait pas valoir la peine d’être vécu. Être entourée de monstres défendus par la société… Défendus par elle-même. Enfin, non. L’italienne avait toujours refusé les affaires de viol, surtout quand toutes les preuves accablaient le coupable. Son set de valeurs, de morale, avait beau être complètement déréglé, même une telle injustice ne passait pas inaperçue chez elle.

Elle raccompagna la famille jusqu’à la porte du bureau, laissa la secrétaire se charger des dernières formalités. Une poignée de main plus tard, et la voilà de nouveau seule, face à Jan, son ancien maître de stage, celui qui risquait d’être complice de meurtres. Comme si cela le dérangeait. Sur cette affaire tout du moins, ils avaient tous les deux la même finalité. Que les agresseurs s’en sortent ou non, tout dépendait de l’implication de la police à les défendre. Ils pouvaient s’en sortir, en vie, sans la moindre égratignure. Ou leur corps porterait les stigmates de leurs actes, même lorsque leur dernier souffle sera expiré. Après tout, Aura était payée pour faire justice. Quelle que justice que ce soit, dans cette Amérique à feu et à sang…

« Ne te mets pas en danger. » La sollicitude dans sa phrase pouvait apparaître comme étrange, tant elle n’était pas habituelle chez l’avocate. Pourtant, il s’agissait autant de protéger son identité à elle, le secret autour de son appartenance aux réseaux les plus sombres de la ville. « Si tes pistes te mènent auprès d’organisations criminelles, envoie-les moi, j’irai fouiner de mon côté. » Parce qu’elle avait l’habitude. Parce que c’était son quotidien que d’être en danger. Lui était encore trop pur, aux yeux de la plus jeune. Et si avoir une mort sur la conscience ne la dérangeait pas, ça pourrait mettre en péril certaines de ses activités. Chose qui était inadmissible dans son référentiel.

Sourire en coin aux propos. « Il est si simple de trouver un mercenaire prêt à faire le sale boulot… » Murmure, et les mains glissèrent dans les poches de sa veste. Arcadia était une ville baignant dans le crime. Nombreux étaient les tueurs, et souvent, ces personnes haïssaient les violeurs. Et les pédophiles. Si l’italienne ne pouvait s’en charger, pour des raisons évidentes qu’on la soupçonnerait elle la première, puisqu’elle était en charge de défendre la victime, elle trouverait des dizaines d’hommes et de femmes prêts à rétablir l’honneur de la gamine agressée. « Mais le but premier reste de traduire ces hommes en justice, d’en faire un exemple. » Pause. « Même si un plan de secours est toujours à prévoir. » Regard glacial. La mort n’avait plus aucun impact sur son esprit.

L'insensibilité d'Aura, la férocité de Jan, deux indices des natures qu'ils possédaient. L'homme, lui, se fichait bien peu que son ancienne stagiaire réagisse et mime des sentiments quelconques ou non. Il n'était pas là pour lui demander de s'exprimer mais pour des faits. Les faits étaient l'enquête, la manière dont ils acceptaient tous deux la manière dont cette dernière serait menée, rien d'autre.
D'accord, ils l'étaient l'un l'autre.
Tout le reste, du superflu. Et Jan connaissait les risques du métier, de son métier. Le Lion, lui, connaissait la violence, cela était dans ses instincts les plus primaires et sauvages.
A vivre seul, Jan n'avait personne pour être une barrière, un garde-fou à ses humeurs, son comportement.
S'il franchissait des frontières, cela était sans témoin de même que sans amour. Ses relations de travail comptaient bien sûr, mais les choses étaient différentes.

Un homme seul : plus aucune famille de sang de vivante, une femme qu'il avait aimé et n'existait plus elle aussi, son propre coeur en miette qui battait comme quelque chose de déjà oublié. On ne voyait pas l'homme pleurer, jamais. Il ne s'agissait pas là d'une force quelconque, de ce côté là jan ne valait pas plus ou pas moins qu'un autre pour ce qui est du caractère, mais ses émotions s'exprimaient autrement.
Parfois, il y avait le calme. Cela était rare mais oui, parfois il y avait le calme...

”Je ferais ce qui doit être fait.”

Il n'était pas un chien que l'on envoyait en chasse mais un fauve assoiffé, quand bien même Jan se forçait à l'oublier toutes les fois où il se faisait face dans un miroir. Sa propre bestialité pouvait apparaître peu comparée à d'autres, elle était présente cependant pregnante. Il y avait toujours un grondement coincé depuis le fond de sa girge qui ne demandait qu'à sortir après tout...

”En avons nous terminé?”

