Une journée pour le moins intéressante s'achevait, Lakshan avait remplacé son collègue pour donner des cours de physique à une classe et il avait apprécié les échanges avec les élèves et les quelques expériences menées. Il aimait enseigner, il était prédestiné à cela en tant que dieu tout comme il aimait la recherche et s'estimait chanceux de pouvoir combiner ses deux passions avec deux métiers différents. Quand il avait le temps, il faisait son possible pour s'occuper, quitte à ne jamais être chez lui. Par moments il aimait y être ou alors il se complaisait à profiter un peu des distractions qu'offraient la ville aux côté de personnes qu'il apprécie. Mais ces derniers temps, ses humeurs étaient plus à l'enseignement, parce que certains événements le troublaient et que se rendre utile était pour lui la meilleure façon de ne plus y penser. La classe s'était terminée, les derniers élèves étaient sortis de classe et Lakshan y était resté pour jeter un œil à sa montre avant de sortir quelques dossiers de son sac. Il n'allait pas rentrer maintenant.
Ce jour-ci il allait revoir Dhara, et il en était plutôt content même si encore une fois les circonstances étaient tout à fait spéciales. Quand la jeune femme fit son apparition, M, Finnighan qui les avait mis en contact avant la conférence quelques mois auparavant aurait certainement voulu un « namaste », Lakshan avait beau être très ancré sur ses traditions, il ne le fit pourtant pas et salua Dhara simplement d'une poignée de main avec un fin sourire comme à chaque fois qu'il l'avait recroisée. Pour chaque rencontre cela avait été au hasard, ils s'étaient entrevus furtivement sans réellement échanger de mots. Car Lakshan avait bien compris que les propos quelque peu déplacés de M. Finnighan l'avait renfermée à toute envie de connaître un peu plus. Loin de lui l'idée de la forcer à quoi que ce soit, mais il avait vu une déesse en elle, il ignorait laquelle. Lakshan cherchait la nouvelle récurrence de Parvati, tout comme il cherchait les autres dieux de son panthéon. Il s'était ainsi longuement demandé qui se cachait sous les traits de cette jeune femme. Peut être qu'elle n'était pas du panthéon hindou, mais il avait la nette impression de la connaître, ce qui le motivait toujours à lui dire bonjour. Et cette fois-ci, il avait fait appel à elle, dans le cadre de sa profession car l'on envisageait d'envoyer des animaux dans l'espace et que Lakshan s'y était fermement opposé. Il comptait traîner l'affaire en justice afin d'empêcher cela. Il était fort possible qu'il en perde son travail mais cela lui était bien égal, c'était contraire à ses croyances que d'user de cobayes. Il avait même retrouvé des lettres menaçantes et certaines personnes lui avaient mis la pression. Mais il en fallait plus pour l'intimider, ne pas lui permettre d'aller au bout des choses, se confronter à Ganesh était souvent peine perdue étant donné l'entêtement dont il était doté, on ne l'appelait pas le destructeur d'obstacles pour rien. Alors il avait choisi de camper sur ses positions et d'aller au bout de ses convictions. Pour cela donc il avait donné rendez-vous à Dhara à l'école où il enseignait, qu'ils puissent avoir une salle où ils pourraient parler et mettre en place ce qui allait suivre.
Lakshan avait constitué un dossier avec tout un tas de papiers concernant la future mission. Et pour avoir été lui-même envoyé sur la station spatiale il avait réuni un tas d'arguments affirmant que les conditions de vie là-haut n'étaient pas optimales pour un animal quel qu'il soit en plus de refuser d'en envoyer un. Puisque cela avait déjà été fait par le passé, il avait aussi récupéré les compte-rendus vétérinaires en espérant pouvoir utiliser le moindre argument là-dedans. Après ce n'était pas lui le professionnel en la matière, mais il avait pris l'initiative de rassembler tous ces documents. Il espérait que Dhara puisse apprendre ainsi à le connaître et mettre de côté les propos de Finnighan qui l'avaient refroidie et rendue réticente à toute discussion.
