Aujourd'hui est aussi orageux que les précédents pour Alcide Bellandi. Le fracas de la soirée résonne encore, semble s'accrocher à son dos comme un gamin qui ne comprend pas que son père est fatigué. Harassé, il l'est. Il a mis de côté l'actualité d'Arcadia pour régler les dommages collatéraux et se pencher sur l'après. Mais en son for intérieur, il ne rêve que de calme, de soleil, d'un corps contre lequel se défouler, s'exprimer... et de ne plus entendre parler de Rosa-Althea Coffin, aussi. Bonne femme qui défend la vieille pierre, eh bien, qu'on l'y enterre !

Elysium Heights. Alcide ne compte pas retourner sur les lieux du crime. Le trianon est parti en fumée grâce à on ignore encore quelle âme charitable, Eden Manor est bon pour la casse... S'il a besoin de consulter son homologue de Delray Hollow, ça doit se faire hors de ce terrain vague. Y a Augustin, bien sûr. Augustin est un ami proche et un collègue hors pair. Ils ont des goûts de voiture similaires et puis, sa présence le rassure. Mais sobre et en public, Alcide ne l'admettra jamais.

Les deux Italiens garent la bagnole comme il faut et entrent dans le casino comme s'il leur appartenait. Un jour, peut-être... Mais ils ne sont pas venus faire des propositions de rachat à Demirdjan. Aujourd'hui est plus intéressant, piquant. Lorsqu'Alcide s'annonce, le réceptionniste souligne que le salon est déjà occupé. Ils ne sont donc pas les premiers... Ce sera sur votre gauche, troisième porte à droite.

Augustin et lui ont prévu une partie de bridge pour fêter la fin de l'entrevue qu'ils espèrent concluante. En attendant, il faut bien abattre le travail. Ils se séparent au niveau du bar et Alcide s'en va rencontrer Costilla. Il fait jouer la poignée du salon n°3 et peut observer le Commandante déjà un verre à la main. Alcide tend la sienne, avec un début de franc sourire qu'il accompagne d'une pensée pour le second à la gorge déchirée. « J'espère que ton homme s'est remis de la soirée. »

Retour à la case départ.
Toujours le même whisky, ses effets en moins. Toujours le même décor, toujours la même personne à rencontrer. Il y a juste les hommes congédiés, un endroit plus privé, réservé.
Il y a un contexte bien différent. Ils se sont vus une première fois pour parler affaire alors que les évènements, relativement calmes, permettaient de faire prospérer leurs activités. Il ne s’agissait pas d’une alliance.
Est-ce le cas aujourd’hui ? Il ne saurait le dire.
Il ne sait même pas s’il doit l’espérer. S’il doit tout faire pour en obtenir une. Parce qu’une alliance, ça veut dire une guerre. Une guerre, c’est le commerce qui ralentit, qui devient moins efficace, qui perd en profits. Moins de profits, c’est moins d’argent, d’influence, de pouvoir. La guerre, il ne la veut pas Joaquin. Parce que ça remettrait en cause beaucoup de choses certaines qui l’arrangent bien.
Buluc Chabtan, lui, ronronne. Parce que la guerre, c’est son domaine, sa raison d’être, de vivre de corps en corps. La guerre, c’est ce qu’il veut. Alors l’humain le dérange.
Une alliance, c’est aussi l’assurance –vraiment ?- de ne pas être seul en cas de problème avec le Royaume ou la Bratva. Il ne sait pas encore sur quelle partie de l’échiquier mettre les Enfants Terribles suite aux informations rapportées par Jan. Ne pas être seul c’est bien, mais rien ne lui garantit que les Russes et les Irlandais attaqueront la Calavera. Il peut donc s’engager dans un jeu d’alliance compliqué avec la possibilité d’y perdre beaucoup.
Il a quand même accepté l’invitation du don. On n’est jamais trop prudent. C’est aussi la raison pour laquelle Jan est venu avec lui, l’a quitté à l’entrée du salon.