Les yeux de glace de la jeune femme, le Lion ne semblait pas les voir. Il prêtait attention à d'autres choses, à des détails capable de le sauver ou de le tuer au besoin. Dans ce bureau, ces détails n'existaient pas.
Pour le moment.

L'homme s'était relevé, prêt à partir. Il aurait pu avoir une discussion plus civile, demander à Aura de ses nouvelles, discuter des contacts qu'ils avaient en commun encore dans le monde de la justice mais Jan ne perdait jamais de temps à cela.
Il allait et passait comme un fantôme mangeur d'hommes, pattes de velours lorsque cela le nécessitait, et crinière au vent.
Lui qui n'avait même pas le pouvoir de se transformer...

Fin de partie, le détective allait entrer en jeu. A n’en pas douter qu’il trouverait les preuves, si ce n’était les agresseurs, et les lui ramènerait. Aura faisait confiance à Jan pour s’accrocher et ne pas revenir les mains dans les poches. C’était l’avantage de ceux qui avaient été déçus par le système, qui savaient l’horreur qui se cachait derrière les institutions. Lui ne s’arrêterait pas aux rapports qu’on lui fournirait. Il ira fouiner, creusera la terre jusqu’à trouver les réponses. L’italienne ne pouvait pas agir de la sorte. Oh, clairement, elle pouvait aller en dehors de la légalité, elle se jouait des convenances. Néanmoins, dans cette affaire, la moindre erreur de procédure ferait pencher le procès en sa défaveur. Et Aura préférait mettre toutes les chances de son côté pour le moment. Même si les probabilités qu’elle doive tuer les agresseurs d’elle-même étaient importantes. S’ils étaient membres des forces de l’Ordre, ou des personnes protégées car à un poste élevé dans la communauté, jamais ils ne se feraient emmerder. C’était ainsi que cela se passait aux Etats-Unis. Les pauvres payaient de leur vie. Les riches ou sportifs s’en sortaient toujours. Autant leur rappeler que le karma ne les fuyait pas.

« Effectivement, nous en avons terminé. » Pause. « J’attends donc vos nouvelles. » Aucune discussion possible, ou complémentaire. Aura n’avait rien à dire, rien à raconter. De toute façon, parler de ses failles avec le détective, elle préférait éviter. Tout comme ses relations privées. Il pourrait les utiliser, d’une manière ou d’une autre, comme elle le faisait pour certaines personnes qu’elle défendait. C’était la loi de la jungle, et plus vous possédez d’informations, plus vous parviendrez à vous sortir des pires situations. C’était ainsi qu’elle avait survécu au sein de la Camorra. A force d’en savoir plus que les autres, elle était devenue indispensable dans l’esprit collectif. Au fond, tout le monde pouvait faire son travail, espionner comme elle. Peu y trouvaient de l’intérêt, et c’était pour cela qu’elle restait sans qu’on l’emmerde. Son travail apportait beaucoup, bien que personne ne souhaite s’y pencher. Quelle ironie.

Les iris s’attardèrent sur la silhouette, la même qui se détourna, prit la porte dans le silence. Aucun n’avait jamais ressenti le besoin de parler pour se justifier.

Seul le résultat comptait.

**

Les heures, les jours, les semaines avaient passé sans qu’elle ne s’en rende compte. Elle n’avait pas calculé quand le message lui était parvenu, lui donnant simplement un lieu de rendez-vous. De légers détails pour la faire venir, pour en savoir plus sur l’avancée de l’enquête. Toujours aussi discret, Jan lui avait envoyé les signaux, d’une façon qui ne laissait guère de place aux doutes. S’il avait eu des réponses, elle aurait reçu les preuves, de façon à limiter les contacts et les risques que lui se fasse prendre. Là, aucune ne trônait sur sa place. Que lui dirait donc l’homme ? A quel point la situation était-elle compliqué ? Et finalement, qui était impliqué ? De multiples questions dont elle aimerait avoir la réponse, mais pour lesquelles elle devait seulement attendre.

Les vêtements, noirs, lui permettaient de passer inaperçue dans les environs. Simples, elle apparaissait comme une des multiples silhouettes en cette fin de journée, dans les ruelles d’Arcadia. Tout était fait pour qu’elle se fonde dans le paysage, à la recherche de son interlocuteur. Etonnamment pour elle, elle mit de longues minutes avant de l’apercevoir, et de se diriger vers lui. Mains dans les poches, sa voix trahit son arrivée. « Quelles sont les nouvelles ? » Ton nonchalant, bien qu’elle ne sente aucun regard dans leur direction. Mieux valait rester sur ses gardes…

Il y avait des ombres sur le visage de l'homme, des ombres et une coupure nouvelle que la barbe ne parvenait pas à cacher complètement.
On ne blessait pas le lion de Némée impunément comme cela, il fallait de la force car le monstre savait encaisser les coups et sa peau avait quelque chose d'impénétrable par moment. Une preuve que lors des derniers jours et de l'enquête, Jan avait eu son lot d'affrontements violents...

