Cinq jours sans nouvelles. Cinq jours à regarder le prénom passer dans son répertoire, hésiter puis laisser tomber. Leur relation s’était fissurée, la confiance de la jeune femme à de nombreuses reprises remise en question au cours des derniers mois et ce à juste titre. Cette fois par contre, il ne voit pas comment réparer ce qu’il a brisé de ses propres mains. Sciemment. En toute connaissance de cause. Il fallait bien que la révélation tombe un jour, après tout – il aurait préféré que cela n’arrive pas comme ça. Mais il n’avait pas eu le choix. En n’agissant pas, il s’était laissé piéger dans une situation où il n’avait plus les cartes en main. Ou une seule. Celle du coup de grâce.

Dire qu’il s’en mord les doigts ne serait pas exactement juste. Il s’est accroché à ce qu’il a pu sauver, à Alan, a pensé à autre chose. La culpabilité est une notion qui lui est familière, et une fois de plus une vie s’est brisée entre ses doigts. Sauf que celle-ci avait une importance particulière à ses yeux et il sait qu’il n’a pas à prétendre à un quelconque pardon de sa part. Ça ne l’empêche pas d’être inquiet pour sa nièce. Il se souvient des traces de lacération sur ses bras, a gardé un œil sur les informations et les annonces de décès dans les jours qui ont suivi. C’est une battante, Aura, l’une des personnes les plus coriaces à fouler cette terre, certainement. Mais ça ? Ça c’est le genre de coup qui ne blesse pas que la chair ou les os. C’est comme s’il l’avait poignardée sauf qu’il n’y a aucune lame à retirer pour que la douleur s’arrête.

Il n’est même pas sûr qu’elle réponde, ou qu’elle se pointe. Silence radio, l’avocate pourrait très bien avoir pris le premier avion pour le Japon, à ce qu’il sache. Ou l’Alaska. Il ne lui en tiendrait pas rigueur, mais il connaît Aura. La mafia est sa vie. Et quand le téléphone vibre sur le bureau, il fronce les sourcils. Bien sûr qu’elle arrive. Aura est une Esposito, qu’elle le veuille ou non – sans mafia, ils dépérissent.

Les entrées et sorties dans le bureau n’arrêtent pas depuis le matin. Quand Aura entre, il lui adresse un signe de tête et renvoie le coursier à qui il parlait. Il sait quoi faire. « Bonjour Aura. » Les yeux noirs rencontrent ceux d’acier de la jeune femme. Elle est debout, droite, fidèle à elle-même. Mais il y a quelque chose de changé… ou peut-être est-ce simplement ce froid polaire qui s’élève autour d’eux. Il prend soin de garder son esprit loin du sien.

Il hoche la tête à ses mots et pousse deux trois dossier pour repositionner son ordinateur portable de façon à ce qu’ils puissent s’en servir si besoin. Elle pose ses propres dossiers sur la table entre eux, et il lui fait signe de s’asseoir. « Bien. Tu es donc en charge du dossier. » Parfait. C’était attendu évidemment, mais vu le début d’année merdique qu’ils viennent de vivre, Augustin s’attend à n’importe quel coup du sort. Il pianote quelques mots sur le clavier, le nom Bellandi dans Google pour garder un œil sur les dernières publications. « Dis-moi tout ce que tu sais. » Pour l’instant peu de choses ont filtré, ils ne font que des suppositions.

La glace, le froid, il s’y était attendu. C’était toujours distant entre eux, mais avant il y avait tout de même cette chaleur qui les traversait silencieusement. Les regards qui, s’ils n’étaient pas ouvertement chaleureux, au moins inspiraient la confiance réciproque. Ces attributs sont maintenant ceux d’un temps révolu, et pourtant pas si lointain. C’est fini. Et Augustin se demande s’il referait la même chose, s’il pouvait revenir en arrière, se demande s’il y avait une autre solution. Une autre manière de faire. Peut-être… mais le temps n’est pas une dimension avec laquelle on joue. Il n’a pas ce pouvoir là, en tout cas. Ne reste qu’une solution, comme toujours. Tourner la page et enchaîner. Se concentrer sur la suivante.

Alcide. Plus qu’un Don, c’est un ami qui s’est fait coffrer ce matin. Un ami qui lui était devenu cher après toutes ses années – il ne s’en était pas vraiment rendu compte, en fait. Il paraît qu’on ne réalise ce qu’on a que quand on le perd. Un peu comme pour Aura, en fait. Ne pas avoir Alcide avec lui dans cette pièce, ne pas pouvoir échanger un simple regard blasé avec l’aîné Bellandi… c’est comme se faire voler une béquille qui vous aide à marcher, à avancer. Il arrivera à tenir debout, Augustin. Mais avec lui, c’était plus facile. Concentre-toi.

