Lewis n’était pas peu fier du travail qu’il avait accomplis avec ce lieu d’exception. Il l’avait dépoussiéré, sorti de l’oubli et lui avait rendu sa grandeur passée. Il était rare de pouvoir acquérir ce genre de bien aux Etats-Unis, les architectes n’ayant pas particulièrement développé ce courant de l’autre côté de l’Atlantique. C’était donc sans grande hésitation qu’il avait sauté sur l’occasion, cinq ans auparavant, quand Le Belmond s’était retrouvé en vente. Le transfert d’une somme conséquente, une poignée de main et un espresso plus tard, il était devenu propriétaire à l’âge de vingt-cinq ans. La transaction fut si rapide que le bien n’eut même pas le temps de passer par les canaux traditionnels. Au-delà de l’aspect esthétique et sentimental, l’achat s’était révélé très intéressant pour la Nuova Camorra, puisqu’il mettait également en place une plaque tournante pour la négociation de nectar et autres liqueurs. Situé juste en dessous de son penthouse privé, le bar était à l’image même de la classe et de l’opulence affichée quotidiennement par la mafia italienne. L’art nouveau se mélangeait au baroque italien avec des notes modernes. Un lieu qui se voulait raffiné, élégant et confortable. Attablé dans une alcôve, le regard de l’héritier se perdait à l’horizon, la vue sur la ville étant particulièrement belle au coucher de soleil. Distraitement, il faisait tournoyer son whisky d’une main, comme totalement absorbé par ses pensées. Pourtant, rien ne lui échappait. Si bien qu’il ne fut guère surpris lorsque Renato, son chauffeur (sous-entendez, son homme de main), s’approcha pour lui signifier que son rendez-vous venait d’arriver. Il n’avait guère l’habitude d’arriver à l’heure à ces rendez-vous. Au contraire. Il était plutôt du genre à se faire attendre. S’il n’avait cure de faire patienter ses interlocuteurs, le contraire n’était tout bonnement pas acceptable. Cependant, il avait eu envie de prendre un verre dans son propre bar ce soir, d’admirer l’endroit et de laisser ses pensées vagabonder à leur guise. Un luxe qu’il s’octroyait que trop rarement. D’une trentaine d’années, la femme qui venait d’arriver était tout simplement éblouissante. Sa chevelure auburn cascadait librement sur ses épaules et ses yeux d’un vert émeraude vif ne semblaient rien louper. Affichant son sourire le plus charmant, Lewis se leva tel le gentleman qu’il était pour lui tirer sa chaise. Quelque chose lui disait que la conversation allait être plus agréable que prévue. Le regard rempli de malice, ils commencèrent à échanger pendant plusieurs minutes.

“What is it, Renato ?” Lâcha-t-il tout à coup, son accent britannique ressortant davantage, ce qui eut le don de faire rougir d’une teinte son interlocutrice, qui feignait à présent l’indifférence, en sirotant son Manhattan entamé. Avant même de l’avoir aperçu, Lewis l’avait ressenti, son ombre communiquant par une magie qui lui était propre, si bien qu’il n’eut qu’à se pencher légèrement pour que son chauffeur lui murmure à l’oreille la situation qui était en train de se dérouler à l’autre bout de la ville. La lumière de l’alcôve clignota à quelques reprises, indiquant par ce simple fait l’état d’esprit dans lequel se trouvait réellement Lewis, tandis qu’il ne se départissait pas de son sourire ravageur. “Of course. Please, do tell Mrs Bennett that the Giacometti family will be happy to contribute by making a substantial donation as well.” Les mots, bien qu’innocents, venaient de signer un arrêt de mort. On ne contrariait pas les Giacometti à la légère. S’il y a bien une leçon fondamentale qu’il avait apprise avec son père et son oncle, c’était bien celle-ci : ne montre jamais tes faiblesses car n’importe qui pourrait les retourner contre toi.  Renato n’avait pas besoin de plus de détails. Leur code était assez explicite, l’ayant utilisé à de nombreuses reprises auparavant. Attrapant son verre de whisky, Lewis en bu une gorgée en se demandant à quel point son chauffeur allait être créatif cette fois. “Apologies, love. Where were we ?” Oh quelle douce soirée en perspective!


Avant d’être un homme d’affaires à succès, Lewis était un adolescent comme les autres. Ou presque. Né dans une famille particulièrement riche, il n’a jamais manqué de rien. Tout ce qu’il désirait, il l’obtenait en claquant des doigts. Ses parents, fort occupés et constamment absents, compensaient en le couvrant de cadeaux. Comme si ces biens matériels allaient combler ce vide qu’il ressentait. Qui le ronge encore, d’ailleurs. Même s’il a appris à appris à vivre avec. De fait, la vie lui a enseigné à se débrouiller seul et à ne compter que sur lui-même. Etrangement, il ne leur en a jamais réellement  tenu rigueur et a toujours œuvré dans les intérêts de la famille. Il a conscience, d’une part, qu’il est l’homme qu’il est aujourd’hui grâce à eux, en quelque sorte. Ils lui ont appris à garder ses sentiments pour lui, à brider ses émotions, lui qui laissait sa colère exploser plus jeune, a appris à la temporiser. Oui, cette façon de pensée est tordue. Oui, il en a parfaitement conscience. Après tout, ne dit-on pas qu’un homme averti en vaut deux ?