Aura ne le remarqua pas de suite. Il en profita pour l'observer un peu, elle qui ne changeait en rien de la jeune stagiaire d'il y a quelques années. Depuis, Jan avait accueilli un monstre en lui ainsi que des chagrins beaucoup trop grands pour sa propre carcasse. Les épreuves d'Aura, il n'en connaissait rien et la femme ne possédait aucune raison de s'ouvrir à lui.

”J'ai un témoignage écrit et deux promesses d'aller au tribunal pour témoigner devant la cours. Chacun pour un agresseur différent... Nous avons de quoi faire tomber le groupe.”

Sans attendre de félicitations quelconques, Jan remit à Aura une simple mallette. Dedans, les adresses des témoins, le détective ayant fait en sorte de les faire héberger là où on ne les chercherait pas et avec des gens capable de surveiller les allées et venues. Tout cela, Jan le payait de sa poche. Cela était naturel après le crime commis, après le regard de la jeune femme et de ses parents.

”Pas dormi depuis trois jours, pour plus d'infos ce sera devant de quoi manger aussi.”

Il grondait presque, le Lion prenant le pas sur l'humain. Pas dormi depuis trois jours, à peine mangé, si 'homme était “simplement” revêche , l'animal grondait tout ce qu'il ne pouvait plus hurler. Néanmoins, Jan appréciait de savoir que ses efforts ne seraient pas vains : en bonne avocate Aura saurait mener cela jusqu'au procès.
Un souvenir lui revint alors, lui-même effondré à son bureau qu'il n'avait pas quitté depuis des jours, sa chemise blanche couverte de tâches d'encre et le tylo plume presque cassé en deux dans ses mains à force de le serrer. Des papiers à noircir encore et encore, des papiers qui ne servaient à rien car il manquait à Jan la clé juridique pour résoudre l'affaire.
Etait-ce du temps d'Aura, la jeune femme l'avait-elle seulement vu au moins une fois dans un état aussi délabré par le travail?

”Et de ton côté, des menaces reçues concernant l'affaire?” Il ne demandait pas cela pour la protéger, simplement pour savoir si parmi toute la tourbe d'Arcadia, des choses avaient remué.
Lorsque les loups sortaient du bois, il devenait bien plus simple de les attraper.

”Hm il me faudrait d'ailleurs un alibi pour jeudi soir concernant une agression physique. Apparemment on soupçonne quelqu'un de plutôt roux avec une marque au visage.”

Autrement dit, son enquête l'avait foutu en plein milieu d'une bagarre, d'où la coupure sur sa joue. Bien sûr, Jan était prêt à nier toute présence physique à l'endroit où avait lieu le pugilat. ”C'est dommage, je me suis coupé en me rasant alors on pourrait m'accuser.”
Il savait parler, l'ancien avocat. Le rasage, on y croyait presque...

Les ténèbres jouaient autour d’eux, autour de leur maîtresse. La divinité s’imposait de plus en plus dans le sillage de la mortelle. Bientôt, elle risquait de devenir Hécate. Ou plutôt, l’immortalité de la déesse effacerait les tourments de l’humaine. Dans le fond, Aura ne changerait si cela arrivait. Voilà des années, des décennies qu’elle vivait avec cette âme en plus, qu’est-ce qui pourrait bien changer après les souvenirs qu’elle avait récupérés ? Rien. Les pupilles s’attardèrent sur l’aura de l’homme qui lui faisait face. Lion de Némée, il avait troqué son humanité pour un monstre. Etait-ce pire ? Etait-ce qu’une divinité ? La question se posait dans le fond. Dans un cas, c’était héréditaire pour la majorité des personnes. Dans l’autre, c’était le hasard qui en avait décidé ainsi. Comment vivait-on un changement aussi brutal ? Pouvait-elle en avoir la moindre idée ?

