On s'les pèle. Constat qui la prend en tirant doucement sur les pans de sa robe, évitant de la froisser. Elle est peut-être venue un peu en avance. Elle espère que son mascara tient le coup. Se trouve des préoccupations pour passer le temps. Comme regarder les rares téméraires qui s'enfoncent jusqu'aux genoux dans l'eau douteuse, une vingtaine de mètres plus loin. Elle aurait aimé qu'il n'y ait personne. Là, ça a tendance à la contrarier. Elle ne se souvient pas qu'il y ait jamais eu quelqu'un d'autre, quand elle venait dans ce coin précis de la baie. Ou alors, elle a zappé ce détail. C'est sûrement ça, dans le fond. Ils n'étaient qu'ados, les premières fois, et certainement certains que le monde gravitait autour d'eux. On ne peut pas vraiment dire qu'elle ait grandement évolué, à ce propos, juste suffisamment pour daigner darder un oeil morne sur ceux qui s'agitent dans le sable. Forcément, que c'est trop froid. Pensées agacées, de les voir se frictionner l'un l'autre avec leurs serviettes. Y'a aussi tout un tas de saloperies qui s'attrape là-dedans, s'ils veulent son avis. Et l'attente la rend presque aigrie, à venir regarder sa montre. Quelqu'un qui la connaît bien se dirait qu'elle angoisse, derrière ses traits figés, ses lèvres lisses dans un non sourire, son regard plus noir que d'ordinaire. Heureusement, pas grand monde peut vraiment s'en targuer.

Lui, la connaissait. Pensait que c'était le cas du moins. Il y a des choses qu'elle n'a jamais pu dire, à l'époque où une journée sans se voir ressemblait à une éternité. Des secrets qui se sont immiscés entre eux, à leurs seize ans. Le genre de non-dits qui a un peu pesé, dans sa poitrine. C'est loin, alors, elle aime se dire qu'elle ne s'en souvient plus trop, de ce que c'était. De se tenir assise à côté de lui en cours. De traîner les rues en s'inventant mille jeux tous plus excitants les uns que les autres. D'attendre ses messages, sans se détacher de son téléphone. De sentir sa respiration se faire la malle, souffle s'entrechoquant entre ses lèvres, quand elle avait le malheur de le frôler. Tout ça, elle l'a oublié, Jo, depuis toutes ces années. Probablement. Ce dont elle se souvient, en revanche, c'est de son coeur s'empalant sur ses côtes en battant trop fort. Des flammes orangées barrant leur route, les condamnant à emprunter chacun un autre sentier. Elle s'en rappelle, parce que c'est ce qui l'a le plus bouleversée, du haut de ses vingt-deux ans. De plus pouvoir le voir, ni répondre à ses appels. Bloquer son numéro, à s'demander pourquoi, pourquoi tu continues à vouloir m'parler. Pourquoi, après avoir vu ce qu'elle était. Une putain d'anomalie vivante.
Alors, Jolene, ça fait un paquet d'années qu'elle a fait une croix sur Asariel.

Qu'elle pense. Pourtant, elle se retrouve à l'attendre, frisson glaçant ses bras sans savoir s'il s'agit vraiment de la fraîcheur ambiante, ou de la peur qui l'étreint. Elle pourrait se vexer, si une nouvelle oeillade à sa montre ne lui indiquait pas qu'il lui restait encore dix minutes pour apparaître. Elle en vient à se demander quelle heure elle a bien pu coller sur ce papier. Petit bout de feuille roulé soigneusement et déposé sur le bureau de l'écrivain, durant sa séance de dédicace. Elle n'a pas pris le temps de vérifier, trop déstabilisée en croisant son regard. Elle n'a pas été foutue de prononcer plus qu'un vague : « Bonsoir. » prétendument détaché. Comme si ça l'avait pas ébranlée, de se tenir devant lui. Elle a juste foutu le message sur la table et tourné les talons avec son bouquin, profitant de l'agitation ambiante pour disparaître. Et Jo, elle a toujours été un peu invisible, douée pour se noyer dans la foule sans se faire repérer. Alors ça n'a pas été franchement difficile de s'échapper.

Comme ça qu'elle se retrouve à défaire ses sandales, agiter ses orteils entre les grains dorés. Elle aimerait qu'il vienne. Dresse mentalement la liste de ce qui lui donne envie de le voir. Et en premier, c'est le besoin d'échantillons. Les recherches qui priment, dans sa raison. Elle fait peut-être mine d'avoir oublié plein de choses, n'empêche qu'elle s'en souvient bien. Qu'Asariel aussi, lui semblait anormal.

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