La nourriture a goût de cendre. Le soleil est devenu lugubre en pleine journée. Les entrailles, désormais vides de ce qui y vivait et s'y battait, se contractent comme pour oublier ce qui a été perdu. Les hanches rondes, les cheveux défaits, la brune se masse les seins douloureux, pleins de ce lait qui ne sera jamais tiré. Ses prunelles grises sont ternes, aveugles à ce monde qu'elle trouvait autrefois si beau. Assise contre un arbre du jardin, le linceul serré par ses doigts tremblants, la presque-mère dépérit. Elle n'a pas prononcé un seul mot depuis…

Au loin, il y a la rive. Au loin, il y a l'épouse. Si proche, bien plus proche que ces derniers mois. Je pouvais en humer les effluves, transcendants les embruns, dans une inertie aussi désinvolte qu'envoûtante. Je l'imagine, je la veux, je la désire. Elle la femme, elle qui réduit la Mer à une vulgaire maîtresse. Courroux sous-estimé, courroux défié, voici la promise contre un arbre. Tissu qui lui pèse et qui tire ses traits. Mais je l'ignore encore. Sirène éplorée, échouée et le corsaire qui peine à la retrouver. Parce que les flots s'élèvent. Muraille d'écumes qui se fait violence, laisse-moi la retrouver.

(115 mots)

Les billes sans éclat suivent une mouette qui ne peut se jouer des éléments et lutte contre un vent venu des terres. Comme elle, Nemhain, terrassée par le sort. Elle qui règne sur les champs de bataille n’a su assurer la victoire de la vie sur la mort. Les joues humides de larmes, gorge serrée, elle couve d’un regard perdu un petit tumulus, à quelques pas, en bord de falaise. Il lui a fallu une force mentale colossale qu’elle ne savait pas détenir pour ne pas se jeter dans les flots alors qu’elle creusait la tombe.

Une voile au loin.
Aurait-ce été plus simple s’il avait été présent ?
Arrivera-t-elle à articuler l’impensable ?

Reine dépouillée de ses biens les plus précieux, jusqu'au fruit de ses entrailles, le myocarde se resserre, comme si au fond, je me doutais. Surface effleurée, côtes qui se dessinent, amarrage qui tarde et qui jamais ne vient. Mais au bord de la falaise, je la vois qu'elle vacille, la déesse. Ses traits se dessinent et se gravent. Quelque chose de grave est arrivé. Porté par les flots, au diable les hommes, l'eau m'offre à la promise au sommet de sa tour d'ivoire. Le linceul, la main se tend et s'en empare. Les hanches arrondies, son corps crie sa vérité. Les doigts calleux caressent sa joue dans un sourire navré.

(118 mots)

La houle le porte jusqu’au sommet de la falaise, mais la magie n'étonne guère sa compagne. Le cœur comprimé d’avoir trop souffert, les yeux brillent dès lors qu’elle se relève et s’approche de l’aimé, du trahi, du privé d'héritier. Elle lâche le tissu, abandonne à l'époux la preuve de son méfait, de son échec. Les yeux se ferment un instant au contact rêche de la main du marin, et les larmes coulent alors qu’elle pensait s'être complètement desséchée. Les lèvres s’entrouvrent, sans doute pour demander pardon, elle les humecte et articule péniblement, enrouée de n’avoir parlé pendant trois jours déjà : « C’était un garçon. »

Lorsque la preuve est donnée, bien vite, la sentence ne tarde pas à être prononcée par ses lèvres closes, mais des yeux qui crient leur peine. Langage que je saisis, les doigts calleux s'emparent du linceul. Lèvres qui s'articulent, sonné un instant. Garçon. Alors que l'être se déchire, les lippes s'étirent offrant un maigre réconfort. Conte de fées qui se termine au mariage, l'histoire menace de se terminer avant que le linceul ne lui soit rendu. Là où la mort est traître, l'amour est maître. Mais le silence ne parvient à libérer ses chaînes. L'eau me pose au sol, et lentement, j'entreprends d'enterrer le linge.

(116 mots)

Doucement, lentement, l'époux la dépossède du linceul, puis se détourne pour le recouvrir de glaise.

Elle ne sait pas ce qu'elle attendait. Si elle attendait quelque chose, même. Trois jours déjà pour se faire à l'idée qu'elle ne sera pas mère, pas cette fois. Et si l'amour reste maître, elle n'en perçoit rien. Peut-être que le voir hurler, comme elle-même l'a fait avant le mutisme, l'aurait rassurée, car elle prend la glace silencieuse pour un foyer de haine nouvelle et glaciale, une accusation sourde. La culpabilité essuie ses larmes, fuit le combat pour rentrer dans cette maison désertée par la joie.

Privée de son deuil, la promise s'échappe et se détourne du réconfort froid, calleux, que j'ai à lui offrir. Le seul qui se confond dans sa culpabilité, devenant la mienne. De ne pas avoir été là, de l'avoir laissée, elle, d'être reparti dans les bras de la maîtresse, délaissant l'épouse. Et tandis que je m'élance, les fils se resserrent, l'affranchi retrouve ses chaînes. Et je lutte. La gorge enserrée, le genou à terre, et le bassin maîtrisé, je lutte. Quitte à ramper, pour la retrouver et l'emprisonner dans mes bras captifs. Hurlement au vent, c'est le myocarde qui crie à tout rompre.

(111 mots)

Dos au mur, mains sur la bouche, elle étouffe ses sanglots à défaut de s'étouffer elle-même. Comme un écho, le rugissement rauque de l'époux lui parvient, porté par le vent, décuplé par la peine. Bras croisés contre la poitrine, elle hésite, ignorant la lutte qu'il mène au dehors. La mine sombre, la Guerre s'arme, craignant le courroux d'un père dépossédé, retourné contre l'épouse éplorée.

Elle inspire et ose enfin revenir sur le perron, pour être frappée de stupeur par la scène. La lame tombe au sol quand elle s'avance pour enserrer le déchu contre son cœur et laisser les larmes couler de nouveau.

Alors que la Mer renforce son lien, marque à la force des torrents l'épiderme qui devient aussi bleu que ses entrailles abyssales. Les cris ne s'étouffent pas, et attirent la promise, mais c'est la Guerre qui s'approche, armée et prête à brandir le coup létal. Ainsi, les deux maîtresses s'étaient parées pour la bataille dont je refusais d'être le champ. Mais c'est Erin qui triomphe, et la Mer se retire. Les larmes refusent de perler, puis une me trahit. Deux, et trois. Valse à mille pleurs qui s'écrasent sur l'épouse, et c'est le poids de la culpabilité qui m'accable. Les dextres s'agrippent, marquent à leur tour la peau laiteuse pour mieux l'accueillir et ne plus jamais la voir partir.

(132 mots - oups )