Distraitement, je pianote sur mon ordinateur afin d'avancer sur le projet en cours. Heureusement que ce n'est pas quelque chose de compliquer : je serais bien incapable de l'accomplir si c'était le cas. J'ai tellement d'autres choses à penser ! Ce qui s'est passé à l'éclipse tout d'abord. C'était tellement chelou ce qui s'est passé ! Et avec ce qui s'est passé à l'Eden Manor en juillet, je reconnais que j'ai mon instinct de nymphe qui ne cesse de me hurler que tout n'est pas normal. Enfin, plus qu'à l'ordinaire. Une idée du fait que c'est totalement dingue ? Le fait que j'ai renvoyé un message à Flores pour lui demander de faire passer le message aux dieux concernant le fait que ce serait cool de ne pas faire tomber une météorite sur la terre. Au point où on en est, je ne serais même pas surprise si cela devait être effectivement le cas dans les prochains jours...
Et puis, il y a aussi le fait que je vois James aujourd'hui. Pas que je ne sois pas contente de pouvoir aller boire un verre avec lui. Seulement... Je sais que je ne pourrais pas soulager ma conscience par rapport aux questions qui me taraudent. Des fois, j'aimerais pouvoir dire à mes proches que je ne suis plus humaine, qu'Arcadia a une autre facette... Mais je ne peux pas être aussi égoïste : c'est bien mieux qu'ils ne sachent pas, cela leur fait des soucis en moins. Et puis, c'est pas comme si j'étais totalement seule non plus. Aislinn, par exemple, est vraiment gentille pour une déesse.
Ajoutant une ligne de code en plus, je ne retiens pas un soupir. Décidément, je n'arrive pas à travailler aujourd'hui. Surtout qu'avant d'aller au travail, j'ai vu un chiffre révoltant : 1,4 milliards de tonnes de biens propres à la consommation sont jetés sans même être consommé. 1,4 milliards de tonnes ! J'ai failli avoir un arrêt cardiaque quand j'ai vu ça ! Sérieusement, comment peut-on autoriser ce genre de chose quand on sait tous les problèmes environnementaux que causent l'agriculture intensive ? Et on en parle de ces personnes qui ne parviennent pas à manger à leurs fins ? C'est tout simplement révoltant ! J'aimerais pouvoir faire quelque chose mais moi, petite nymphe, je vois pas comment faire ! J'ai cherché entre midi comment régler le problème mais cela me semble irréaliste. Je veux dire : si tant est que je parviens à récupérer la nourriture avant qu'elle soit détruite, je vais pouvoir la manger toute seule !
Perdue dans mes pensées, je n'entends pas l'arrivée de James à mes côtés.
-Ah ! Je ne t'avais pas entendu ! Salut !
L'avantage d'être une petite boîte, c'est qu'il peut facilement monter afin de m'attendre dans le bureau. C'est toujours mieux que d'avoir les paparrazzis en bas de l'immeuble. C'est ça d'être amie avec l'une des vedettes de l'équipe d'Arcadia. Et je tiens à dire que je n'ai pas profité de mon amitié avec lui ! Tout juste ai-je demandé de temps à autre des billets pour le voir jouer mais c'est tout.
-Tu vas bien ? Laisse-moi ranger mes affaires et j'arrive !
De toutes façons, pas la peine de rester vu mon niveau de productivité, j'ai plus simple à aller m'aérer l'esprit pour mieux bosser demain.
-Ça était l'entraînement ?
Avec habitude, je pousse une branche d'une fleur pour attraper mes clés. Il se pourrait que j'ai profité de la pause méridienne pour faire pousser mes plantes. Rien de trop voyant mais il se pourrait qu'une ou deux plantes ont bien grandi au point de cacher ce que j'avais pu mettre en-dessous.
Mes affaires fourrées pêle-mêle dans mon sac, je lui adresse un sourire afin de lui signifier que je suis prête à y aller.