Porte qui s’ouvre sur un Italien souriant.
- J'espère que ton homme s'est remis de la soirée.
- Les thaumaturges font des miracles.
La poignée de main est fermement rendue alors que l’ombre d’un sourire « illumine » son propre visage.
- Tu marches bien.
Pour quelqu’un qui se serait pris une balle. Il n’était pas là, il n’a rien vu. Il n’a que ce qu’on lui a compté de la fin de soirée.
Il n’invite pas Alcide à s’asseoir. Il n’est pas chez lui, ils sont égaux, l’Italien fera bien ce qu’il voudra de son fessier.
- Des nouvelles pour l’attaque de l’entrepôt ?
Il a dû déménager ses stocks les plus importants à différents endroits en vitesse, craignant de perdre à son tour des marchandises trop précieuses pour faire une croix dessus. »

Il entre dans l'arène avec assurance. Ce n'est pas le moment de douter ; si Costilla a accepté l'entrevue ce n'est certainement pas par charité. On a rarement vu un hispanique faire gratuitement acte de sa présence. La dernière fois s'est soldée par un marché avantageux. Pas d'accrochages, d'éclats de voix. Comme quoi leurs différences ne les empêchent pas de s'entendre.

Et de s'inquiéter pour l'un ou l'autre. La jambe en question a eu beaucoup de chance : la balle n'est pas restée, n'a déchiré que de la chair, rien de nerveux. « J'ai été obligé d'annuler mon golf du jeudi. Enfin, oui, je m'en sors bien... Je présume qu'on a tous droit à un petit miracle. » Il ignore l'identité du tireur. Assez mauvais pour frôler sans handicaper, assez téméraire pour oser ouvrir le feu sur l'hôte de la soirée. Ce n'est pas ces suppositions qui le feront avancer...

Alcide écarte ce mystère de son esprit pour se concentrer sur le Commandante. Le petit gars est sauf grâce à des gens comme Vito... Des énigmes eux aussi. « Soulagé de l'apprendre. » Costilla ne le blâmera pas pour la mort d'un second, c'est déjà ça. La rancune et tous ses dérivés n'ont pas droit de vie durant ce genre d'entrevue.

L'entrepôt. S'il n'y avait que cela... Alcide soupire du fond de son fauteuil. Il pense à la banque d'Augustin qui a avancé des sommes ici et là. Aux stocks envolés. Flamber le meilleur nectar d'Arcadia devrait être un crime puni par la loi.

« Nous y travaillons. Les pertes ne sont pas négligeables, je ne te le cache pas. Des caisses d'armes, un stock de nectar... L'une ou l'autre voiture, aussi. Peut-être même un vieux canapé. Qu'importe. L'important c'est de ne pas avoir l'air d'un chat affamé qui se frotte aux mollets de son maître. J'espère que notre discussion conduira au renouvellement rapide du matériel détruit. Il n'y a pas que ça. Ce serait délirant de suggérer un coup de pouce sans retour. La Nuova Camorra demeure effective et bien décidée à se préparer pour la suite aux côtés de la Calavera. On suit, on s'engage à deux. On ne se couche pas.

Alcide se penche, pose ses coudes sur la table. Hume le whisky qui lui brûle les narines, prie pour que son hybris ne l'assaille pas ce soir. Il a besoin de proximité en affaires et imagine qu'il faut la suggérer physiquement pour l'illustrer correctement. « Nous avons assisté à la même scène au trianon. Je connais ton amitié pour le Royaume et toi la mienne pour les Russes. Nous ne pouvons pas tolérer leur attitude. » Quant aux Enfants Terribles... leur position ne fait guère planer de doute.

- J'espère que notre discussion conduira au renouvellement rapide du matériel détruit.
Il hoche la tête sans rien ajouter. Parce qu’il n’y a rien à dire de plus. Ce sera fait. Le commerce est toujours un bon prétexte pour conserver la paix et resserrer les liens.
- La Nuova Camorra demeure effective et bien décidée à se préparer pour la suite aux côtés de la Calavera.
Le mince sourire ne faiblit pas. La satisfaction l’envahit. C’est une crainte en moins. La possibilité qu’un des deux partis se retire à tout moment sous la pression d’évènements fâcheux n’est jamais à exclure. Et même si ce ne sont que des mots, Alcide et la Nuova n’ont pas l’air de faire marche arrière. Reste à voir ce qui ressortira de tout ça.
- Ravi de l’entendre.