« Merci d'être venue Dhara » Fit-il d'abord poliment avant de lui proposer de s'asseoir. Il y avait endroit plus confortable où se rencontrer, comme un café par exemple, mais pour ce que cette affaire impliquait il avait préféré choisir un endroit où personne ne pourrait les écouter. A défaut de l'inviter chez lui, une salle de classe faisait l'affaire. Lakshan lui servit un café et prit place en face d'elle. « Si tu avais vu la tête de mes collègues quand je leur ait dit que j'allais faire appel à un avocat... » Il avait brièvement parlé de la chose à Dhara par message, et lui avait assuré que quoi su'il se passe il ne baisserait pas les bras
« Comment vas tu ? »
S'il ne la connaissait pas un minimum, il aurait évité trop de politesses, mais Dhara piquait sa curiosité, alors il se montrait bien plus avenant, plus amical. Cela ne l'empêchait pas de garder son sérieux quand à cette affaire et il n'allait pas jusqu'à dire que c'était un prétexte. Mais tant qu'à faire ?
Tandis qu’elle marchait rapidement pour ne pas être en retard, les yeux rivés sur sa montre où les secondes défilaient inéluctablement, elle tentait de faire sens de la situation.
Lorsqu’elle avait reçu son message, l’espace d’un instant, elle avait pensé refuser.
Eviter une nouvelle rencontre étrange, où le malaise était palpable, de son côté en tout cas. Si elle se refusait à laisser paraître quoique ce soit d’autre que de la l’amabilité polie dans ses expressions faciales, son ressenti était tout autre. Depuis son arrivée aux Etats-Unis, elle avait pris l’habitude d’être la caution asiatique des gens se pensant libéraux et qui étaient sûrement persuadés d’être charitable en lui présentant toute personne ayant eu un ancêtre vivant dans le sous-continent dans les dernières centaines d’années. Evidemment, il était attendu qu’elle connaisse ladite personne, voire qu’il existe un lien de parenté éloignée entre elles.
Au début, elle avait tenté d’expliquer que depuis les années 2000, l’Inde avait dépassé le milliard d’habitant, qu’il existait plus de 2000 groupes ethniques, à peu près autant de langues, que toutes les grandes religions y étaient représentées et que non, le Bengladesh et le Pakistan étaient des pays différents.
Mais elle avait rapidement compris, que les gens étaient rarement intéressés pour la déconstruction de leurs préjugés et l’apprentissage de sa culture. Elle avait également appris à sourire en hochant la tête quand on lui parlait d’hindouisme et à ne pas tenter d’expliquer que non en l’occurrence, elle ne vénérait aucun dieu bien qu’elle ait une religion.
Elle avait donc presque pris l’habitude d’éviter les personnes originaires du sous-continent qu’on lui présentait, et qui pour la plupart n’y avaient jamais mis les pieds et s’attendaient à ce qu’elle apporte des réponses à toutes leurs questions. C’est pourquoi, elle avait légèrement hésité avant d’accepter de revoir Lakshan, une fois de plus. A part les présentations quelques peu gênantes, elle n’avait rien à lui reprochait mais il y avait quelque chose d’étrange chez lui. Une sensation qui venait en elle, en sa présence, comme la réponse à une question qu’elle ne se posait pas et qu’elle n’était pas sûre de vouloir explorer.
Mais sa conscience professionnelle était plus forte que ses doutes personnels, et elle était donc là, pochette remplie de documents sous un bras, et dans son sac Animal Law : Cases and Materials, le livre indispensable à tout avocat en droit animalier, qu’elle connaissait aujourd’hui en grande partie mais dont la présence la rassurait.
La journée avait été épuisante, le monde semblait s’être lié pour l’énerver et à son grand désarroi, elle s’était encore emportée au tribunal contre un homme qui avait maltraité des animaux et ne semblait présenter aucun remords. Bien heureusement pour elle, sa fougue avait convaincu les jurés.
Le lieu choisi par le physicien semblait la calmer, lui rappelant le temps de sa scolarité où les professeurs l’avaient encouragé à poursuivre ses ambitions internationales. Le calme de la salle de classe avait un effet positif sur son humeur, et elle lui était reconnaissante d’avoir choisi un lieu privé.