Le sac qui s’écrase lourdement sur le tapis, la porte du coffre qui se ferme dans un bruit trouvant écho un peu partout sur le parking. Clap de fin de la journée, les gars se quittent les jambes fourmillant encore de ce qu’ils ont couru et la tête pleines de stratégies pour le match à venir. James se tourne, fait rebondir les clés dans sa main et regarde ses coéquipiers sur le départ, certains encore en train de tchapper. Ça se prévoit une soirée fajitas, on dirait. « Jimmy, bouffe chez moi ce soir. Un p’tit Fortnite ensemble, au calme. » James hausse les épaules, un main dans la poche de son short, considère la question. « Allez. J’ai un truc avant, j’vous rejoindrai tard, m’attendez pas. »
Le truc est loin d’être un truc. Le truc, c’est un verre à boire avec l’une de ses plus chères amies – celle que sa mère prend pour sa petite copine, et c’est pour ça aussi qu’il évite de dire je vais prendre un verre avec Célestine parce que les gars de son équipe il les connaît. L’amitié garçon/filles, ils y croient moyen moyen, et ces mecs là chambrent sans chercher à comprendre. Mais ça reste des mecs, et ils posent pas de questions superflues, donc l’accord en reste là et un texto fera bien l’affaire qu’il veuille passer les rejoindre ou décider de finir la soirée avec Célestine. Un signe de la main partagé, James grimpe dans sa voiture et sort du parking du grand stade, branché sur la radio RnB de la région. Sa voiture paraît ridicule à côté de celles de ses coéquipiers les plus extravagants. Une Volkswagen Golf, blanche, sobre, simple mais jolie. Il n’a jamais été du genre à se montrer ou à faire le fanfaron, c’est un gars simple James, alors une Golf ça lui va très bien. Elle est hybride, en plus, il l’a choisie pour ça en plus de ses lignes plaisantes à regarder. Pour faire les trajets du quotidien, l’électrique suffit largement, et il a l’impression de faire une bonne action. L’impression hein, parce qu’il ne connaît pas grand chose sur la question au final.
Le boulot de Célestine n’es pas tout à fait à côté du stade, il en a pour une bonne demi heure de route, sans compter les bouchons sur la rocade aux heures de pointe. Le trafic est un peu lent mais ça ne le dérange pas, il apprécie ces moments de calme où il peut chanter ce qui passe à la radio sans que personne ne le juge. Tranquillement, il arrive dans la rue de la boîte de son amie, tape un petit créneau et sort de la voiture en finissant de chanter la chanson à cappella. Tranquille.
Il pousse la porte, grimpe les escaliers – grimace un peu à l’entame du second palier parce qu’il a un peu trop forcé sur les squats ce matin – et entre. Il n’y a pas grand monde à cette heure ci, il croise un des collègues de son amie qu’il salue chaleureusement. Ils ont dû se voir deux trois fois, mais ici tout le monde est sympa. Célestine est focus sur son écran quand il arrive près de son bureau. « Salut Célestine, » dit-il simplement en regardant par-dessus son épaule. Du code. Il y pige rien à ces trucs là, mais il remercie les ingénieurs qui s’y frottent parce que sans le code ils auraient pas de jeux monstrueux comme Assassin’s Creed ou Call of pour égayer leurs journées. Elle le salue, a l’air contente de le voir et ça lui fout la patate. Il lui rend son sourire, se recule pour lui laisser la place de ranger son barda. « Nickel, comme d’hab. On prépare un gros match ce week-end, on va à Chi’ dimanche. » Chicago, grosse grosse équipe. Va pas falloir y aller avec le dos de la cuillère, ou comme dirait leur coach, on y va pas pour leur passer la crème comme des pédés. Il se souvient que Scott avait des remarques plus champêtres comme on y va pas pour trier des lentilles ou pour ramasser les champignons. Il préférait, mais c’est vrai que ça fait moins violent. Les mots vulgaires, faut avouer que ça fait toujours son effet quand c’est ton coach qui te le braille à la figure.
Célestine attrape son sac et le rejoint, grand sourire sur le visage. Ils sont prêts à partir. « On laisse les caisses ici, on y va à pied ? » demande-t-il. Il y a un bar qui fait aussi des tapas pas loin d’ici, souvent ils aiment aller prendre un verre là-bas. Chemin en sens inverse, ils saluent le collègue de Célestine et descendent les escaliers, arrivent bien vite en bas. « Et toi ta journée, ça a été ? Comment ça se passe en ce moment le taf ? » Ils sortent dans la rue, et marchent tranquillement sur le trottoir en direction du bar situé deux rues plus loin.
Je fais une tête ravie lorsque j'apprends les prochains adversaires de mon ami.
-Chi comme dans Chicago ? Classe !
Ouais, comme je viens de le dire, c'est plus que classe. C'est sûr qu'Arcadia n'est pas une grande ville comme New-York par exemple mais on a franchement pas à rougir de notre équipe.
-Je suis sûre que vous allez gagner !
