La lune venait à peine de s’élever dans le ciel d’Arcadia, quand Aina bondit en dehors de sa maison, un grand sourire aux lèvres, les mains tendues devant elle dans l’espoir d’attraper quelques flocons de neige. La blonde n’avait pas souvent eu le droit de sortir en plein hiver pour s’amuser avec la neige. Elle ne devait qu’aller d’un point A, sa maison, à un point B, celle d’un inconnu, puis faire le chemin inverse sans jamais se détourner de sa route. Rester concentrée. Concentrée. Concentrée.

Mais Rasmus n’était plus là pour la gronder.

Aina éclata de rire toute seule et bondit dans la poudreuse, sans s’inquiéter de se faire mal, contre le sol, dessous. Elle remua un peu n’importe comment, dans le tas de neige, et s’arrêta soudain, comme à bout de souffle, le corps en étoile. Des étoiles, justement, des centaines d’entre elles brillaient dans le ciel noir et, pourtant, la blonde ne pouvait en voir aucune. Les lumières de la ville bouchaient la vue et il ne restait qu’une couleur étrange, indéfinissable, qui finit de doucher l’enthousiasme de la blonde.

Au fond, elle aurait aimé entendre Rasmus la gronder.

L’oupyr se redressa lentement, soupira un coup, épousseta ses vêtements trop grands et sortit du jardin, pour remonter la rue, la mine basse. Son ennui et sa solitude pesaient lourds, sur ses épaules frêles, et elle ne savait pas vers qui se tourner pour ne plus y penser. Son colocataire lui manquait. Il passait toujours les fêtes avec elle, d’habitude, et lui offrait même des petits cadeaux, qu’elle brandissait haut, très haut, en courant partout dans leur maison. Elle ne pouvait pas le faire cette année et si la perspective de pouvoir jouer dans la neige était alléchante, elle n’arrivait pas totalement à évincer ses mauvais sentiments.

Décidée à ne plus penser à toutes ces choses, Aina choisit de faire la seule chose qui pouvait, pour un temps, la détourner de ses pensées : travailler. Elle se pointa comme une belle fleur pimpante au QG de ses amis qui l’appelaient gringa et réclama un beau petit contrat à se mettre sous la dent pour la nuit. Façon de parler, évidemment. Elle ne dirait pas à ses amis, aussi franchement, qu’elle avait bien besoin d’un peu de sang. Non, non, la blonde avait quelques manières, tout de même. Et c’était, surtout, une bonne façon de ne pas avouer qu’elle était une créature repoussante à qui personne ne voulait parler.

New kabukichô n’était pas un quartier qu’elle fréquentait souvent, la blonde, mais elle jura de venir plus souvent, à l’avenir, alors que ses yeux bleus papillonnaient d’une devanture à l’autre, très intéressés par les caractères indéchiffrables qu’elle voyait partout. L’anglais était déjà une épreuve, pour elle, alors le japonais… c’était un mystère qu’elle ne pourrait jamais déchiffrer et qu’elle admira de loin, sans en comprendre le moindre sens.

Heureusement pour elle, ses boss lui avaient montré l’emplacement de sa cible, sur une carte du quartier. Elle n’eut plus qu’à se rendre sur place, en jouant de sa mémoire et d’un peu de… perspective. Autrement dit : Aina se fraya un passage sur les toits du quartier, pour avoir une meilleure vue des pâtés de maison et tracer, mentalement, des lignes comme celles d’un plan, entre les bâtiments.

Pour une femme habituée à le faire depuis plus de deux siècles, entrer dans la maison-cible fut un jeu d’enfant. Elle se glissa furtivement à une fenêtre et s’intéressa immédiatement… à une chaîne hi-fi, posée à même le sol. Une machine imposante qui prenait tant de place que sa seule vue fit naître pleins de petites étoiles dans les yeux de la blonde. Elle s’approcha à pas de loups, essaya de se souvenir ce qu’avait dit Sophia, au sujet du vieux poste de radio qu’Aina avait ramené chez elle et, le doigt pointé vers le plus gros bouton, hésita à la mettre en marche.

L’oupyr tendit l’oreille aux mouvements, dans la maison, mais tout semblait très calme. Alors, elle décida d’allumer la radio et sursauta, alors que le son s’échappait, soudain, très fort, des nombreuses enceintes. Une surprise qui ne dura qu’une poignée de secondes, avant que la blonde ne se mette à… à… se secouer dans tous les sens (à ce stade, on ne pouvait plus appeler ça danser) sans aucune logique, ni aucun rythme. Sophia lui avait dit de faire attention au rythme, mais Aina préféra balancer sa tignasse d’un côté, puis de l’autre, et secouer le popotin comme un petit canard qui sort de l’eau. C’était bien plus drôle.