Il observe Aura sortir son propre ordinateur, pianoter sur le clavier tout en lui faisant le point sur la situation. La prison du Maine, ok. Au moins quand Callie arrivera, ils sauront où le chercher afin de garder un œil sur lui. Il ne dit rien, hoche simplement la tête. Son regard est attiré par un nouveau mail, de la banque cette fois. Il fronce légèrement les sourcils, le transfère à son assistante sans vraiment y prêter attention car c’est les paroles de sa nièce qu’il écoute. Et ce qu’elle lui annonce n’a rien de réconfortant. Alcide a l’air d’être en très mauvaise posture, plus que ce qu’il ne pensait. Il relève les yeux de son écran et l’observe, visage fermé, concentré. Professionnel. « Qu’est-ce qu’ils ont, au juste ? Ce rapport d’autopsie qui a leaké, très bien, ok. Ça suffirait à l’inculper ? Pour meurtre ? » Il hausse un sourcil à la fois agacé et exaspéré. Il n’a jamais fait de droit, ne connaît de la loi que les nombreux cas de procès qu’il a pu voir au cours de sa vie de mafieux. Des gens condamnés, il en a connu. Mais en général ils avaient du sang sur les mains, une arme au creux des paumes et des cadavres à leurs pieds. Ou des sacs pleins de billets, ou de coke. C’est plus de preuves qu’il n’en faut.

Il lâche un soupir ennuyé. Malgré le ton un peu défaitiste de Aura, il connaît suffisamment bien la récurrence d’Hécate pour savoir qu’elle a déjà dû étudier plusieurs possibilités de riposte. « J’imagine que tu as des idées. » C’est presque une affirmation. Il refuse de s’avouer vaincu aussi tôt. Il l’observe, elle et son expression insondable, aussi droite et fière qu’à l’accoutumée. Comme s’il ne s’était rien passé, la glace oubliée. Les yeux courent sur ses bras aux manches relevées et il note l’absence des marques qu’il avait observées à l’hôpital quelques mois plus tôt. Et puis… cette chemise… il ne l’a jamais vue la porter auparavant. Il arque un sourcil avant de reporter son regard sur la boîte mail qui s’anime encore. « Jolie chemise. » Bien qu’un peu grande. Elle s’essaye à un nouveau style ? Un peu grunge ? « Tu as fait du shopping ? »

Elle n’a que peu d’informations, alors, mais fidèle à elle-même Aura n’a pas chômé. Il l’écoute avec attention, réagit à ses paroles en hochant la tête. Ils doivent se montrer patients. L’après-midi sera certainement riche en révélations et chaque nouvelle info leur permettra d’y voir plus clair. La rencontre avec le procureur, ce qu’ils pourront soutirer grâce au don de Calliope, et puis ce que Zelda pourra leur dire en provenance directe des flics. Les sourcils se froncent cependant à l’évocation d’une taupe. « Un indic ? » C’est une possibilité, évidemment. Mais ils sont vigilants avec les troupes et les gradés. Et si les flics avaient une taupe à la Camorra, il y a un moment qu’ils seraient tous tombés. Sauf s’ils se la jouent extrêmement discrets, et pour le coup, extrêmement lents. Mais Aura n’a pas tort. Il va falloir refaire un point, serrer la vis à tout le monde. « Possible. On va vérifier ça. » Il faudra qu’il en parle à Silas dès qu’ils se reverront. « Pour l’instant je veux que tu te concentres à 100% sur Alcide. Il faut à tout prix l’innocenter. » Question d’amitié, question de succession aussi. La situation n’est pas évidente sur ce plan là, et il sent les problèmes arriver depuis ce matin. Et si Aura échoue… il s’arrangera pour que Zeus ne finisse pas sa vie au mitard.

Si sa remarque vestimentaire la prend au dépourvu, Aura n’en montre rien. Elle répond même sans sourciller, sûre d’elle, un brin moqueuse, peut-être. Il la dévisage, songeur, même mur de froid et dépourvu d’émotions que ce qu’elle laisse voir. Il ne sait pas où elle en est, c’est difficile de savoir avec Aura. Il s’attendait à la voir craquer, mais elle est aussi forte et droite que ce que Maximilio voulait tirer d’elle. Peut-être même plus. Et ils se ressemblent, malgré tout ce qu’elle pourra dire. Il ne relève pas la réponse, ni même le fait qu’elle l’a apparemment empruntée à quelqu’un, cette chemise. Quelqu’un ? Aura, avec quelqu’un ? Encore une surprise, et Augustin se sent un peu idiot de penser ça. C’est tant mieux pour elle, après tout. Et s’il n’y avait pas ce malaise profond, il se montrerait certainement plus curieux et intrusif.

