« Katarina, je te hais » pensa Wolfreim, grognon et boudeur. Il n’y avait que cette femme qui était encore capable d’éveiller en lui le garçon capricieux qu’il avait été à l’époque, à travers ses lubies et ses folles idées. Cette femme, affiliée à la Bratva – gérant le réseau d’informations espionnes du gang – avait une drôle de façon de communiquer. Au lieu d’opter pour la discrétion, elle optait pour l’exubérance. Traditionnellement, les membres mafieux optaient pour des lieux peu peuplés – quoique, avec un public minimum – et surtout dans des quartiers où ils sont sûrs de ne pas se faire descendre en trois minutes. Elle, elle optait pour la modernité : lieu surpeuplée et très bruyant, et surtout dans des quartiers des plus inattendus.
« Soirée déguisée. Soirée étudiante peut-être. Historic district. L’espionne de Katarina en Catwoman, et moi en Batman. A 00h pile. Au Ponge ». Il hallucinait. Malgré tout, le voilà affublé de la tenue de justicier, et se dirigeant tout droit vers le lieu du rendez-vous. Lorsqu’il vit l’appartement au loin, et les jeunes invités échoués devant l’immeuble – clope au bec -, il comprit pourquoi il était affublé en Batman. La moyenne d’âge devait être de 20-25 ans, et lui approchait de sa quarantaine. Seule possibilité pour qu’il mette pied dedans, sans être traité de pervers pédophile était d’être entièrement masquée.
« Katarina. T’es morte, à la prochaine rencontre » se promit-il, montant les marches en étouffant mille juron dans sa barbe. A peine entré dans ce lieu qu’il est réquisitionné par une ou deux filles pour un selfie. Il ravale fierté, honneur, colère et juron, et garde cette position droite comme un piquet et des lèvres qui ne forment qu’un trait horizontal. Le Batman grincheux par excellence. Délivré des griffes de ces demoiselles, il se dirige tout droit au buffet, non loin de la boisson. Minuit approché.
« Une minute. 30 secondes… ». Et bingo. Catwoman en approche. Petite silhouette frêle, peau blanche et nacrée. Voilà bien longtemps qu’il avait abandonné de juger les espions de Katarina sur le physique uniquement. Les surprises étaient nombreuses pour certains. Des surprises qui font qu’aujourd’hui, il était sacrément soupçonneux à l’égard de tout étranger, quel que soit l’apparence, et quel que soit les premiers sentiments qui l’étreignaient. L’habit ne fait pas le moine, après tout !
Il prend deux verres, les remplit du liquide rougeâtre et en tend un à la demoiselle. Conscient que la forte musique va rendre la communication complexe mais que l’attirer immédiatement à part est folie, il se consent à agir comme un jeune. Enfin, comme un jeune de « son » époque, une tâche à laquelle il ne s’adonnait plus depuis une vingtaine d’années. Et depuis une dizaine d’années, il n’était plus cet homme qui va charmer les jeunes demoiselles. Dorénavant, il était surtout avec ces femmes matures de son âge – ou aux alentours -, respectivement cherchant autre chose que quelques rires bouffonnes et stupides.
Il était pris d’une lassitude soudaine : quelle plaie d’être plus jeune qu’on ne l’était. - Salut. Sympa le costume, dit-il en tendant le verre. Il avait connu de meilleures introductions dans sa prime jeunesse, et il était plus que conscient qu’il s’était grandement rouillé dans ce genre de « trucs ». Et voilà un autre coup de vieux à la figure, un coup qui était toujours violent, malgré les nombres de coups reçus depuis que « 3 » et « 0 » se côtoyaient dans cet ordre respectivement. Fan de chat ou fan du personnage ?