- Nous avons assisté à la même scène au trianon. Je connais ton amitié pour le Royaume et toi la mienne pour les Russes. Nous ne pouvons pas tolérer leur attitude.
Doigts qui se resserrent sur le verre. « Nous » et « leur ». Il y a dorénavant deux camps, Joaquin sachant parfaitement dans lequel il souhaite engager la Calavera.
Le Trianon, l'entrepôt, il aurait pu l'accepter, essayer de ne pas affirmer trop fermement une alliance avec la Nuova Camorra tout en préparant le terrain pour d'éventuelles escalades de tensions.
Mais s'en prendre à un de ses membres ? Menacer ses seconds ?
Non.
- La Bratva a enlevé un de mes hommes. Le Royaume a menacé un de mes seconds. Alors je suppose qu'il n'y aura pas de paix.
Pas venant de la Calavera en tout cas.
- Nous avons des contacts dans différentes sphères, reste à voir comment nous agirons.
Il ne sera pas le seul à envoyer ses hommes au casse-pipe. Mais les Italiens ont les politiques dans la poche, détruire leurs images aux yeux de tous, peut-être une en vengeance délicate. Elle se mange froid parait-il.»

Joaquin Costilla n'a pas une tête à être souvent ravi. Il a plus l'allure d'une bombe à retardement qui vous éclate à la tête une fois votre temps de parole écoulé. Et cette sourde menace qui plane induit Alcide en confiance : il a besoin d'un soutien de cette envergure, de cette collaboration. La Nuova Camorra ne pourra pas rivaliser longtemps contre toutes ses concurrentes... ça lui crève le coeur de l'admettre.

« La Bratva a enlevé un de mes hommes. Le Royaume a menacé un de mes seconds. Alors je suppose qu'il n'y aura pas de paix. » Alcide réfléchit. Il songe au trianon réduit en cendres, à ce qui restait encore à l'intérieur. Ceux qui restaient une fois Mendes à terre. Il a vu Reed en sortant, ce qui signifie que Killough était forcément hors de danger. Elle ne se serait jamais permise d'abandonner sa reine même s'il la devine à-même de se défendre. Les Enfants Terribles n'auraient pas pu commanditer un tel bucher... Non, les liens des deux mafias étaient encore stables avant ce vingt juillet. Ne restait que... Et il voit rouge, le don.

« Il n'y aura pas de paix, répète l'Italien. Ils ont piétiné la soirée censée les rassembler si bien qu'il ne leur reste plus rien en commun. Mais je ne veux pas d'une guerre immédiate. Une guerre froide suffirait. Et ça lui brûle la langue d'ajouter : Mon frère n'a pas été revu depuis le trianon. ...Celui qui s'était pris une balle dans l'épaule. Il ne dit pas Celui qui a tiré comme un possédé sur des membres de la Bratva, ça présenterait les choses d'une façon trop bancale. Et puis Joaquin était là, il a vu. Je ne sais pas ce qui est advenu de lui. » (Mais je ne m'inquiète pas. Pas vraiment.) Plus pour notre image. De quoi aurait-on l'air si nos caporegime se font cueillir par la première mafia venue ?

« Nous avons des contacts dans différentes sphères, reste à voir comment nous agirons. Alcide opine du chef et ajoute sans attendre ; Les soutiens extérieurs seront toujours exploités lorsqu'ils auront une réelle utilité. Ce n'est pas un politicien qui fera revenir Saturno Bellandi de l'enfer dans lequel il se trouve... Peut-être même qu'il s'y plaît... Suite au bal, je n'ai pas pas été contacté. Enfin, seulement par une certaine Coffin, pour les dégâts... Ce silence m'indique que nous devrons agir par nous mêmes. » Le Royaume a menacé un homme de Costilla... Alcide aurait dû appuyer sur la gâchette lorsqu'il en avait l'occasion. Fiona à bout portant, c'était trop facile... en cas de guerre, cette aubaine ne se reproduira pas.