Quoi qu’il en soit, il était souvent seul, ce qui l’amenait à traîner régulièrement avec ses amis et à faire les quatre-cents coups. Il ressentait un besoin viscéral d’attirer l’attention. De montrer au monde qu’il existait. Des parties de foot disputées dans le parc du quartier, aux soirées jeux vidéo, ils évoluèrent vite aux rendez-vous dans les pubs, terrain de jeu de prédilection pour le jeune séducteur en herbe qu’il était alors. C’est ainsi qu’il la rencontra à l’âge de quinze ans. Il l’avait draguée un peu maladroitement mais elle l’avait laissé faire, l’ayant repéré depuis un petit temps déjà. Il faut dire qu’elle était belle, Emilia, avec ses grands yeux clairs et ses cheveux châtains. Ils commencèrent à sortir ensemble peu de temps après. Pour la première fois de sa vie, il y avait quelqu’un qui était là pour lui, sur qui il pouvait compter et qui l’aimait pour celui qu’il était réellement. Malheureusement, le bonheur est fragile, éphémère.

Le jour de son seizième anniversaire eut l’effet d’une bombe alors que sa mère succombait à un cancer fulgurant et qu’il apprenait au passage que le spécialiste qui la suivait avait prononcé son verdict deux mois plus tôt. Avaient-ils jugé bon de partager cette information cruciale avec Lewis ? Obviously fucking not. La nouvelle fut si choquante qu’il plongea l’entièreté de la résidence dans l’obscurité totale et tomba lui-même en syncope. L’éveil de sa divinité avait débuté entraînant avec lui la découverte sporadique des dons qu’il maitrisera au fur et à mesure des années.

Il mit plusieurs mois à cicatriser ses plaies à vif et le souvenir le fait encore souffrir aujourd’hui. Il en voulu énormément à son père de lui avoir caché la vérité. Il aurait dû le savoir. Il aurait pu passer plus de temps avec elle. Rattraper ce temps qu’il avait perdu. Si son père n’avait jamais vraiment été très tactile, sa mère le prenait facilement dans ses bras lorsqu’elle était présente. Si le geste avait alors tendance à le gêner, il donnerait n’importe quoi aujourd’hui pour une dernière enlaçade maternelle. Instinctivement, il se rapprocha d’Emilia, la seule qui le laissait pleurer sur son épaule à loisir, qui l’écoutait longuement sans jamais l’interrompre et qui ait pu entrevoir sa vulnérabilité qu’il cache constamment derrière une façade d’acier.

Puis, les mauvaises nouvelles n’arrivant jamais seules, son père lui annonça qu’il comptait se remarier. Six mois. C’était le temps de deuil obligatoire et acceptable qu’avait décrété Gabriele Giacometti pour cracher sur la dépouille encore fraîche de sa défunte épouse. Lewis en était écœuré. Lui qui pensait que ses parents s’étaient mariés par amour découvrait par la même occasion le pot aux roses : un mariage de convenances pour l’intérêt de la famille. Quelle naïveté. What a bloody fool he had been. Sa future épouse, au contraire, il l’aimait  et avait même réussi à enfanter une fille de cette union. Oh et, surprise, elle a ton âge, Lewis ! N’est-ce pas merveilleux. Totalement aux anges face à cette nouvelle famille recomposée, Gabriele Giacometti, arrangea un dîner afin que tout le monde puisse faire de plus ample connaissance. Guère emballé, Lewis se promit de rejeter ces harpies qui venaient souiller sa demeure. Jusqu’à ce que son regard se pose sur sa demi-sœur et que son sang ne fasse qu’un tour. Emilia. Thank fuck all they did was kissing each other. Au regard que lui lança Emilia, il comprit qu’elle découvrait leur lien en même temps que lui. Quelque chose se brisa en lui ce jour-là. Il devait être particulièrement tordu et vicieux pour avoir désiré sa sœur. Lui qui n'était jamais tombé amoureux avait même commencé à éprouver des choses... Il avait besoin d’une pinte et de se vider la tête. Sans un mot, il quitta la pièce. Si elles vinrent habiter avec les deux hommes à la suite du mariage, Lewis garda religieusement ses distances avec Emilia, brisant la relation naissante qui avait commencé à germer entre eux. C’était beaucoup trop douloureux et trop frais. Alors, il resta à l’écart jusqu’au jour où il parti faire ses études universitaires aux Etats-Unis, laissant cette partie de son passé derrière lui. Une page blanche, voilà ce qu’il avait espéré obtenir en mettant les pieds à Arcadia.