Il enchaîne, zappe. L’heure n’est pas aux confessions intimes. Elle ne l’a jamais été entre eux. « Pour ce faire oui j’imagine qu’on va devoir partir sur ce terrain là. Des fausses preuves, un faux coupable, un faux alibi. » Parce qu’Alcide est coupable, Augustin le sait pertinemment. Et Aura ne s’en formalisera pas, elle a vu pire. Elle doit se douter que sa propre mère a été tuée sur les ordres de son arrière grand-père. C’est la loi, dans leur monde. « Prends autant d’hommes que tu le jugeras nécessaire pour t’aider dans tes recherches. Qu’ils soient sous tes ordres ou pas, c’est le sujet prioritaire du moment. Tes consignes passeront avant les autres. » Il prend un stylo en main, le tapote sur le bureau distraitement. « On se revoit ce soir, avec les autres sous-boss. 19H30. Tiens mois au courant dès que tu as vu le procureur. » Le portable vibre, il lève l’écran pour lire le message, répond brièvement. Les méninges travaillent, et la cœur se tient silencieux alors que la culpabilité sourde reste là, le ronge. Devant lui elle ne flanche pas. Devant lui. Elle ne dit rien, ne demande rien. Il ne le fera pas non plus. Est-ce qu’ils en resteront là éternellement, désormais ? Est-ce qu’il a une fois de plus tout gâché ? Bien sûr. Et il le savait Augustin. Il n’y avait pas d’autre issue.

Une liste de noms, de sa propre équipe. Augustin hausse légèrement un sourcil, griffonne quelques mots sur une feuille posée devant lui. Il n’est pas surpris. Aura analyse tout, tout le monde, à chaque instant. Extrêmement bien formée, son cerveau est comme une machine qui ne connaît pas de failles. Lui sait pourtant qu’elle en a, qu’elle est humaine sous ses apparences de tueuse sans pitié. Il l’a vue de ses yeux, il y a quelques jours, cette petite fille perdue qui ne cherchait au fond qu’un peu de soutien, un peu d’affection. Une famille. Et Augustin avait sous estimé cette part de Aura. Il avait cru que sa loyauté était simplement celle d’une soldate, mais en fait elle le considérait comme sa famille. Ce qu’il est, en réalité. De sang. Là est toute l’ironie.

Il passe la feuille et le stylo à Aura sans plus de cérémonie. « Je t’en prie. » Un petit geste pour lu faire signe de noter les noms, tant qu’ils y sont. Il ne faut rien remettre à plus tard. C’est le genre d’information qu’ils doivent connaître au plus vite afin de se préparer à n’importe quelle éventualité. Il acquiesce quand elle affirme se focaliser sur le dossier d’Alcide avant tout. Il détourne les yeux, les pose sur l’écran de son ordinateur, fait défiler les dernières actualités. Rien de plus que des articles de presse de différents journaux qui se copient les uns les autres. A la question de Aura, il réfléchit quelques instants, puis reporte son attention sur elle. Le regard est songeur, mais déterminé. « Tu as carte blanche. Ne néglige aucun angle d’attaque, aucune solution. Même celles les plus risquées. Nous validerons ensemble la stratégie optimale à adopter pour la mafia. » Car la mafia passe avant tout, même avant Alcide, amitié ou pas. C’est ce qu’il voudrait. S’il n’y a pas de solution pour le faire sortir sans mettre en danger la Camorra, alors… alors il devra rester enfermé. Pour un temps. Il grince des dents à cette idée, mais l’heure n’est pas venue de se montrer défaitiste.


Elle et Julius alors. Fort bien. Il ne relève pas la question sur la culpabilité d’Alcide, fait mine de ne pas avoir entendu. Elle le saura bien assez tôt, de toutes manières. « Très bien, comme tu voudras. L’offre reste valable si tu as besoin à n’importe quel moment. » Les yeux quittent de nouveau le visage de la sous boss, il lit un texto qui vient d’arriver. Des questions sur la gestion des dealers dans les autres quartiers. Il prend l’information, ne répond pas, verrouille l’écran. Aura l’observe, et Augustin a la drôle d’impression que les rôles se sont inversés, sans que rien ne se dise. Ça l’agace, étrangement, agacement instinctif de pur ego qui se bat avec la culpabilité qu’il essaie d’étouffer. C’est toujours comme ça. Dès qu’il se sait en tort, l’ego reprend le dessus, avec sa dose de mauvaise foi. Pour se voiler la face et garder contenance. Il a mal agi. Il l’a trahie. C’est elle qui avait raison. Elle a voulu venger Nina, venger son sang qu’elle ne savait pas être sien, quand lui a failli. Tuer Alan, c’était le briser. Tuer Alan, c’était rendre justice. Et lui a choisi de la briser elle, à la place. Égoïste. Il hoche la tête à son avertissement sur le fait que le premier janvier tout est ralenti. « D’accord. Sous-boss et Capo. Tout le monde est sur le pont. » Il récupère la feuille, le stylo, parcourt les noms des yeux. Le regard se repose sur son visage quand elle demande pour Sybille. C’est vrai qu’il ne l’en a pas informée, trop happé par les urgences de la matinée. Les doigts tapotent distraitement le stylo sur la feuille. « Oui. Je lui ai demandé de surveiller Saturno. » Il l’observe, jauge sa réaction. Il sait ce qu’elle pense de lui.