Sanada n’était plus sur que c’était une bonne idée de venir ici. L’alcool dans sa gorge le brulait, et il laissa couler la dernière goutte de liquide avant de remarquer sa bouteille vide. Pourquoi était-il ici ? Il n’était pas en état de répondre… ou plutôt, il aurait préféré ne pas être en état de répondre. Il se souvenait encore trop bien de la raison, et n’avait juste pas envie d’y penser.

La nuit, le monde était si différent, et il se surprenait encore à en voir les changements. Il avait toujours préféré la nuit, à l’époque des contes, pendant la malédiction et même maintenant. La nuit n’apportait pas les cauchemars, au contraire de ce que beaucoup de personne pensent. La nuit apportait la paix. C’était la journée qui faisait cogiter et changeait les ombres en monstres. Jetant sa bouteille, il reprit son chemin en enfonçant ses mains dans le manteau qu’il  avait emprunté à son père.

Il ressemblait à un pervers. Le manteau long, le chapeau, les chaussures et le pantalon sombre. Il aurait pu avoir l’apparence de son père, détective privé, mais non, il ne le portait pas aussi bien, et personne n’aurait été surpris de le voir ouvrit sa veste pour y vendre des choses illicites sous le manteau. Il soupira, laissa une fumée se faire devant ses lèvres. Il ressemblait à cela, et il n’avait pas assez d’alcool pour ne pas s’en faire. Il ne voulait pas qu’on le repère. Pour le moment, il était là pour, lui, repéré, pas l’inverse. Soufflant encore, il se dirigea vers la zone qu’il pensait être la plus proche de la mafia japonaise.

Il n’avait pas envie d’être l’adulte responsable, il n’avait pas envie d’être le sérieux … non, lui ne voulait que se reposer et ne penser à rien. Dessiner, coder, boire, boire et dormir. Il savait que ce n’était pas sain. Liliann n’était pas la seule à le dire. Mais ça lui faisait du bien de rester emmitouflé dans cette léthargie.

Pour une fois cependant, il était l’adulte. Un adulte bien irresponsable et fonçant tête baissé dans une histoire qu’il ne devrait pas… mais un adulte tout de même. Il se promit mentalement de ne plus jamais prendre ce genre de responsabilité. Arriver à l’adresse qu’il avait trouvé, il se surprit à attendre dans la rue, de l’autre côté. Il attendit un petit peu. Soucieux de voir ce qui se passait dans la maison. Mais rien. Alors il s’approcha. Doucement. La maison semblait vide. Pour un mafieux de la première heure, la maison était étrangement peu surveillée… même pas du tout.

Il s’approcha pour en ouvrir la porte avec le silence qui va avec. Entré à l’intérieur, il n’entendait rien. Rien ? Si… une musique au loin. Il ne savait pas qui était là, mais il y avait quelqu’un. Personne d’autres ne l’arrêta alors qu’il gravit les marches pour s’approcher de la musique. Il semblait que le bâtiment fut vide.

Ouvrant la porte, il laissa son regard se perdre dans la pièce. Penchant la tête sur le côté, il vit une jeune femme en train de faire…. Faire une crise d’épilepsie ? Après avoir papillonnait des yeux plusieurs fois, il comprit qu’elle était en réalité en train de danser.  Ouvrant un peu plus la porte, il se permit de glisser son corps à l’intérieur.

- Heu …. Bonsoir … est ce que vous pouvez me dire où se trouve le propriétaire de ce lieu ?

Parce que si elle était là, la musique allumait en train de « danser » au milieu de la pièce, c’était qu’elle pouvait faire partit de la bande à picsou non ? Des personnes qui travaillent ici, ou peut être qui connaissait le propriétaire … ou juste une étrange squateuse ? Il ne le savait pas, mais s’il ne demandait pas, il ne pourrait pas le savoir.

Danser au milieu de la chambre de sa cible n’était pas donné à tout le monde, mais Aina, elle, ne voyait pas le problème. En vérité, la blonde aurait même pu danser alors que le cadavre du mafieux gisait, derrière elle, dans le lit, vidé d’une partie de son sang. Ce qui n’était pas le cas ce soir. Sa cible avait décidé de ne pas être là pour l’accueillir, pour la laisser faire son travail et remplir le contrat qui lui avait été confié. Aina ne voulait pas partir en chasse, aussi se contentait-elle de remuer le popotin pour, en quelques sortes, évacuer la pression sur ses épaules.