Les mots et la mallette suffirent à lui faire comprendre qu’elle avait eu raison de lui faire confiance pour cette affaire. Elle pencha légèrement la tête, remerciements silencieux pour ne pas le couper. Elle récupéra l’objet, le soupesa. A l’intérieur de celui-ci, il y avait de quoi résoudre une affaire hors norme et qui allait la mettre encore plus en porte-à-faux avec les autorités. Au point où elle en était… « Penses-tu que cela suffira à les faire tomber ? » Ce n’était pas qu’elle n’avait pas confiance en ces preuves. Néanmoins, si les agresseurs étaient haut-placés, avec d’excellents avocats et l’immunité, pourraient-ils réellement y faire quelque chose ? Ne serait-elle obligée de glisser dans l’illégalité pour gagner, pour venger les vies détruites ? Evidemment, elle défendrait becs et ongles sa cliente avec les données apportées par Jan, mais ses mots, ses preuves, tout ça suffira-t-il à faire face à une institution gangrénée par la corruption ? Léger sourire, elle n’aurait pas sa réponse tout de suite… « Je te propose plutôt de venir manger à la maison, en commandant. » Pause. Elle espérait que cela ne dérangerait pas Clem. « Vu les informations dans cette mallette, je préfère ne pas trop traîner dehors. » Regard glacé. On pouvait les attaquer à tout moment, surtout qu’il s’était retrouvé à des combats, que son visage pouvait être reconnu par les agresseurs et leur entourage…

Elle haussa doucement les épaules. « Pas plus que d’habitude. » Et les rares qui avaient osé en proférer s’étaient retrouvés dans une situation suffisamment délicate pour leur faire passer l’envie de recommencer. Oh, ils étaient encore en vie, pour ne pas rendre toute l’enquête inutile. Peut-être auraient-ils préféré être morts… « Arcadia sait que m’attaquer ou me menacer ne me fait pas reculer. » Parce qu’elle avait la mafia derrière elle. Parce que la peur n’avait jamais été un sentiment qui la faisait plier, pour peu qu’elle le ressente.

Elle cligna à peine des paupières lors de la demande d’alibi. C’était presque habituel… « Jeudi soir ? Mais tu es venu chez moi pour un dîner d’affaires et, à cause de l’alcool, tu as décidé que c’était une bonne idée de te mesurer à une de mes connaissances garde du corps. » Un léger soupir, comme pour mimer l’agacement. « Etonnamment, tu as pris une raclée monumentale et quelques blessures de guerre… » L’excuse était parfaitement trouvée. Et Astrid ne refusera jamais une demande d’Aura. Done.

”Si cela suffisait, nous n'aurions jamais de travail” ricana Jan. “Nous”, les avocats. Il se considérait comme l'un d'eux encore parfois...
Cynique, l'homme savait qu'au fond, aucune preuve ne permettait de gagner un procès. La logique pure et froide s'effacerait toujours devant le coeur des hommes, et le coeur des hommes possédait bien plus de ténèbres que n'importe quel dieu, n'importe quel conte.
Cette phrase qu'il prononçait, Jan l'avait déjà dite souvent. Il la répétait à une Aura bien plus jeune alors qu'il l'amenait avec lui au tribunal. Il la lui martelait dans le crâne, qu'elle en ait eu quelque chose à faire ou non.
“ce n'est jamais suffisant.”
Et peut-être le savait-elle, elle, fille de la mafia, capable de perceptions autres? Lui n'avait pas été choisi par un dieu mais par un monstre. Il grondait en lui en cet instant même, conscient des ombres que Jan ne voyait pas.

Il acquiesça à l'invitation. L'idée de s'asseoir à une table en compagnie d'autres personnes lui sembla soudain douloureuse, réconfortante. Il y avait eu une femme pour l'aimer un jour, malgré la colère et malgré les larmes. Il y avait eu une femme, à présent ne restait qu'une tombe dans un cimetière. De temps en temps, Jan venait y déposer des fleurs. Il ne lui en avait jamais vraiment beaucoup offert de son vivant... ”Allons-y en ce cas.” Un rapide coup d'oeil lui apprit que personne ne les suivait.
Pour le moment.
Il ricana de la même manière qu'un lion pouvait rugir tout bas. ”Arcadia sait beaucoup de choses, cela n'empêche pas ses habitants de faire conneries sur conneries”. Ne te crois jamais à l'abri. Une autre leçon de Jan envers sa stagiaire, à une époque où sa peau ne le protégeait pas, où aucun monstre ne grondait ou ne hurlait.
Où une femme était là.
Ne te crois jamais à l'abri...

”Hm, Astrid n'est-ce pas? Je me rappelle, je me suis comporté comme un connard comme d'habitude en la traitant de faible femme que je pouvais mettre au tapis en moins de deux minutes” déclara Jan pour parfaire le mensonge. L'alibi collait. ”Et elle m'a foutu un coup de louboutin en plein visage.”

Ils marchaient tranquillement à présent. Lorsque leur chemin croisa une ruelle, le poing de Jan partit, assommant l'homme en imper caché dans l'ombre le plus naturellement du monde. ”J'ai pourtant déjà dit à cet homme que je ne voulais pas être son ami” commenta-t-il.