« There're no mistakes, just happy little accidents »
Dieu seul peut savoir à quel point du détestes le latex surtout quand tu le portes des chevilles aux épaules et que tu passes la soirée à te battre pour pas trop le sentir se coincer entre tes fesses. Mais un vieux sage quelque part dans le monde a dit qu’il fallait souffrir pour être belle. Et puis, ça met en valeur l’effet des squats sur ton cul. Ça ne plaît pas à tout le monde, c’est clair, et y’a même un mec obèse (et pas qu’un peu) qui est venu te voir pour te dire que t’avais pas assez de gros seins pour te déguiser en Catwoman ; ce à quoi tu lui as répondu, avec tout le calme du monde, qu’au moins t’étais pas à quelques secondes près de claquer une crise cardiaque. T’as entendu son orgueil se fracturer et tomber en mille morceaux ; ça t’a tiré un sourire en coin. Appliquer de l’eau froide sur les brûlures est probablement ton activité favorite quand tu n’as pas envie d’être à quelque part. Tu vendrais ton âme pour être blottie au creux de ton lit, en ce moment. T’es dans une période hyper stressante de ta scolarité qui tire à sa fin et t’as un gros défilé qui arrive à grands-pas ; tu tiens à tes quelques rares instants de repos. Maintenant, alors que ton regard balaie la salle pleine de vie, t’as l’impression que tu perds ton temps au milieu de ces gens vêtus de costumes douteux achetés sur Ebay ou au sex-shop du coin. Jusqu’à présent, t’as passé les trois quarts de ta soirée à rouler des yeux à chaque fois que ton regard s’est posé sur une mademoiselle et un damoiseau se minouchant dans un coin sombre.
Distraitement, tu remplies à nouveau ton verre et tu t’éloignes de la table où tu ne trouves pas vraiment la paix d’esprit qui te convient. Désormais adossée au mur, tes lèvres se pincent autour du verre dont tu englouties une large gorgée, puis une seconde. Tes iris ennuyées se posent sur Anastasia. C’est pour elle que tu es ici, mais ce n’est pas pour lui tenir compagnie. C’est pour t’assurer qu’elle revienne à l’appartement en un seul morceau. Elle ne sait pas que tu es ici et elle n’aurait probablement pas voulu : ce soir, elle a un premier rendez-vous avec un type que tu n’arrives pas à cerner et ça ne te plaît pas. C’est une bonne fille, Anastasia, faudrait pas qu’il lui arrive un malheur. Tu n’es pas Superman, mais t’es quand même capable de frapper là où ça fait mal. Puis tu te joues du temps ; ça, c’est pratique. Ça explique le pourquoi du comment du choix de costume : le masque. Autant embêtant soit-il. Au bout d’un moment, tu perds Anastasia et son Roméo du regard et pas moyen de les retrouver. Ça t’embête, mais tu ne les cherches pas : tu ne vas pas non plus faire ta best friend embêtante.
L’écran lumineux de ton téléphone indique qu’il est minuit. T’aimerais bien que ce soit l’heure à laquelle tu doives fuir, laissant ton prince charmant et ta chaussure derrière toi. Mais tu ne peux pas : passé minuit, c’est le meilleur moment pour commettre des méfaits et la sécurité de ta pote passe avant tout. Alors que tu vas pour boire à nouveau, tu constates que t’as callé plus vite que tu ne le pensais. Un nouveau voyage au buffet s’impose, à contre cœur. Agilement, tu te faufiles entre les gens qui dansent. La musique commence à te donner la migraine, mais t’essaies de l’ignorer autant que tu peux. Plus tu t’approches, plus tu te sens observée. Rapidement, tu localises la source de ton malaise naissant et tu hésites à faire demi-tour. Tu finis par conclure que ce n’est que dans ta tête, la fatigue commençant à se moquer de tes perceptions. Alors que tu t’apprêtes à prendre la louche pour remplir ton verre, le type t’en tend un que tu acceptes, non sans jeter au contenant un œil un peu méfiant. C’est le genre de choses dont t’as appris à te méfier, les inconnus qui t’offrent des verres. « L’animal ; j’suis plus Marvel que DC. » Insouciante, tu t’assieds à moitié sur la table du buffet, portant le verre à tes lèvres. Sans tenter d’être subtile, tu le dévisages de la tête aux pieds. Batman. T’as pas mal de préjugés sur les gens qui se déguisent en Batman en dehors des conventions, mais tu essaies de passer outre. « Moi, c’est Juniper. Mais appelle-moi June. », envoies-tu alors que tu décortique le visage masculin d’un œil curieux. Il n’est pas moche, mais il n’a pas l’air jeune. Du moins, pas aussi jeune que la majorité des gens ici. T’as toujours trouvé ça un peu malsain, les vieux qui traînent avec des « mômes », mais tu n’en fais pas tout un plat. « J’te préviens, j’couche pas avec les types qui se déguisent en Batman », ricane-tu vaguement en accompagnant tes mots d’un bref clin d’œil innocent.