James sait parfaitement que je ne suis pas super au courant des forces en présence dans le championnat. Cependant, je suis particulièrement confiante dans les capacités de l'équipe d'Arcadia. Ils ont un atout de choc avec James. Pourquoi il devrait perdre ?
-Oui, on peut aller à pied, c'est pas un soucis !
En même temps, vu ce que je marche, c'est pas ces quelques mètres qui vont me faire peur. J'ai fait une très grosse trotte avec Leif il y a un moment. Je crois qu'il ne pensait pas que je serais capable de tenir à ce point la cadence. Douce vengeance.
On fait la route en direction du bar et poliment, il me demande comment c'est passé ma journée de travail. Je ne retiens pas un soupir de désespoir.
-J'ai pas avancé des masses. J'avais d'autres trucs en tête. Rien de grave t'inquiètes.
Enfin, rien de grave vu que tu n'es pas au courant de tout le divin d'Arcadia.
-Une sangria pour moi !
La commande est dite en passant près du bar. Après que James ait commandé et qu'on se soit posé à un endroit, je finis mes explications.
-En fait, si c'est grave d'une certaine façon. Tu savais qu'on jetait 1,4 milliards de tonnes de biens consommables chaque année sans même que ce soit consommé ? C'est tout simplement scandaleux !
Comme d'habitude lorsqu'il s'agit d'écologie, il suffit de pas grand chose pour que je m'enflamme.
-C'est connu que l'agroalimentaire est extrêmement polluant alors qu'autant soit gâché. ARG ! Et on en parle des personnes qui peuvent pas manger à leur faim ?
C'est tout simplement scandaleux. Et honteux. J'ai tout simplement pas assez de synonymes pour qualifier ça.
La confiance et l’enthousiasme de Célestine font plaisir à entendre. Elle croit toujours en eux, même si elle ne comprend pas tout à leur sport, elle vient parfois les voir jouer et est toujours sa supportrice numéro un, qu’ils gagnent ou qu’ils perdent. Lui n’est pas aussi confiant sur leurs chances de l’emporter ce week-end. Les matchs à l’extérieur sont toujours plus compliqués et puis Chicago ne rigolent pas cette année, c’est un gros morceau. Il sait qu’il vaut toujours mieux être optimiste et croire en ses chances car si ils partent défaitiste, à quoi bon aller jouer le match ? Mais même en se disant cela, le fond de l’esprit reste toujours assez pragmatique et réaliste. Il faudra qu’ils se sortent les doigts du cul comme on dit dans le milieu.
Ils se rendent au bar en marchant, confortables l’un à côté de l’autre. Célestine a l’air un peu désabusée par sa journée de travail, un peu fatiguée aussi. C’est pas le même genre de fatigue que lui peut ressentir avec son métier, mais des fois il se dit que ça doit être pire. Passer la journée devant son PC, à se tirer les méninges et les neurones sur des questions qui sont bien loin de ses préoccupations à lui. Il ne sait pas vraiment ce que ça peut faire, mais imagine qu’il ne le supporterait pas. « Ça ira mieux demain, » raisonne-t-il, le même genre de phrase optimiste et rassurante qu’elle a utilisé quelques minutes plus tôt pour son match. Ça sert à ça, les amis. On peut pas toujours comprendre ou conseiller, mais transmettre un peu de confiance et de positivité ça fait toujours du bien au moral. Il est quand même un peu intrigué quand elle dit avoir eu les pensées ailleurs, mais ce qui le fait légèrement froncer les sourcils c’est son rien de grave. Soit ça veut dire que c’est vraiment rien de grave, soit c’est pour ne pas l’inquiéter. Il ne sais jamais vraiment, connaît assez bien Célestine pour savoir que si c’était quelque chose dont elle avait besoin de parler avec lui, elle le ferait. N’est-ce pas ?
Elle commande une sangria, et ça fait un peu rire James qui lui adresse un regard un brin amusé. « Dis donc, sangria, carrément ? » Elle a bien raison, faut bien se détendre après une journée de boulot. « Salut, un virgin mojito pour moi. A la framboise, s’te plaît. » Ils s’installent en terrasse, profitent de la douceur de cette fin d’été.
