Downtown, le centre névralgique de la ville d’Arcadia ; sa mairie, lieu où tous se croisent pour un quelconque document. La patience est précieuse, difficile pour le jeune homme lorsqu’il attendait les divers documents lui permettant de vivre aux Etats-Unis. Son commissariat et le plus grand hôpital se retrouvent également ici. La plupart des habitants se croisent, le temps est compté. Ils ne peuvent se permettre de flâner entre ces rues, chaque minute représente de l’argent à gagner. Lionel ne fait pas exception à la règle ; il possède un petit portefeuille qu’il doit augmenter, agrandir son cercle de relations afin d’accroître sa notoriété. Devenir l’acheteur d’œuvres d’arts vers qui l’on se tourne, lorsque la décision d’investir dans le milieu artistique naît dans l’esprit de l’un de ces américains fortunés. La démarche de se retrouver dans les rues de ce quartier est réfléchie. Un instant il s’arrête, admire. Le cabinet d’avocats Gates & Sciarra. Même sans les connaître, leurs noms ne lui sont pas inconnus. Quelques clients les ont mentionnés, ils pourraient également entrer dans son carnet d’adresse. Il devrait prendre contact avec eux, peut-être qu’ils souhaiteraient investir également ; décorer ces murs offrant la défense juridique. Son esprit se perd, rapidement remis en place ; la tête se secoue, la marche reprend. Les yeux se perdent sur les plaques descriptives de ces travailleurs aux honoraires envieux, les noms d’entreprises ornant les façades de ces immeubles caressant le ciel de leurs toits.

Tragique événement. ça va faire badaboum ! Pensée d’un autre survenant dans son esprit. Un soupire s’expulse de tout son être. Se taire, Lionel lui ordonne de se taire. Créature partageant son corps, sournoiserie ressentie lorsque la voix se fait entendre. Il est le seul à la percevoir. Un dégoût total pour cet autre auquel il ne peut s’échapper. La tragédie surviendra, qu’il le veuille ou non. Il ne le contrôle pas, ils ne se contrôlent pas. Deux protagonistes partageant une même enveloppe dont Lionel, seul, en a la manipulation physique. Le ressenti est déplaisant tandis qu’il attend face à ce passage pour piéton, vêtu d’un ensemble ordinaire ; jeans levis noir, pull en laine à grosses mailles caché sous cette veste simple noire, agrémentée d’une large écharpe également en laine rouge, rappelant la couleur de ces converses. Le feu ne devrait pas tarder à se modifier, ils pourront traverser en toute sécurité. Si seulement cette saleté de manipulateur de probabilités, soi-disant chance, n’était pas présent. Il le sait, ce désagréable présentiment grandit. Ses yeux se ferment, il ne veut pas voir ça. « Arrête ça tout de suite ! » Une pensée audible, la voix dépassant l’esprit. Elle lui est réservée. Leprechaun.

Un instant suffit. La chance a tourné, pour l’une de ces personnes. L’échange équivalent a parlé ; rien n’est offert sans contrepartie. Cette créature ne souhaite pas se retrouver au centre d’un tourbillon d’événements malchanceux, et de ce fait elle n’offre rien sans rien. Le karma, la destinée, appeler ça comme vous le souhaitez. Elle a été sauvée, cette jolie blonde qui traverse tandis que les dernières secondes s’écoulent, bientôt elle devra regagner le trottoir. Rouge automobiliste, vert piéton. La vitesse du véhicule était élevée, il n’aurait su l’éviter. Et pourtant, avant que le choc ne se produise, il a dévié sur la terrasse de ce café fort heureusement peu fréquentée au vu de la saison hivernale.  Le bruit fracassant le fit grimacer. Quelques secondes de silences s’installèrent après l’impact, suivi d’hurlement. Les pas rapides résonnèrent sur le sol. Les yeux de la créature s’ouvrirent, se posant sur cette femme au centre de la route. La réaction se produit, Lionel s’avance à toute allure vers elle. « Inconsciente ! Regardez avant de traverser ! Idiote ! » L’impulsivité, l’action prônant sur le raisonnement. Un instant suffit pour lui attraper le bras, l’attirant sur le trottoir. Un demi-tour, il lui fait face. Elle n’est pas en tort, la peur a pris la dessus. « Vous allez bien ? » Le ton s’est adoucit, le regard se pose le trottoir opposé. Le véhicule se trouve entre toutes ces chaises, toutes ces tables ornant la terrasse. Le parebrise s’est volatilisé, le corps du conducteur gît sur le sol entre les débris. Les nombreux curieux arrivent, plusieurs téléphones sont sortis. Certains filment, d’autres appellent, avec à l’autre bout ce qui doit être soit la police soit l’hôpital. Deux autres corps se retrouvent là, vivants ou morts ? Il ne peut le dire. Inconscient, c’est certain. « Lui par-contre, je suppose qu’il ne pourra plus jamais aller bien… » Dit-il, tandis qu’il regarde la scène.