Sans s’attarder sur des politesses superflues, elle hochait la tête, sourire aux lèvres. Courtoisie professionnelle de mise, elle était en mission et comptait bien se montrer à la hauteur de l’enjeu. Si elle ne connaissait que la base de l’affaire, son ampleur et l’institution contre laquelle elle allait devoir se dresser, lui indiquait déjà qu’il lui faudrait employer toute son énergie pour en venir à bout.
Mais les cas qui représentaient les plus gros challenges étaient aussi ceux qui l’intéressaient le plus et qui faisaient ressortir avec éclat son ambition.
« C’est normal, selon la rumeur je suis une terroriste vegan anarchiste, je n’allais pas rater une occasion de pouvoir mettre des bâtons dans les roues du gouvernement »
Elle boit plusieurs gorgées de café, espérant que la boisson chaude lui redonne la force nécessaire pour une session de travail qui allait sûrement être intense.
« Ce n’est pas vrai, au fait. La rumeur. Mais si je peux aider à défendre des animaux contre des expérimentations superflues et néfastes, je compte bien me mettre au travail. »
Son sourire se fait plus sincère, et elle commence à se détendre. Savoir que Lakshan avait assez à cœur la condition animale, pour potentiellement compromettre sa carrière, indiquait qu’ils avaient peut-être finalement plus en commun qu’elle n’avait pu le croire.
Comment allait-elle ?
Grande question.
Question à laquelle, elle évitait de répondre sincèrement depuis des mois. Car que répondre, si ce n’est que rien n’allait.
Que le monde semblait s’effondrer autour d’elle.
Qu’elle n’était plus capable de contrôler ses émotions, qu’il y avait comme une colère sourde et intense en elle, qui pouvait exploser à tout instant.
Qu’elle semblait pouvoir faire du mal à ceux qu’elle détestait et du bien à ce qu’elle aime, mais qu’elle ne dort plus tellement les crampes deviennent intenses quand elle le fait.
Que plus rien ne fait sens.
Et que le plus étrange de tout ça, c’est que quelque chose en elle lui disait qu’il pouvait l’aider à comprendre.
Mais elle ne pouvait pas dire tout cela, c’était fou, insensé. Ce n’est pas elle. Pourtant elle en mourrait d’envie, de tout laisser sortir.
« Ça va, j’ai eu une journée un peu compliqué au travail, un accusé a un peu joué sur mes nerfs, mais ce sont les risques du métier n’est-ce pas ? »
Son rire est acide et faux, tentative désespérée d’enfouissement de la vérité.
« Et vous alors, vous devez prendre pas mal de pression de la part de vos collègues en essayant d’amener une grande méchante avocate dans leurs affaires, ce n’est pas trop dur ? »
Lakshan étira un sourire, laissant passer un rire franc et amusé par ce qu'elle déclarait. Il savait bien qu'elle plaisantait, il n'y avait pas de telles rumeurs sur elle et puis de toute manière il n'était pas le meilleur candidat pour écouter les potins. Il lui fit un signe de tête quand elle s'empressa de démentir ce qu'elle venait de dire, oh pas besoin de cela, il avait déjà compris. Alors il s'était d'abord lancé à lui demander de ses nouvelles, comment elle allait. Ils n'étaient pas plus proches que cela mais puisqu'ils s'étaient croisés plusieurs fois, il trouvait cela normal de lui demander. Alors il l'écouta résumé en bref sa journée. Il pouvait bien imaginer qu'être avocat n'était pas un métier de tout repos mais dans la cause animale elle devait sans doute être obligée de jouer plus des coudes que les autres puisque les lois n'étaient pas encore au point là-dessus. Alors en attendant que le monde puisse leur faciliter la tâche, se réunir après les cours et préparer un procès était nécessaire. Elle semblait quelque peu effacée, comme si quelque chose la tracassait, que sa question le lui rappelait et qu'elle ne souhaitait bien évidemment pas lui en faire part. Ils ne se connaissaient pas assez pour cela, il le comprenait, mais il ne pouvait s'empêcher de penser que peut être sa divinité y était pour quelque chose. Et il ne cherchait pas à faire de suppositions mais quand il observait ce regard éteint, il avait bien vu qu'elle était perdue. Pendant ce temps de réflexion qu'elle prit, quand il croisa son regard, il s'autorisa à lui offrir un fin sourire amical. Il n'était personne pour la juger, il pouvait l'aider, mais c'était aussi un combat à mener seul pour pouvoir se comprendre soi-même. En attendant qu'elle lui présente des signes où il pourrait le lui proposer directement, il fit le choix de ne pas relever ce qu'il avait lu sur son visage.