Et puis elle semble vouloir larguer ce qui la tracasse, et se met à parler avec la ferveur et l’implication qu’il lui connaît quand elle parle d’un truc qui lui tient à cœur. James est content de constater que ce n’est réellement rien de grave, mais l’écoute avec beaucoup d’intérêt. Il ne va plus à l’école, James, et des fois ça lui manque de ne plus rien apprendre de ouf comme quand ils avaient cours de biologie au collège. Il se rappelle qu’il adorait apprendre comment les volcans ou les séismes arrivaient, par exemple, mais aujourd’hui il vit son quotidien et n’a pas vraiment l’habitude d’aller lui-même chercher des informations. Alors souvent, c’est Célestine sa source première d’apprentissages et de savoirs. « 1,4 milliards de tonnes ? » répète-t-il, soufflé par l’importance du nombre. Wouah. Le gaspillage de dingue. Il regrette instantanément d’avoir jeté le reste de gratin de pâtes qui était resté oublié dans son frigo, la veille. « C’est énorme. Et oui, punaise, tous les gens qu’on pourrait nourrir avec ça... » Mec, plus jamais tu laisses tes pâtes pourrir dans ton frigo.
Il se sent un peu bête, toujours un peu démonté devant ces grandes questions auxquelles le monde – et leur génération – doit faire face, sans que personne pourtant ne semble réellement s’en préoccuper plus que ça. James est comme beaucoup de jeunes de son âge : génération perdue, désemparée, il aimerait pouvoir changer le monde mais ne sait pas comment faire. Avec son statut, il s’est déjà beaucoup engagé pour les jeunes des quartiers, car c’est un sujet qu’il connaît et qui est important pour lui. Le reste, pourtant… ça paraît tellement plus grand qu’eux, ça les dépasse. « Et c’est pas avec des gens comme notre président que ça va changer, » grince-t-il, toujours aussi agacé par cette réalité, comme la moitié du pays. Comment ils ont pu laisser faire ça, sérieusement ? Il le répète assez aux jeunes qu’il va voir dans les lycées ou dans les quartiers inscrivez vous sur les listes électorales, que ça ne se reproduise plus jamais.
Le barman leur fait un signe, dépose les deux commandes sur le comptoir et James se lève pour aller les chercher. « Merci, mec. » A force, ils connaissent les gens qui bossent ici, et d’ailleurs le serveur est un gars sympa. Il vient d’Arcadia Ouest, lui aussi. James retourne s’asseoir, file son verre à Célestine et ils trinquent avec un sourire.
« Y a des assos je crois, qui récupèrent les invendus des supermarchés, non ? Et qui les redistribuent aux sans abris ou aux personnes pauvres, me semble. » Il repart sur la question, réfléchit un peu et sirote une gorgée de sa boisson, tirant négligemment sur la paille. Il aime bien les pailles. Ça lui rappelle quand ils étaient gamins et qu’ils allaient a parc avec leurs briques de jus de fruits. « C’est pas mal comme initiative. Ça réglera pas la question, c’est sûr mais bon… y a des choses à faire, j’pense. »
Lorsque j'entends James commenter mon choix de boisson, je prends une expression typique de la vieille lady anglaise pour le toiser.
-Je suis une femme capable de me défendre et en âge de boire de l'alcool, Môssieur.
Oh, t'imagines pas à quel point je serais capable de me défendre avec les plantes qui se trouvent non loin de nous sur la terrasse. Oui, ce ne sont que des géraniums mais il ne faut jamais sous-estimer ces plantes.
Lorsque je commence à parler de l'information que j'ai pu trouvé dernièrement, j'ai une certaine consolation de voir que le chiffre abasourdi autant mon ami. Je ne peux malheureusement que confirmer le chiffre en hochant la tête.
A la mention de notre cher président, ma mâchoire se serre. Ce n'est nullement un secret pour James que je n'ai sûrement pas voté pour celui qui est actuellement en place. Comment aurais-je pu le faire au vu du programme politique qu'il propose ?
-N'en parlons pas, on va avoir un ulcère de contrariété à notre âge et on est beaucoup trop jeune pour en avoir un.
Ouais, définitivement, il vaut mieux ne pas en parler pour éviter de vaines contrariétés.
Je remercie James et trinque avec lui sans pour autant commencer à boire tout de suite. Je suis plutôt contente d'avoir parler de ce problème à James car il le prend tout aussi sérieusement que moi.
-Ouais, ça se fait. J'ai cherché cet aprèm par rapport à ça et tu as même des lois en Europe où les supermarchés sont obligés de donner aux associations les invendus. Dois-je préciser qu'on a rien de semblable aux Etats-Unis ?
Ma voix est dégoulinante d'ironie. J'ai beau aimé les Etats-Unis, on est tout de même très en retard sur certaines thématiques sociales comparé à l'Europe. Je bois une gorgée de ma boisson avant de continuer.