Peut-on dire qu’Alcide semble s’inquiéter pour Saturno ? Pas vraiment. Mais qu’est-ce que Joaquin en sait dans le fond ? Tout est jeu de façade dans cette ville, il pourrait sans doute est mort d’inquiétude que ça ne se verrait pas. Et tant qu’Alcide est aux côtés de la Calavera, ses motivations personnelles lui importent peu. Il s’inquiétera si elles changent au point de mettre l’Alliance en danger.
Le don représente indéniablement une force plus tranquille face à celle sèche de Costilla. Une sorte de frein qu’il ne serait pas négligeable d’avoir à ses côtés pour éviter un dérapage malvenu.
- Les soutiens extérieurs seront toujours exploités lorsqu'ils auront une réelle utilité.
La phrase ne plait guère à Joaquin. Alcide ne veut pas de guerre franche, ne veut pas faire jouer ses relations dans celui d’une guerre froide. Que veut-il bien faire alors ?
- Suite au bal, je n'ai pas pas été contacté. Enfin, seulement par une certaine Coffin, pour les dégâts... Ce silence m'indique que nous devrons agir par nous-mêmes.
Les dégâts. Joaquin n’a pas été préoccupé plus que ça par l’état catastrophique du manoir après son départ pour la simple et bonne raison qu’il n’aura pas à payer. Mais il peut concevoir sans mal l’agacement de devoir se coltiner l’administration du monument pendant cette période tumultueuse. Une balle ici et là …
- Tu ne souhaites pourtant pas de guerre immédiate. Tu n’as pas l’air de vouloir faire jouer tes contacts. Et mes hommes n’iront pas seuls sur le terrain.
Il n’y a même plus de sous-entendu, mais un avertissement teinté d’agacement.
- La Calavera peut tenter de freiner leur commerce. Mais si tu ne veux pas une guerre franche, il n’y a que la Nuova qui peut s’attaquer à eux politiquement ou par les média.

Le ton monte, ça ne sent pas très bon. Costilla pointe les incohérences et Alcide serre les dents. C'est vrai qu'il ne veut pas de guerre au pas de sa porte. Et cela pour deux raisons ; uno parce que ça coûte un bras, duo parce qu'il n'a jamais eu de tel conflit à gérer. Bien sûr, les affrontements armés, les bavures mafieuses, il connaît. Ça se contrôle. Mais parfois, on le perd, ce contrôle. Et ça permet des embuscades comme celle qui a laissé Alfonso éclopé, ou celle qui lui a ravi son meilleur ami, il y a vingt-cinq ans. Un quart de siècle et il s'en souvient comme si c'était hier.

Alcide retrouve le dossier de son fauteuil, croise les bras. « Je ne veux pas impliquer plus de partis qu'il n'y a d'enjeux. Car mettre les médias sur le coup, même en les sachant sous la coupe de fer de Vogh, c'est aussi un risque. On ne sait jamais vraiment comment l'opinion publique va réagir. Lâcher un scandale et jouer avec la politique, ça demande beaucoup de coordination. Alcide n'est ni un grand diplomate ni un as du marketing ; tout ce qu'il voit, c'est que la Bratva est allée trop loin, que le Royaume s'y frotte trop et que les Enfants Terribles filent un mauvais coton en s'acoquinant à ces deux gangs. Je peux comprendre ta réticence, mais je ne me défilerai pas. Nous avons le Times, de bons avocats... Des politiciens qu'on tient en laisse. Nous pouvons agir. Quant aux hommes et aux risques, il répond. Je ne lésinerai pas sur les moyens. J'entends bien honorer cette alliance et participer à tous les efforts. Qu'on ne prenne pas les Italiens pour des branleurs et des donneurs d'ordres. Une fois les stocks d'armes renouvelés. »