Si beaucoup de jeunes avaient été des adeptes de Marvel ou de DC Comics à son époque, ce n’était guère son cas. Les raisons étaient multiples, et non une simple histoire de goût. D’une part, les Suédois ne partageaient pas cette même passion de la BD que les Américains – qui vouent presque un culte, avec leurs conventions. D’autre part, suite au déménagement des Nörgaard de la Suède, en Amérique, sa tendre mère – celle qui l’avait mis au monde, et qui l’avait sincèrement aimé – l’avait noyé sous la littérature suédoise ou européenne afin qu’il n’oublie pas ses origines. Cette dernière avait bien réussi, et avait même éveillé une âme de poète – une passion qui jurait étonnement avec son statut de mafieux, aujourd’hui. Marvel ou DC Comic … Autant dire que tout ceci tenait plus d’un charabia populaire et vulgaire aux oreilles du Brigadier. Ajoutons à cela que son âge n’arrangeait guère les choses, le forçant malgré lui à se camper à ce qu’il connaît, et à ses petites habitudes.
Cependant, ne pas aimer ne signifiait pas ne pas connaître. Avant de venir ici, il s’était renseigné un tantinet sur les deux super-héros que lui et l’espionne devaient incarner. Batman, justicier masqué qui était un sacré homme d’affaires en plein jour. Catwoman, petite voleuse, femme de caractère, avec un passé trouble et dont le cœur semble jongler entre multiples protagonistes, femmes comme hommes.
- Wolfreim, tout court. Pas de surnom.
Rares étaient ceux qui pouvaient l'appeler "Wolf" ou "Wolfy". Ces personnes l'avaient mérité, avec le temps ou encore avec les diverses missions faites ensemble. Quelques uns s'aventuraient sur le terrain glissant des surnoms pour l'embêter: soit la personne était un tantinet suicidaire, soit la personne avait autant de puissance ou d'influence que lui. Enfin, d'autres n'étaient que des inconscients qui avaient besoin d'un simple petit rappel à l'ordre. En l'état, le bout de femme en face d'elle n'était ni de la première catégorie, ni de la seconde catégorie. En somme, celle qui devait avoir la moitié de son âge n'avait pas d'autre choix que de l'appeler " Wolfreim " et si elle se permettait autre chose, alors elle fera partie de cette troisième catégorie et aura droit à son petit rappel à l'ordre.
- J’ai entendu dire que Catwoman était lesbienne, de toute façon, répondit-il.
Malgré tout, il était un tantinet étonné et gêné. Il ne comprenait pas vraiment la manœuvre de celle qu’il pensait être l’espionne. Les questions se bousculaient dans sa caboche : pourquoi s’entêtait-elle à rester au milieu de cette foule ? Pourquoi jacassait-elle de choses aussi futiles alors que le temps de chacun était compté, et surtout le temps passé ensemble était un tantinet risqué ? Est-ce qu’il avait raté stupidement une consigne à Katarina – un code, une façon d’agir … etc ?
- Par contre, je sais que c’est une femme indépendante qui aime les hauteurs. C'est sur un toit qu’on la voit souvent, pas perdue au milieu d’une foule.
Il devait admettre que sa petite réplique était maladroite – voire minable – mais qu’importe ! Son but n’était pas de séduire cette donzelle – trop jeune, par ailleurs –, mais d’obtenir un tête-à-tête un tantinet plus privé avec elle pour soutirer les informations dont il avait besoin. - Parlant de toit, faudrait que j’y aille. Peut-être que l’on fait appel à Batman, souffla-t-il.
« Ma petite, je ne peux pas te tendre plus de perche-là. Allez, bouge tes fesses ! ». Une pensée qui ne mettait en avant que davantage son impatience grandissant. S’il était un homme patient et pragmatique quel que soit les situations, voilà une attitude difficile à adopter habillée en chauve-souris à collant et à culotte… il devait admettre qu’il était soulagé qu’il ne fût pas accompagné par un homme ou deux, autrement sa réputation – qu’il avait construite en une vingtaine d’années – aurait pris un très grand coup. - Tu me suis, Catwoman ?
Et aussi patiemment qu’il le pouvait, il attendait la réponse de la dame.