-Après, pour les associations, j'ai rien trouvé à Arcadia. Ca doit sûrement existé mais il n'y a rien en ligne à leur sujet.
Et j'ai eu le temps de fouiller en ligne sur le net cet après-midi alors que je n'avais pas l'inspiration pour travailler.
-Mais même si on faisait en sorte de monter une association pour les récupérer et pour les donner, on n'avancerait pas forcément à grand chose : le 1,4 milliards de tonnes sont des biens consommables qui partent directement à la poubelle. Il faudrait forcément cuisiner certains produits comme la viande ou le poisson pour éviter un gâchis complet.
Et même si j'arrive à cuisiner de manière suffisante pour éviter de mourir de faim, je ne suis sûrement pas assez douée pour faire de la cuisine en de si grande quantité. Et je pense que c'est aussi le cas pour James. En somme, on revient un peut au point de départ.
La réponse de Célestine sur l'alcool lui tire un rire amusé. En prenant ce ton un peu péteux elle lui rappelle sa grand-mère, Madame Beauchamp, qu'il avait rencontrée quelques fois. Une femme formidable. Et bien sûr qu'elle est en âge, Célestine, ils en ont déjà pris des cuites ensemble, ça oui... ados qui découvraient la boisson, à se servir des verres et des mélanges douteux et trop forts qui leur décalquaient le foie. Maintenant ils sont plus raisonnables, plus grands, savent boire comme il faut. Les souvenirs de ces deux gosses qui apprenaient la vie sont risibles mais pas moins précieux. Virgin mojito pour lui ce soir, il n'a pas vraiment pour habitude de boire en semaine, surtout pas en préparation d'un match. Même si parfois, une petite bière fraîche le soir est bien tentante...
Le sujet du gaspillage l'intéresse, bien qu'il n'y ait pas plus prêté attention que ça auparavant, pas plus en tout cas que les habituelles remarques aux jeunes ou encore à ses soeurs ou même ses parents qui ont tendant à jeter un peu trop facilement. Mais lui aussi est responsable de cela, comme tout le monde à son niveau. Il a déjà jeté, déjà gaspillé. Et quand il entend ces chiffres, ça le sidère de se rendre compte de l'impact que chaque petit geste peut avoir à l'échelle de la planète. « Pas besoin de le préciser, non... » grommelle-t-il en prenant une gorgée de sa boisson. Ils sont vraiment en retard sur tellement de sujets... « Ça m'étonne qu'il n'y ait rien. » Réflexion faite, ouais, c'est bizarre. Arcadia est quand même une grande ville, et en se baladant en ville il en croise des fois, des gens au style hippie. Mais on ne juge pas un livre à sa couverture, et puis la plupart des gens sont assez préoccupés par leurs propres problèmes pour avoir du temps et de l'énergie à consacrer aux grandes causes de ce monde dont on entend pourtant très peu parler. C'est comme ça que les dirigeants les tiennent à carreau, en donnant au peuple à la fois assez pour être contents et trop peu pour qu'il ait peur de tout perdre. Enfin, ce n'est que son avis de jeune un peu blasé, mais il combat ça tout les jours en se disant qu'il est important de garder espoir en l'avenir. Sinon, à quoi bon.
Célestine a raison, cependant. Même à l'échelle de la ville, les invendus doivent se compter en tonnes et il faudrait une sacrée organisation pour tout répartir et consommer au plus vite, avant qu'ils deviennent périmés. « En fait ce qu'ils devraient faire c'est refiler les invendus aux restaurants du coin, » propose distraitement James, avant de tirer tranquillement sur sa paille. Ce petit goût de framboise... il adore les framboises. « Bon après je sais pas si c'est possible... point de vue business, tout ça... » Quand il s'agit de sous, les gens ne sont pas toujours très chauds pour aider la planète. Surtout les patrons.
Au mot restaurant, je me reste figée en l'air avec mon verre en regardant James. Je dois avoir la tête de quelqu'un qui a vu le messie. Mais cela doit être très sûrement mon ressenti en cet instant avant que je m'exclame très fort. On repassera pour la discrétion bien sûr.
-C'est ça ! James t'es un génie !
Je l'embrasse sur la joue pour le féliciter de cette idée brillantissime. Je suis désormais surexcitée alors que mon cerveau travaille à tout allure. Pour être sûre de ne rien oublier, je sors un calepin et un stylo de mon sac.
-S'il y a pas de restaurant qui accepterait de cuisiner des invendus, on a qu'à le créer nous-même ! Cela ne doit pas être si compliqué que ça à faire !
