Depuis vingt ans, l’anniversaire de Wolfreim était synonyme de recueillement et de deuil. C’était à cette date-ci – ou plutôt la veille, pour être exacte – que son premier amour et son propre père étaient morts, par « sa » faute, par « son » inconscience. Et c’est cette même litanie qu’il se répétait sur cette tombe. « Si je n’avais pas insisté pour fêter mes seize ans. Si je n’avais pas été persuadé que je ne serais pas comme mes parents, des récurrences. Toi et moi n’aurons pas autant bu. Toi et moi n’aurons pas pris ce volant. Et tu serais encore là, aujourd’hui, à mes côtés ou non. A vivre une vie. Je te jure, j’ai fait de mon mieux pour que ton absence ne se ressente pas au sein de ta famille, au sein de la Bratva. J’ai fait de mon mieux pour protéger chacun. Mais … il arrive de perdre. Des personnes chères. Des personnes nécessaires. Je suis désolé, de ne pas être meilleur. De ne pouvoir faire plus ».
Il déposa un bouquet de tulipe blanche sur la tombe marbrée et froide et tenta de reprendre une respiration régulière. Malgré les années, malgré l’âge, malgré l’habitude de se recueillir ici, la douleur était toujours présente, toujours cuisante, toujours aussi cruelle, au point d’arracher une larme. Le cœur lourd, il se dirige vers une seconde tombe, un tantinet plus loin, dont le nom était « Nörgaard ».
« Père. J’ai encore vécu une année de plus. Est-ce que je vais pouvoir me recueillir sur ta tombe l’année prochaine ? Je ne sais pas. Est-ce que je veux en finir, est-ce que je veux continuer ? J’ai peur, à vrai dire. Peur de ton jugement, quand je te ferais à nouveau face. Ai-je été à la hauteur de tes attentes en intégrant la Bratva ? Ou est-ce que j’ai déçu, au contraire ? Est-ce que l’on se verra, tout simplement ? Toi ailleurs, moi ailleurs ? ».
Ce qui était dur avec la mort, ce n’était pas seulement l’absence de cette personne, ou encore l’oubli graduel de bons souvenirs liés à cette dernière. C’était son silence. Lorsque la culpabilité vous ronge à l’égard d’un mort, comment obtenir son pardon et ainsi pouvoir avancer dans la vie ? Existait-il un divin apte à ressusciter les morts ou au moins à communiquer avec ? Une multitude de noms, ou même de créatures lui venaient à l’esprit. Loin d’être rassuré, il était craintif. La connexion se fera-t-elle ? SI oui, était-il prêt à faire face à ses fantômes du passé et à entendre leur jugement ? S’ils lui pardonnaient, que se passera-t-il ? Voudra-t-il rester dans la Bratva avec cette même passion – passion qu’il tirait de ces fantômes, faisant ce qu’ils auraient faits s’ils vivaient encore ? Ou cherchera-t-il enfin à vivre « sa » vie, celle qui ne se constitue que de chasse, de quelques amis ? Pouvait-il encore rêver d’une telle existence après vingt années de criminalité et d’une récurrence qui ne cessait de s’éveiller, qui ne cessait de vouloir être au service de la Bratva ?
Un jour sera-t-il enfin maître de son destin, ou allait-il passé sa vie à n’être le jouet que de morts ou de forces spirituelles qui le dépassaient ?