Il la regarde noter les noms, de son écriture fine, précise et rythmée, qui diffère de la sienne qui se fait irrégulière. Peut-être est-ce qu’on pourrait y voir une certaine image d’eux, dans ces écritures, certains en tout cas y verraient sans doute des signes, y trouveraient des informations relatives à leur personnalité, peut-être. Encore faut-il croire à ces choses là. Lui dirait qu’il n’y croit pas, mais poserait quand même la question, par curiosité. Il paraît que c’est un vilain défaut. Il paraît.
Il parcourt la liste des yeux, pas vraiment surpris par les noms qu’il y voit, tique un peu en voyant celui de Sybille apparaître – il lève les yeux vers Aura, la détaille une seconde, puis reporte son attention sur la feuille. Assez longue comme liste, mais Aura n’est pas connue pour sa confiance. Il est même surpris de la voir accepter de discuter avec lui comme elle le fait après ce qui s’est passé, surpris de la voir accepter de travailler avec lui.

Il hoche la tête en l’écoutant confirmer la marche à suivre. Si elle trouve plus efficace de se concentrer d’abord sur ce qui est le plus sûr pour la Camorra, soit. Il l’observe un instant quand elle parle de confiance, justement, et acquiesce brièvement. « Je le sais. » Les doigts de sa main s’agitent sur le bois du bureau, rythment ces moments de silence glacés, silences qui laissent la part belles aux interrogations, aux regards qui se jaugent sans rien dire, sans rien montrer. Don. Le titre sort de la bouche de sa nièce et c’est un son auquel il n’est pas sûr de vouloir s’habituer. Car ce titre n’est pas le sien, il n’a jamais voulu qu’il le soit. C’est celui d’Alcide. Mais s’il doit le faire, il le fera, parce qu’aujourd’hui il ne laissera pas la Camorra entre les mains d’un autre. Pas tant que Alcide ne sera pas revenu parmi eux. Personne n’y touchera. Il acquiesce de nouveau pour répondre à sa question, sans ne rien formuler de plus. L’entrevue touche à sa fin, ils le sentent tous les deux. Il se demande s’il devrait laisser tomber les barrières, peut-être en profiter pour amener la discussion sur un terrain plus risqué. Un terrain qu’ils ont pourtant besoin de fouler, ce n’est même pas d’un point de vue personnel, c’est pour la Camorra. Il doit savoir où elle en est, s’il peut compter sur elle, si… Aura a été formatée par la mafia. Elle ne la lâchera pas. Mais c’était lui qu’elle avait choisi, au final, lui qui l’avait déçue de la pire des façons. Est-ce sincère, tout cela ? Un effleurement de son esprit lui souffle que oui, mais le doute demeure. La culpabilité, surtout.

Il prend la liste, la plie en deux, puis encore en deux avant de la ranger dans la poche intérieure de sa veste. « Je la surveillerai, » affirme-t-il d’un ton sérieux, simplement pour lui faire plaisir. Il ne comprend pas qu’elle ait une telle méfiance vis-à-vis de Sybille, mais souhaite que Aura fasse son travail sans être distraite par ces problèmes là. Il n’a pas encore réfléchi à ce qu’il fera pour la mère de son enfant. Il s’était promis de ne jamais briser cette confiance qui les lie, car elle en sait trop sur lui, suffisamment pour le briser si elle le voulait – et pourtant elle n’en a rien fait.

Il se lève de sa chaise, Aura récupère ses documents. C’est formel, Augustin s’attendrait presque à devoir lui serrer la main. Ils n’en font rien, le Don intérimaire adresse simplement un signe de tête à sa sous-boss. « Très bien, on se revoit ce soir. » Merci d’être venue, pourrait-il rajouter, mais c’est superflu. C’est encore trop chaleureux. Trop difficile à prononcer.

Elle s’en va alors, la porte claque derrière elle, et Augustin se retrouve seul. Un soupir, il reprend la feuille entre ses doigts, les yeux glissent sur le nom de Sybille, soucieux. Les doigts remettent la liste dans la poche tandis qu’il lève le regard vers la porte où quelqu’un toque. Pas de répit, la journée sera bien remplie.