Consciencieusement, je commence à tracer des tirets sur une nouvelle page.
-Déjà, pour le local, je suis sûre de pouvoir réussir à en trouver un très facilement. J'ai même déjà le nom d'une personne qui pourrait et serait sûrement partante pour nous aider !
Je pense sans l'ombre d'une hésitation à Aislinn. La connaissant, la divine sera plus que ravie de nous aiguiller dans l'un des local qu'elle possède ou alors de nous aider à trouver notre bonheur ailleurs dans le parc immobilier.
-Et pour trouver les invendus, je suis sûre qu'on peut parvenir à négocier facilement pour les avoir !
Mes yeux brillent d'enthousiasme non feint. L'idée de James est tellement géniale que ma boisson est totalement oubliée. Je parle bien sûr à toute vitesse mais en même temps comment m'en vouloir alors qu'on a là une idée des plus importantes pour agir concrètement sur le réchauffement climatique ?
Une idée. Il n'en fallait pas plus pour réveiller l'enthousiasme de Célestine, juste une idée. Banale pour lui, mais qui a apparemment eu le don d'enclencher tous les rouages du cerveau de la blonde. Il ouvre grand les yeux quand elle crierait presque Erueka! et rit quand elle lui claque une bise sur la joue. Un génie, non sûrement pas. Mais il apprécie l'instant sans rien dire. Calepin et stylos de sortie, Jim sirote son Virgin Mojito en la regardant parler et prendre des notes. Elle commence déjà à parler de local, et son ami est un peu subjugué par sa volonté d'entreprendre. Il est content, en fait. Il a l'habitude de penser que c'est dans ces moments là où les choses les plus sincères se construisent.
Il hoche la tête, réfléchit lui aussi. « Pour les financements je pense que les banques seront ok, et je peux fournir un apport. » Il n'est pas riche comme Crésus mais a suffisamment de côté pour lancer un tel projet. Pas vraiment dépensier, le gamin star qui pourrait tout claquer. « Il faut juste qu'on leur présente un projet bien construit j'imagine. » Il se souvient avoir fait les démarches quand il a lancé son école de formation pour les jeunes à Delray. C'était un peu effrayant toute cette paperasse, mais avec l'aide de Rosa et de Reyes il avait surmonté cette épreuve.
D'ailleurs, ça pourrait être l'occasion de donner du boulot à ces gosses. « On pourrait même embaucher des jeunes qui en ont besoin, comme ça on ferait d'une pierre deux coups. » Du social et du sociétal si l'on peut dire. Il la regarde gratter sur son carnet et a un rire amusé, reprend la paille entre ses dents. « Je t'ai perdue là, ça y est. » Une bribe de projet en tête et il est certain que Célestine est déjà en train de lister tout le matos qu'il leur faudra - il ne cessera jamais d'être impressionné par sa vivacité d'esprit.
Je suis particulièrement heureuse de voir mon ami me suivre dans cette idée farfelue que j'ai eu. En tout cas, en l'absence de contradiction, je pars du principe qu'il est pour mon idée. Perdue dans le tourbillon d'idées pour ce projet, j'ai oublié un point essentiel pour que le projet soit viable. Heureusement, James y a pensé lui. Ce point capital est l'argent. Lorsqu'il l'évoque, je lève la tête de mes notes, un air incrédule sur le visage.
-Tu... Tu serais prêt à investir dedans ?
Là, pour le coup, je reconnais que c'est une nouvelle qui me retourne. Avec son statut de joueur professionnel et la fortune que cela implique, s'il se porte garant, on aura aucune difficulté à avoir des prêts d'une banque avec un dossier crédible.
Sans vraiment réfléchir, je le prends dans mes bras afin de le remercier de son geste.
-Merci James. Merci ! Tu vas voir, avec le dossier qu'on va monter, la banque n'aura aucune raison de nous refuser une éventuelle aide. Et au pire, je m'en charge.
Je prends un air déterminé. Entre mon job et le fait que je suis une nymphe qui se retrouve confronté tous les quatre matins à des dieux avec des fusibles fondues, c'est pas un banquier qui va m'effrayer. Sans compter que j'ai un argument de choc : on est têtu chez les femmes Beauchamp. Cela en est une institution et je ne serais pas cette génération de Beauchamp qui dément l'adage.
Et tout à mes pensées d'aller manger du banquier, je n'ai pas fait attention à ce que me racontait ensuite James. Je secoue la tête pour reprendre le fil de notre conversation.
