Celle qui était bien trop jeune pour l'avoir. Celle qui s'était retrouvé avec sans vraiment le vouloir, contrainte par la force par un rustre; un homme qui est son géniteur et dont il ignore tout, à ce stade, puisqu'il appelle Papa le géniteur du petit frère. Celle qui a toujours un petit quelque chose dans le regard quand elle pose ses yeux sur lui. Un peu de tristesse. Un peu de colère. Un peu d'amertume. Mais peut-être est-ce son imagination d'enfant, qui cherche à comprendre pourquoi sa mère est si souvent occupée. Peut-être qu'elle ne l'aime pas vraiment. Il est un peu turbulent. Il est plein d'énergie, le petit. Il court, il crie, il tombe et se relève aussi tôt pour repartir dans les courses folles que les autres gamins mettent en place. Ilyes, il grandit à la sauvageonne, à arpenter les rues de leur île - celle de sa tribu, des Enfants terribles - jusqu'à les connaître les yeux fermés, à chercher refuge chez toutes ses femmes au sourire mielleux, toujours prête à le cajoler, à passer une main dans ses boucles et à lui dire de ne pas tarder à rentrer, lorsque le soir tombe. Sa famille dépasse les liens de sang et s'étend, à n'en plus finir, dans ce réseau.

Mais quand vient l'heure de s'endormir, c'est toujours elle qu'il espère voir venir le border, quand elle a le temps. Celle qui a les yeux brillant d'amour pour eux. Celle qui a les mains les plus douces, si on lui demandait son avis. Celle qu'il appelait Maman et qui serait fier de lui quand il serait grand, qu'il aurait une place d'importance parmi les siens et qui les rendrait tous heureux - elle, son père et ses frères.


Celle qui lui avait menti. Celle qui s'était fait complice de l'homme avec qui elle était à ce moment-là, avant qu'il ne finisse derrière les barreaux. Celle qu'il lui avait caché - cache toujours - la vérité sur son père, le vrai, celui dont il avait certainement hérité de certains traits, quand il voyait la façon dont elle le regardait. En soi, Ilyes s'en moque, de savoir qui est son géniteur. Ça pourrait même être le facteur, grand bien lui fasse. Non, ce qui le dérange le plus, c'est qu'elle ait menti. Crise d'adolescence oblige, il en veut au monde entier pour tous les petits travers de sa si courte - et pourtant si longue - vie. Alors, il lui en veut, terriblement. Et comme il est fâché, il la tourmente comme il peut. Il sèche les cours, se retrouve plus souvent dans les rues qu'ailleurs. Il cherche à se faire remarquer, à entrer dans les rangs des siens sans demander leur avis. Ça la fait crisser, alors, il sourit. Il remue le couteau dans la plaie, lui rappelant qu'elle avait osé lui mentir, juste pour voir ses yeux se teinter de tristesse, de remords, de la même lueur qu'il est sûr d'y voir depuis ses premiers souvenirs.

Mais quand il part bouder dans sa chambre, après une énième dispute où les mots ont volé, plus blessants les uns que les autres, c'est elle qu'il attend. C'est elle qu'il espère toujours entendre doucement pousser la porte close pour s'asseoir sur le bord du lit, passer la main dans ses cheveux pendant qu'il fait semblant d'être endormi et soupirer. Soupirer de le voir grandir si vite, aussi mal, aussi loin du calme espéré.