Perdu dans ses pensées, il ne remarqua pas l’approche d’une parfaite inconnue…
Les allées du cimetière étaient familières à Jo. Elle les connaissait par cœur. Elle ne venait pas souvent, mais les rares fois où elle avait rendu visite à Colleen, la femme qui l'avait élevée, qui l'avait vue grandir, la seule à l'avoir aimée, elle avait pris le temps d'analyser les environs. Elle n'était pas revenue depuis sa sortie de l'hôpital, mais rien n'avait vraiment changé. Seulement quelques tombes de plus, chose habituelle. Le soleil réchauffait la peau de Jo, un parfum parvint jusqu'à ses narines, mélange de fleurs fraîches et de bouquets fanés. Son cœur était lourd à chaque nouvelle visite, elle n'avait jamais vraiment accepté la mort de Colleen. Elle s'accroupit devant la tombe, épuisée par les hallucinations qui grignotaient sa vie depuis des mois. "Je sais que tu aurais voulu me savoir heureuse, en pleine forme. J'ai essayé après ton départ, j'ai vraiment essayé. Mais sans toi je n'étais plus que l'enfant abandonnée, celle dont personne ne voulait." Quelques larmes perlèrent et se répandirent sur ses joues avant de venir s'échouer contre le sol poussiéreux sur lequel elle était maintenant assise. "Les hallucinations n'ont pas cessé après mon séjour à l'hôpital. Ils m'ont cru capable de les gérer, mais j'ai peur. J'ai peur à chaque seconde de chaque minute. A tout moment une voix que je ne connais pas peut surgir dans ma tête. Elles appellent à l'aide le plus souvent. Elles me sortent de mon sommeil, je n'ai que très peu de répit. Et puis il y a ses formes que j'aperçois, comme des personnes, je crois. Des personnes de fumée. C'est étrange je sais, mais je les vois. Elles sont tout atour de moi. Les médecins ont parlé de schizophrénie, mais le traitement n'agit pas. Je ne sais même pas pourquoi ils m'ont laissée sortir. Tout était si simple quand tu étais encore là. Je..." Une sensation étrange s'empara de Jo, ne la laissant pas finir son monologue. Quelque chose n'allait pas, ici, dans ce cimetière. Elle se leva, dans l'attente d'une alerte, d'un mouvement suspect aux alentours. Une silhouette se fixa quelques secondes dans le coin de son œil. Un frisson s'empara d'elle, partant du bas de son dos jusqu'en haut, longeant sa colonne vertébrale. Elle ferma les yeux, forçant sur ses paupières aussi puissamment qu'elle le pouvait. Aucune voix ne raisonna dans sa tête, rien n'accompagnait la silhouette à part cet étrange sentiment, ce goût de danger. Malgré la peur que ses visions lui inspiraient chaque jour, c'était la toute première fois que l'envahit cette sensation qu'il fallait réagir, comme si de lourdes conséquences pouvaient s'en suivre. Elle réfléchit à ce qu'elle devait faire, fortement tentée de s'écrouler et d'attendre que la crise cesse. Dans cette courte réflexion, elle aperçut, quelques allées plus loin, un homme. Elle sentit comme une connexion s'établir au milieu de ses pensées. Connaissait-elle cet homme ? Avait-il quelque chose à voir avec la silhouette qui venait d'apparaître à Jo ? Ces questions, elle se les posait pour la première fois. Elle n'avait jamais émit l'hypothèse que les hallucinations venaient de l'extérieur, que tout ne se passait pas dans sa tête. Le sentiment de danger s'intensifia, pourtant, l'ombre n'avait pas fait de nouvelle apparition. Jo avait peur, mais cette peur lui était si familière qu'elle se concentra sur tout autre chose. Elle porta son attention sur l'élan qui la poussait à aller parler à l'inconnu. Elle n'attendit pas une seconde de plus et entreprit de rejoindre l'homme en question. Une fois qu'elle lui fit fasse, elle ne su quoi lui dire. Elle n'avait pas préparé son approche. Elle se racla la gorge pour que sa voix paraisse plus assurée. "Excusez-moi. Bonjour. Je... Je suis désolée, je ne vais pas passer par quatre chemins, mais j'ai un sentiment étrange. Je sens qu'il se passe quelque chose de grave, qu'il faut s'inquiéter, et il me semble que c'est lié à vous." Elle s'arrêta de parler, figée. Il ne devait rien comprendre à son histoire. "Vous allez certainement me prendre pour une folle, c'est d'ailleurs ce que tout le monde pense, moi y compris, mais je pense que vous êtes en danger." Elle replaça une mèche de cheveux derrière son oreille, attendant une quelconque réaction de l'inconnu.
