Absence. Douleur. Deuil. Souvenirs qui pulsent dans ses veines, dans ses nerfs, dans ses tempes. On dit que la musique adoucit les mœurs, alors elle a invité Ned à la répétition de l'orchestre, comme pour chasser leurs démons communs. Dans quelques jours, ils mettront leur Reine en terre. Pour l'heure, ils sont sur le toit de l'opéra. Sous leurs yeux, dansent les lumières nocturnes de la ville endormie. Elle fume, cheveux épars. Elle ne veut pas rentrer. Romàn est de garde ce soir, elle sera seule. « Tu veux bien rester avec moi, ce soir ? », elle implore, incertaine.

Dans la tempête de l'orchestre qui se déchaîne, dans les notes qui volent, c'est le coeur trop lourd qui peine à s'envoler. Les souvenirs s'enchaînent. Au diable les morts, au diable les corps encore chauds. La dernière note résonne encore dans mes tympans alors que c'est le bruit de la ville qui berce nos oreilles. Sur le toit, sa clope au bout des lèvres, je la lui dérobe, regard badin. J'arque un sourcil à sa question, le visage bien plus détendu que le sien. « Rester ? » Je penche la tête. « J'sais que t'aimes bien l'moment mais tout a une fin. »

(108 mots)

Coup dans l’eau. Il a beau lui dérober sa cigarette, il n’accède pas à sa requête. Du moins pas directement. Elle a appris avec le temps : à certaines occasions, il faut savoir expliciter les gestes, les demandes, les regards. Accoudée au parapet, elle inspire longuement, l’air frais lui cinglant le visage et faisant s’emmêler ses cheveux. Tout a une fin, dit-il. Le début de la semaine leur a montré cela avec cruauté. Prunelles vers l’horizon, elle confesse : « Je sais. On va se prendre les gros nuages là-bas… Mais ça me calme d’être là. » Hésite. Ajoute : « Avec toi. »

Lettre morte aux oreilles puériles, la demande se heurte à la digue, solide. Mais Sinead sait parler le seul langage que je maîtrise, elle l'érudite. La cigarette se consume, doux poison. Cruauté de miel, je me détourne vers les nuages qui s'amoncellent. Sinead sait, Sinead s'en doute. Et j'ignorais si c'était le début ou l'oeil du cyclone. « J'couvre tes miches, Sin. » Hier, aujourd'hui, demain et les jours à venir. Lentement, je m'approche. Désinvolte, je m'accoude à mon tour, frôle sans jamais gâcher l'oeuvre, vise la partie citée pour retomber sur ses prunelles. « Moi aussi. » Confession lâchée, joues roses, blâmant le vent.

(112 mots)

Si on ne lui a pas encore demandé ce qu’elle faisait le soir du réveillon, ça ne tardera pas. Certitude néanmoins : quelles que soient les accusations, ils y feront face, ensemble. Présence rassurante à ses côtés, odeur du tabac et palabres inattendues, le tout porté par le vent. Œillade soudainement oblique, elle le dévisage, cherche la blague là où elle-même se livrait sans masque. Les billes s’ancrent dans celles du voisin, descendent vers la bouche du Sénéchal, mais elle s’empare de la cigarette pour tirer dessus, histoire d’occuper ses lèvres. L’autre main caresse tendrement la joue du brun, mais par réflexe stupide, Sinead se dissimule : « T’emballes pas, hein. »

Les regards accusateurs qui se font de plus en plus lourds, il y a des maux qu'on peine à dissimuler. Foutu jeu d'apparence, l'étiquette se fait plus légère sous ses boucles rousses. Qui attaquent, qui s'emparent et conquièrent. Le bâton de cigarette, premier otage. Consommé, consumé, j'affiche une moue boudeuse, puis mutine. « J'savais pas qu'tu pensais à haute voix, Sinead. Promis, j'le répèterai pas. » Je me penche vers elle, récupère l'otage et paie la rançon. Baiser au gré du vent, où seuls les nuages en sont témoins.

(96 mots)

A quoi servent les faux semblants s'il sait les percer ? Elle s'achetait du répit avec le tube de tabac mais tombe dans un autre piège. Dépossédée de la cigarette bouclier, elle cède aux avances, sans vraiment savoir si les effusions sont sincères ou motivées par la situation catastrophique qui s'offre à eux. il raille, après tout. Qui sait si ses lèvres ne sont pas une plaisanterie, cruelle parce que faisant si précisément mouche ?
Rictus encore, rictus toujours, elle remonte sur scène et frôle ses lèvres : « Ça t'a plu, au fait ? » La musique, la répétition, le baiser, à lui d'interpréter.