Dhara lui retourna ensuite la question, tout en venant supposer qu'il avait reçu quelques brimades de la part de ses collègues. Oh elle ne faisait pas si bien dire et s'il n'y avait pas un minimum de respect pour son travail, cela serait sans doute allé bien plus loin que des vannes lancées comme des tomates en plein milieu de la figure. Il en fallait plus pour faire flancher Lakshan, il avait beau afficher un tempérament pacifique, il n'en était pas moins déterminé et têtu.
« La pression ne marche pas sur moi, ils finiront bien par le comprendre quand on se présentera au tribunal » Avoua t-il d'abord en affichant un sourire, il aurait pu paraître un peu fier, c'était une manière à lui de plaisanter un peu. « Ils ont besoin de mon travail et de mes recherches alors ils ont beau dire que je risque de perdre mon emploi je ne les crois pas un seul instant, sinon j'irais voir ailleurs je serai très bien accueilli. »
C'était bien assez serein qu'il se rendait à son travail, continuait ses recherches comme si de rien était, il était devenu sourd aux quelques arguments qu'on lui lançait tout comme les tentatives de le culpabiliser sur ce qu'ils appelaient « le progrès ». Pour lui sacrifier un être vivant c'était contre l'idée même du progrès, c'était le chemin le plus facile, qui veut éviter cela travaille plus et c'était exactement ce que lui faisait dans son coin : il cherchait un moyen de rendre leurs expérimentations possibles sans utiliser de cobaye. Lakshan glissa le dossier d'informations qu'il avait réunies jusqu'à elle, lui laissant loisir de feuilleter et de découvrir à mesure qu'il lui expliquait un peu ce qu'il avait trouvé et regroupé.
« Il y a les rapports vétérinaires des précédents cobayes utilisés, un journal que j'ai tenu à bord dans l'espace où j'ai détaillé les conditions de vie, une photocopie du carnet de santé du chien et il y a aussi le dossier concernant l'expédition : date heure, temps, et ce que l'on fera de Charlie là-haut, ils n'ont même pas détaillé comment ils allaient faire pour l'entretenir ce pauvre garçon. »
Charlie était un chien travaillant dans l'armée, entraîné pour obéir en plus d'être gentil comme tout. Il avait beau être habitué à travailler, cela n'empêcherait pas qu'il pourrait potentiellement se sentir malade, il n'y avait clairement pas sa place et Lakshan était heureux d'avoir pu trouver un avocat comme Dhara qui pourrait appuyer ses dires, qu'on cesse de passer par les chemins les moins compliqués au détriment du bien être de quelqu'un.
« Je suis toujours disponible si tu as besoin d'autres informations, tu as juste à me le dire et je me débrouillerait pour te fournir tout ce dont tu as besoin. »
Plus ils auraient de faits contre eux, moins long serait le procès. En tout cas il avait bon espoir, comme toujours d'ailleurs, il avait toujours été une personne incroyablement optimiste et ne lésinait jamais sur les efforts. La vie lui a appris qu'il est possible de tout obtenir à force de volonté et de travail, y compris quand il a commencé à découvrir qu'il était une réincarnation. Le temps et la détermination, c'est la clef de tout.
« Ils veulent essayer de le faire passer en dehors de la station spatiale, lui donner des missions de récupération pour éviter aux astronautes de sortir quand ils estiment que c'est minime, également essayer de le faire travailler sur de la réparation, c'est complètement insensé »Fit-il quelque peu en colère, il se souvenait de la conférence qu'il y avait eu dessus et du scandale qu'il avait poussé.
« Regarde, c'est lui »
Le dossier ouvert, il lui montra la photo du dit chien, bientôt en retraite et que l'on comptait encore faire travailler.