Une pression qui n’avait rien à voir avec son drôle de métier, mais bien avec la solitude qui pesait lourdement sur son dos. La blonde ne voulait plus se sentir si seule, si perdue, comme si elle n’était qu’un fantôme que personne ne voyait, à qui personne ne voulait parler. Si sa cible ne rentrait pas, d’ici une heure ou deux, elle se promettait d’aller trouver Winston et le réveiller, s’il le fallait (même si elle n’était pas contre le regarder dormir) pour qu’il s’occupe un peu d’elle et lui fasse oublier que Rasmus n’était plus là.

En attendant, elle dansait.

Évidemment, douée de sens plus développés que la moyenne, à cause du sang monstrueux qui remuait dans ses veines, Aina ne put qu’entendre la porte d’entrée s’ouvrir sur un intrus. Ce qui ne l’empêcha pas de continuer à danser, encore et encore, sans s’arrêter, sans se fatiguer, sans suer ni haleter. Rien que le balancement hasardeux et bordélique de son corps, dans tous les sens, pour se plonger toute entière dans la musique et oublier que, dehors, la ville vibrait sans elle.

Quand il vint ouvrir la porte de la chambre, la blonde continuait de remuer, sans s’en inquiéter. Son nez se retroussa un peu sur l’odeur, qu’elle analysa, doucement, sans en donner l’impression. Elle put déceler, sur lui, les effluves piquants de l’alcool, et une fragrance qui ne venait pas de la ville. Un étranger qui n’était donc pas sa cible et qu’elle pouvait laisser entrer sans trop s’en inquiéter. Aina était, de toute façon, persuadée de pouvoir s’en débarrasser. Et s’il venait la tuer… au pire, tant pis. Ce ne serait pas la première qu’elle avait, au fond du crâne, une pensée un poil suicidaire.

Puis il parla.
Et ce fut lui, à ce moment précis, qui scella son destin.

Dans une envolée de cheveux blonds, complètement emmêlés, Aina bondit sur ses talons et fit face à l’inconnu. Ses grands yeux bleus se fixèrent intensément, un petit sourire au coin des lèvres. Déjà, il lui parlait, donc Aina l’aimait bien. En plus, il était poli avec elle, ce qui ne pouvait que lui donner très envie d’en faire son ami. Puis, il était là, tout simplement. Il était là, il l’avait vue et il n’avait pas décidé de l’ignorer, mais de la faire entrer dans sa bulle. Alors, la blonde se fraierait son chemin dans cette bulle et ne la quitterait plus de la nuit. Tant pis pour lui.

– Coucouuuu ! s’exclama-t-elle, en bondissant sur le lit. Le monsieur, il est pas là, je sais pas où il est.

Bien droite sur le matelas tout mou du lit de sa cible, Aina continuait de fixer l’intrus, mais elle avait cessé de remuer pour, soudain, se laisser tomber sur le lit. À genoux, les talons écartés sur les côtés de son fessier, Aina passa une main dans ses cheveux blonds et tapota les couvertures, à ses côtés. Winnie avait dit de ne pas dormir avec ses amis, mais ce n’était pas un ami et elle ne comptait pas dormir, ni se coucher puisqu’elle était assise, alors c’était tout bon.

– Tu viens l’attendre avec moi ? Tu lui veux quoi ? Je peux te laisser lui parler un peu, mais après, il est à moi.

La blonde haussa les épaules, bien loin d’imaginer que sa présence dans la chambre de sa victime, tranquillement assise sur le lit, en pleine nuit, pouvait donner un autre sens à ses mots. Elle pensait, elle, seulement à laisser celui-ci discuter un peu, puis tuer sa cible.

– Moi, c’est Aina ! Aina Summers ! Coucou ! (Sa manière de dire enchantée, en tendant ses doigts blancs à l’inconnu.) T’as vu, il neige, c’est trop cool ! On peut aller l’attendre en faisant un bonhomme, si tu veux.

Oui, c’était surtout elle qui en avait très envie, car la blonde, de toute sa vie, ne se rappelait pas avoir, un jour, construit de bonhomme de neige.

– On peut danser si tu préfères, c’est cool aussi !

En tout cas, elle comptait le kidnapper pour la nuit, c’était décidé.