-Disons simplement que je n'écoutais pas. Tu parlais des jeunes dans le besoin, non ? Je pense que cela serait une bonne idée !
Je sais bien sûr pour les sentiments anti-mafias de James et je devine que derrière cette idée est surtout pour éviter à d'autres de les rejoindre. Ca se tient comme raisonnement. En revanche, je ne serais pas celle qui dira à James pourquoi les mafias tâchent de recruter plus certaines personnes que d'autres. Ce n'est clairement pas quelque chose que je suis prête à faire.
-Bon, je crois qu'on a parlé de toutes les modalités techniques. Par contre, je crois qu'on a oublié l'essentiel : ce sera un restaurant avec quel type de cuisine ? Je me doute qu'on va conditionner à ce qu'on peut trouver mais je pense qu'on pourra aisément orienté la cuisine vers un domaine ou un autre.
J'ajoute ensuite très rapidement :
-Pas de trucs types macdo ou KFC !
Pas que je sois foncièrement contre ce genre de nourriture de temps en temps. Cependant devoir supporter ça en permanence, c'est non. Après, on peut aisément avoir des hamburgers améliorés ou des frites de légumes ! Mais je ne lâcherais pas ce point.
Quel enthousiasme ! Cela fait vraiment plaisir à James de voir Célestine aussi enjouée, et c'est un projet qui en fait le motive tout autant, il se rend compte. Il a toujours voulu faire des choses concrètes, James, mais c'est vrai que ce n'est pas simple de savoir par où commencer. Pour lui c'était aider la jeunesse abandonnée, celle dans laquelle il avait grandi. Car tous n'ont pas la même chance que lui. Mais faire plus pour l'environnement, même si cela reste une action locale et minime, ça lui plaît. Surtout qu'ils pourraient ainsi lier les deux luttes, ce qui est encore plus encourageant.
Le câlin le prend à dépourvu mais il rit un peu, amusé - et un peu satisfait, il faut l'avouer. C'est toujours bon à prendre un câlin, surtout venant d'une amie comme Célestine. « Ça me fait plaisir ! Et tu as raison, ça va forcément fonctionner. » Il faut être optimiste dans la vie, James en est persuadé : rien n'arrive par hasard et tout travail est un jour récompensé à sa juste valeur. Célestine approuve son idée d'embaucher des jeunes issus de milieux défavorisés, elle sait à quel point cela lui tient à cœur et Jim sait qu'elle partage ses convictions. Il a un petit rire quand elle demande le type de cuisine qu'ils serviront et s'oppose à la fast food. « Nan, pour manger un KFC on va au KFC ouais. » C'est bon un Burger King de temps à autres, y a pas à dire. Mais c'est loin d'être le genre de valeurs qu'ils cherchent à mettre en avant avec ce style de projet.
« Je ne sais pas trop, je pense que ça peut être assez varié en fonction de la nourriture qu'on récupère. On pourrait avoir une carte de base, modifiée au jour le jour. » Il réfléchit un instant, sirote son virgin mojito. « J'imagine que ça dépendra aussi du quartier. » Histoire de ne pas servir des tacos à Siren Alley. Bon en même temps il va jamais, par là bas, peut-être que ça existe même si ça le surprendrait. « Tu penserais le faire où ? » Bon c'est vrai que c'est peut-être encore un peu tôt pour parler de ça, mais c'est vrai qu'Arcadia est une grande ville, et tous les quartiers ne se ressemblent pas... C'est ce qui en fait une ville si riche, si spéciale, malgré les tensions qui peuvent se faire ressentir.
J'étais prête à partir dans une grande croisade pour parvenir à faire accepter mon idée de ne pas faire de fast food à James. En l'espace de quelques secondes, j'avais imaginé tous les arguments. Si ce n'est en réalité pas une surprise de le voir acquiescer, je suis presque déçue de ne pas avoir pu sortir mon argumentaire.
-J'aime bien l'idée de carte tournante en fonction des arrivages ! Faudra qu'on ait un chef cuisinier polyvalent du coup.
Parce que c'est bien d'avoir des spécialités. Mais ce n'est pas forcément l'idéal quand on veut faire énormément de tout.
-Pourquoi faire attention des quartiers ? Tu ne vas pas me dire qu'on ne mange que du caviar à Elysium ou des pâtes à Little Italy. C'est ridicule. Ou alors, si cela devait être le cas, on pourra largement dire qu'on tente notre chance sur un créneau économique fort peu exploitée dans un endroit précis.