Celle qui doit comprendre ce qu'il est en train de vivre. Parce qu'elle a sûrement dû vivre pareil, non ? Quand ça s'est éveillé, comme un feu lentement allumé. Quand ça a commencé à le consumer, doucement. Parce que c'est sa faute à elle, s'il est ce qu'il est, non ? Parce qu'elle, elle doit bien voir que ce ne sont pas que des caprices d'ado qui a décidé que le monde méritait de brûler. Parce qu'elle doit bien voir qu'il est divin, vulgaire récurrence d'un Dieu dont il ignore tout. Parce qu'elle a certainement les mots pour l'apaiser, lui dire que tout ira bien, que tout est normal. Mais l'était-ce vraiment ? Pour le savoir, il faudrait lui parler. Lui parler autrement que pour hurler, râler, gronder. Il faudrait lui dire qu'il commence à avoir peur, peur de ne plus être lui, de n'avoir jamais été Ilyes, au final. De se voir disparaître dans cette chose qu'il avait tant souhaité, pour avoir un point commun avec elle. Mais elle lui semble de plus en plus loin, chaque jour. Comme un fil qui résiste mal à la pression qu'on lui impose, qui s’effilocher. Ils n'arrivent plus à communiquer. Difficilement. Maladroitement.

Pourtant, c'est de son étreinte maternelle dont il rêve quand l'obscurité envahit ses yeux inopinément. C'est de son contact dont il a besoin quand la colère gronde et l'enivre. C'est à elle, qu'il a envie de dire les mots doux coincés dans sa gorge desséchée. C'est de son réconfort qu'il a besoin, et non de ses soupirs qui ne lui présagent que peu d'avenir.



Celle chez qui on le ramène, quand on l'attrape où il ne devrait pas être, quand on l'attrape dans des positions... Délicates. Quand il est pris la main dans le sac, blasé d'entendre les adultes lui donner des leçons qu'il n'écoute plus, qu'il n'a jamais écouté. Celle dont il soutient le regard, avec fierté, avec arrogance, quand on le dépose chez elle, avec la dernière bêtise sur les lèvres. Ne pouvait-elle donc pas comprendre ? Il veut juste une place, l'une de celles qui lui revenait de droit. Dans la vie. Chez les Enfants Terribles. Dans sa vie. Ne pouvait-elle donc pas être fière ? Ne pouvait-elle donc pas voir ses efforts ? Toujours fourré dans leurs pattes, Ilyes pouvait presque passer pour un membre officiel. Sauf qu'il ne l'est pas, grâce à elle et à ses réticences. Mais qu'importe, rien ne le gêne, rien ne le freine.

Mais cette fois, quand on le ramène devant elle, terrible juge, après une mission d'importance où il n'avait absolument rien à faire, où il a risqué sa vie et peut-être celles de ses paies, il ne peut s'empêcher de se sentir petit. Elle gronde, bout de femme paniquée, mère en colère. Et bien qu'il résiste, qu'il fêle autant qu'elle, il ne peut s'empêcher de vouloir être étreint, lui dire qu'il y avait plus de peurs que de mal, qu'il était compris, en quelques sortes. Alors il cède, un peu, quelques millimètres, et se retrouve inscrit à des études supérieures.



Celle qui se méfie, qui essaie tant bien que mal de le détourner de l'avenir qu'il envisage, de faire quelqu'un de lui. Celle contre qui il lutte encore, comme si la violence était leur seule manière de s'aimer, de s'exprimer. Celle qui ne ploie jamais, rarement. Celle qui pose sur lui lorsqu'elle pense qu'il ne la voit pas des regards plein d’inquiétude. Où est la fierté ? Où est la joie ? Celle qui l'énerve, celle qui parle une langue étrangère. Celle qu'il blesse, autant qu'elle ne le heurte. Celle qu'il le voit avancer péniblement.

Parce qu'il essaie, Ilyes. Vraiment. Il tend parfois la main, avant de la recacher aussi vite, pris de panique. Il tremble, il vacille. Parfois, il a envie de lui dire qu'elle a raison. Que ce qu'elle lui suggère lui plaît, un peu. Mais après tant d'années, il n'est plus certain de savoir prendre une autre pente, un autre chemin, une autre voix. Il n'y voit que des tentatives d'abandon, d'éloignement. Parce qu'elle ne le supporte plus. Parce qu'elle ne l'a jamais aimé. Parce qu'elle l'aime terriblement. Alors il continue à faire ce qu'il a toujours su faire jusqu'à ce que le Destin lui dira d'arrêter.