Dangereux était ce goût de vie qui remplace les cendres. Dangereuse était l'instigatrice de faire renaître les flammes, là où la Mer s'était évertuée à régner en maîtresse solitaire. Aux nuages qui s'approchent et à la menace qui s'effondre, l'eau dévie des silhouettes et le brasier embrase les lèvres, encore, dans une valse infinie pour unique réponse. La main se crispe, emprisonne la cavalière sans permission. Et au son des gouttes qui s'abattent, c'est la mesure qui se bat, les pieds qui s'entraînent et les murmures pour notes.

(96 mots)

Fracas céleste qui s'abat en trombes sur leur duo, qui reste pourtant intouché. Elle ne s'en rend pas compte tout de suite, plus concentrée sur les lèvres qui se sont emparées des siennes que sur le déluge hors de leur bulle. Mains nouées autour de la nuque du géant, elle se hisse sur la pointe des pieds et se laisse porter par le moment, oubliant presque de respirer.

Lorsqu'elle ouvre les yeux et reprend son souffle, son museau s'éclaire d'une mine émerveillée, gamine époustouflée par le spectacle irréel, yeux rivés sur le dôme qui les sépare des gouttes. Toujours contre l'homme, elle murmure, impressionnée : « Wow. »

Intouchés, qui se croient intouchables, hors du temps et des crasses, hors du sang et de la disgrâce, je me confonds à nous penser maîtres, alors que nous n'étions que des pions. Eau dont je suis l'esclave, j'en préserve la divine, alors qu'elle noue l'étreinte, capturé par une nouvelle attraction. « C'est mieux qu'le parc aquatique, hein ? » Et les gouttes se forment en diverses formes, animales, des dauphins, et autres créatures, dans un ballet à la mesure libre. Le spectacle cesse lorsque je prends sa main dans la mienne. « La nuit nous appartient, où tu veux aller ? » Clin d'oeil mutin, coup d'épaule badin, je me perds dans un geste de tendresse, renouant avec des goûts passés.

(124 mots - ton éloquence me laisse pantois )

L'esprit et le cœur sont ravis, l'un par le ballet des animaux aquatiques, l'autre par le prestidigitateur. Les billes bleu-vert descendent vers leurs mains liées, pour remonter vers l'hydrokinésiste qui accède enfin à sa requête, à lui offrir le monde pour la nuit. Un instant de réflexion, puis le sourire mutin étire ses lèvres alors qu'elle propose, en tout bien tout honneur, évidemment : « J'habite pas loin. »

(…)

Une fois entrés chez elle, elle annonce : « Pose-toi où tu veux, faut juste que je mette mon étui à sécher. » avant de s'éclipser. Hors de leurs silhouettes intouchées, la housse d'alto a pris l'eau. Et de la salle de bains, elle interroge : « Je sais plus, t'es déjà venu ici ? »

Cette nuit était nôtre, ni première ni dernière, à nous d'en faire un écho plus fort encore, pérenne pour les vies à venir, empreinte des vies passées. Son sourire mutin épouse le mien, les doigts se mêlent et c'est la course aux folies délicieuses de la nuit heureuse, car éphémère. Au milieu de l'appartement partagé, je reste planté, les pieds prenant racine. Et à sa question, je souris, face à Sinead dans sa spontanéité la plus naturelle. « Pas que j'me souvienne, non plus. » L'air badin gravé sur le visage, je la laisse à ses propres affaires, observant paisiblement la pluie qui s'abat sur la crasse d'Arcadia.

(113 mots)

Réponse négative de l'invité. Jamais venu. Antre préservée jusque là. Elle ressort de la salle de bains, alto et archer tenus d'une seule main, son manteau dans l'autre, et le trouve, là, planté entre le hall et le salon.
La main droite accroche le manteau au patère bancal, indique à l'ami de l'imiter. « Viens, je te fais visiter. » Et de jouer la maîtresse de maison, de le guider dans le grand quatre-pièces improbable. Ils ne vont pas loin, étape dans la cuisine où le carrelage près du lave-vaisselle a subi des coups. Elle n'explique rien, propose plutôt : « Tu veux boire quelque chose ? »