Je feins de ne pas percevoir les raisons de sa remarque sur les quartiers. Pour peu qu'on soit un chouia au courant de ce qui se passe en ville, on sait bien que certains quartiers sont la chasse gardée de certaines mafias et que l'on ne s'y installe pas comme ça. Je pense que si je venais à pousser pour une installation à Delray, je ne serais pas surprise d'avoir une visite de Flores pour me faire les gros bras qu'il ne faut pas faire de concurrence aux "mamas" du quartier. Enfin bref.
-C'est pas forcément un quartier en particulier. Enfin, j'ai une idée où cela pourrait être mais... Par le travail, j'ai rencontré quelqu'un qui fait de l'investissement immobilier. On a sympathisé. Si je lui parle de notre projet, elle acceptera sûrement de nous aider.
Je ne vois pas pourquoi Aislinn refuserait de nous aider. C'est une idée de projet vachement cool je trouve. Bien sûr, ce ne sera pas gratuit et on devra s'acquitter d'un loyer et tout le reste. Cependant, si elle accepte, on aurait déjà pas mal de soucis en moins pour l'installation.
James sirote son virgin mojito, tranquillement, hoche la tête aux remarques de Célestine sur les quartiers. Elle n’a pas tort quand elle dit qu’on ne devrait pas se cantonner aux spécialités de chaque quartier, parce qu’après tout c’est ce qui encourage les gens à rester isolés des autres, entre eux. « Oui tu as raison. Il faut encourager la diversité. » Il sourit à Célestine hausse les épaules d’un air repentant. Il essaie d’avoir l’esprit ouvert, de rester positif et toujours pour le bien des choses. C’est difficile tout de même de ne pas vivre soi-même dans les clichés que la société impose, mais c’est pour ça qu’il est important de toujours pouvoir se remettre en question. Et d’avoir des amis comme Célestine, avec qui le dialogue est intéressant et permet toujours d’avancer.
Elle dit connaître quelqu’un qui pourrait les aider pour le lieux à louer. Il tire sur sa paille, se rend compte qu’il est arrivé à la dernière gorgée. Il inspire encore, simplement pour faire du bruit, comme quand il était gosse. Ça le fait rire. Puis il reprend son sérieux. « C’est grave cool ça ! Ça nous éviterait de chercher pendant mille ans le meilleur plan. » Il repose son verre sur la table, s’adosse contre sa chaise et croise les bras d’un air tranquille. Posé. « Je vais voir avec des potes qui ont des restau comme ça, voir comment ils ont fait. Bobby a acheté un kebab l’année dernière, histoire d’investir, c’est pas mal. Je lui demanderai des conseils et après je pourrai voir avec ma banque. On pourra prendre rendez-vous ensemble. » Parce qu’il connaît Célestine et sait que dès demain elle aura déjà commencé à rédiger un rapport détaillé du projet. Lui sera simplement là pour être un conseil, un support. Un coéquipier, un ami.
Afin de lever toute confusion concernant notre futur local pour le restaurant, je secoue la main.
-Ah mais ne t'inquiètes pas pour ça ! J'aime beaucoup cette personne mais cela n'empêchera pas de décliner son offre si on trouve mieux ailleurs. Le principal est qu'on est quelque chose qui nous convienne sans pour autant te ruiner.
Le fait de dire tu en parlant d'argent ne me semble pas déplacer mais au contraire réaliste. Après tout, je pense qu'on a tous les deux compris que la majorité des fonds sera avancé par lui. Pas la peine que je sois hypocrite du coup en disant nous pour quelque chose qu'il sera seul à faire.
Je roule des yeux en l'entendant souffler dans sa paille comme un enfant. Pourtant, j'ai un sourire sur mon visage. Oui, c'est stupide mais j'avoue que cela m'a fait rire aussi.
Je donne un léger coup dans son épaule avec mon poing.
-Bien sûr que je vais venir avec toi ! Que tu aies pensé le contraire est particulièrement blessant !
Bien sûr que je viens. C'est pas négociable. Je ne vais pas le laisser se débrouiller tout seul avec une idée que j'ai lancé. Ca ne se fait pas. Et je ne suis pas comme ça.
-Je contacte mon amie pour voir ce qu'elle peut proposer et dès qu'on a la confirmation du lieu, on prend rendez-vous pour la banque ? Je suis sûre que cela va le faire !
Bien sûr que cela va le faire. C'est une idée géniale et qui va aider l'environnement.
Assurée du bon déroulement de notre projet, je fais dévier la conversation sur le prochain match de James pour profiter de notre rencontre.