Elle était perdue dans ses pensées la juge, à comprendre que sa vie telle qu’elle la connaissait jusqu’à présent allait se terminer. C’était effrayant le changement, cependant, il fallait bien cela pour s’en sortir, pour enfin passer à autre chose. Même si c’était dangereux, et elle s’en rendait compte à présent. Ca se ferait dans le sang, dans les larmes, et si elle se faisait rattraper… Elle n’aurait plus à s’en soucier en réalité. C’était la mort qui l’attendait en prenant la fuite, la torture s’ils souhaitaient la récupérer. Non, ce serait trop dangereux pour eux. Si elle avait décidé de s’enfuir une première fois, qu’est-ce qui l’empêcherait de le faire une seconde fois ? Questionnement de la future fugueuse, celle qui avait prévu de prendre les jambes à son cou sous peu. Quelques jours, mais tout n’était qu’une question de timing, d’opportunité, ainsi qu’une bonne dose de chance. En effet, elle n’avait même pas besoin d’avoir tout planifié, de savoir qui allait être où et à quelle heure. Ce qui importait, c’était de prier pour ne pas se prendre une balle perdue, ou un pouvoir dans la gueule. Elle aurait à peine le temps de retirer de l’argent, d’abandonner carte et affaires, appartement et sécurité, avant la grande plongée dans le vide.

Les pas la menaient vers le cœur de la ville, seule une promenade pouvant être bénéfique contre le stress et le myocarde affolé. C’était profiter des dernières secondes de sérénité, avant que sa tête soit mise à prix. Danger dont elle avait conscience, qu’une part d’elle avait fini par accepter. En restant à la Camorra, elle ne s’en sortirait pas. La haine et le dégoût resteraient, tout comme la peur, écrasant la carcasse sous l’indécision. Elle finirait par dépérir Nesryn, s’écroulant inlassablement sous les coups. Ca faisait des années qu’elle perdait espoir, s’invitant un peu plus chaque jour dans le chaos et le macabre. Les pupilles n’exprimaient plus aucune joie, et chaque pas manquait de la faire chuter. On l’avait abandonnée et elle avait trop fait confiance. N’était-ce pas ce qui l’avait fait finir dans cette situation, la confiance ? mais elle ne pouvait pas vivre éloignée de tous la suédoise. Le besoin d’être reconnue, d’être appréciée, dans le regard des autres était même plus important que sa survie… Parce qu’elle ne voulait plus n’être personne. Et pourtant, même Dieu l’avait abandonnée, celle qui découvrait les fautes de chacun…

Elle ne faisait pas attention, comme à son habitude. Le feu vert pour elle, elle entreprit la traverser vers le trottoir d’en face, décidant qu’un chocolat chaud serait plus qu’intéressant dans sa situation, et dans la fraîcheur de ce mois de Janvier. Normalement, tout aurait dû bien se passer. Normalement, elle n’était pas en tort. Alors pourquoi Diable entendait-elle une accélération ? Les yeux se relevèrent un instant avant ce qui aurait dû être la collision, alors qu’elle-même cherchait à rejoindre le trottoir salvateur, la peur laissant un goût amer sur la langue. S’il fallait qu’elle meure avant même de se débarrasser de ses chaînes… C’est triste.

Et la voiture disparut. Bon, pas littéralement, elle alla juste s’encastrer dans une terrasse sans personne. Sous le choc, Nesryn s’immobilisa au milieu du passage piéton, avant de se faire ramener sur le trottoir par un homme. Bégaiements sur le bout des lèvres, face à la réaction de l’autre. « Je… Ce n’est pas ma faute. » L’accusait-il ? Les dents se serrèrent un instant, le regard semblait s’affiner, avant que l’humaine ne s’arrête. Utiliser son pouvoir de la sorte était inutile. Et puis, elle ne saurait pas quand s’arrêter… Les pupilles s’accrochèrent au sol, jusqu’à la question. « Ca peut aller… j’avais oublié qu’on pouvait se faire tuer à n’importe quel moment dans cette ville. » Et l’anglais se teinta d’un accent plus guttural, suédois qui n’était jamais loin quand le stress montait d’un coup. Profonde inspiration, pour arriver à se détendre, à calme le corps tremblant. « Merci… De m’avoir mise à l’abri de ce chauffeur. » Avant d’y repenser, d’y réfléchir. Regard vers la voiture encastrée dans un mur, dans une devanture, alors que les gens s’attardaient autour. Il n’y avait qu’eux qui ne bougeaient guère. Et elle s’en moquait bien. Et la voix baissa d’un cran, quand elle se rendit compte qu’elle aurait dû être emportée, que le conducteur n’aurait pas dû se décaler de la sorte… « C’est vous qui êtes derrière tout ça ? » Puissance d’un don qui dépassait la juge et son talent, de très loin.