De la lumière à l’obscurité.
De la chaleur au froid.
Du jour à la nuit.
De la vie à la mort.

Commémorer les morts, toute la journée, Lio s’y était attelé. De loin, dans l’ombre, car il ne s’était toujours pas particulièrement bien intégré, peut-être ne parlait-il pas assez.
Mais, surtout, car il ne voulait pas que la Brume n’apparaisse.
Car c’est ce dont il s’agissait ; commémorer les morts, les souvenirs, l’anxiété et la nostalgie. Alchimie étrange dans cette fumée blanche, elle rappelait les histoires passées avec les défunts, emplissait de tristesse et d’apathie, de deuil et de colère. Il ne savait pas exactement comme elle apparaissait, cette Brume maudite, alors il préférait éviter le contact des autres dieux, des autres vivants, pour qu’ils puissent se reccueillir en paix, sans que les morts ne viennent les hanter.
De son côté, Lio s’était écharpé de ténèbres et de ses propres souvenirs, de ses propres funérailles, souvent sans rituel. Les fosses communes ou les morts juste décomptés, juste brûlés, sans que l’on ne leur offre un sacerdoce mortuaire, un chiffre dans le journal, une âme en moins. Aujourd’hui, c’était pour eux que Lio avait fermé ses yeux, pour eux que Lio avait prié.
Pour ne pas les voir quand le Brouillard arrivera.
Pour qu’ils soient en paix, à défaut d’être vivant.

Et puis les ténèbres étaient tombées.
La nuit.
Avec elles, des lanternes, des fanaux et des bougies, des étincelles de lumière pour chasser l’envahisseur nocturne, des flammèches scintillantes pour punir le froid mordant. De la musique pour voiler les pleurs, des chants pour apaiser les mœurs. Implorer la joie, prier le rire, dans les cascades d’alcool qui nettoient les âmes affligées et pansent les cœurs brisés.
Mais Lio, chaque jour, vivait dans les ténèbres ; il ne pouvait être protégé par la lumière, il ne pouvait être allégé de peine.

Alors il se taisait.
Alors il ne souriait.

Derrière les longues tables couvertes de papier blanc, où trônaient des saladiers emplis de chips et de dips, derrière le comptoir où se dressaient les tireuses et les bouteilles, il demeurait, affable et silencieux. Encore engourdi par le deuil forcé, par les souvenirs des sourires des êtres aimés. Il versait de la bière à qui le désirait, donnait des verres de whisky à qui le demandait.
Et il attendait.
Que l’orage passe, que la foule faiblisse. Pour se reposer et fumer seul une cigarette, loin du bruit et des rires.
Que le temps défile, que la joie se lasse. Pour rentrer chez lui et tenter d’oublier, de s’oublier.
Car les gens tristes lui rappelaient qu’il devrait être heureux, en sécurité et dans cette nouvelle famille.
Car les gens heureux lui remémoraient tout ce qu’il avait perdu.

Durant une accalmie, il se versa quelques gouttes de bière au fond d’une choppe et y trempa ses lèvres tout en fixant la foule.
C’était les siens désormais. Mais il se sentait comme une goutte d’huile sur un lac placide.

La famille.
Le mot résonna en écho dans l’esprit de Lio.
La famille.
Il regarda l’homme planté devant lui, si frêle mais si souriant, insouciant, pétillant, loin d’avoir eu la même vie que lui. Loin d’être un semblable. Et sans le connaître, sans lui parler, considérait déjà la déité néophyte comme son frère, son jumeau, son égal.
Comme sa famille.
Sa main se posa sur le verre de sa choppe, couverte de buée ; le froid alors traversa sa paume, son épiderme ; le frimas de la boisson se propagea sur sa peau, ses bras nus, et fit frémir sa chair, voilant l’expression de ses émotions dans ses muscles.
Le froid l’avait fait frisonner, et non ce mot.
La famille.
L’objet de verre avait contracté ses muscles, et non ses émotions soudaines et inconnues, si convoitées pourtant, si priées des nuits durant.
Ouais, cracha-t-il.
Un seul mot sortit d’entre ses lèvres avant qu’elles ne viennent goûter de nouveau à la bière, pour faire couler la pilule, pour avaler la nouvelle.
Nul sourire.
Nul autre mot.
Seulement les pensées qui défilaient, les images qui se broyaient et se mélangeaient dans son esprit épuisé. Les souvenirs lointain des quelques familles vues, croisées, espérées puis détestées. Jamais il n’avait eu une famille aussi longtemps, était-ce pour cela qu’il conservait son mutisme, son effroi du lien envers autrui ? Jamais une mère ne l’avait embrassé deux fois, jamais une sœur lui avait souri ; si ce n’est à l’orphelinat, cette maison aux courants d’air si fréquents, aux murs fins et aux enfants défilants. Il l’avait fui, cette pension maudite, car elle était les premières chaînes qui emprisonnaient sa joie, son euphorie, elle perpétuait le reflet de l’enfant maudit, stupide et traumatisé.
Du fou.
Du psychopathe.
De celui dont il faut se méfier.
Néanmoins ici on ne le regardait ainsi, seulement comme le type qui distribue de la bière, qui certes ne rigole que peu,  mais sur qui on pouvait compter. Qu’on acceptait tel qu’il était.
Alors, après sa gorgée, d’autres sons s’extirpèrent de sa bouche.

Quelques mois.

Et une troisième fois son godet vint effleurer ses lippes, les couvrants de mousse que sa langue puis le dos de son pouce essuyèrent.  
Interrompant le long échange entre les deux hommes, un duo féminin s’approcha du comptoir, ce qui sembla des plus normal pour Lio, étant donné que les personnes ici présentes venaient pour picoler et oublier.
Fêter, en des mots plus courtois.
Il posa son récipient derrière le comptoir, pour le masquer des regards curieux et éviter qu’un être trop alcoolisé le lui emprunte, et balaya du regard la jeune femme et la dame l’accompagnant. Cette dernière, qui avait l’âge d’être sa mère, plantait ses iris dans la stature de Lio. Il lui répondit en soutenant ses prunelles, il l'avait toujours fait avec ses mères, avant qu'elles ne le batte, qu'elle ne le jette et qu'elle l'abandonne, de nouveau.
Vous buvez quoi ?
Sans chaleur dans les mots, comme si la bière avalée avait glacé ses cordes vocales et métamorphosé son phrasé en fronde lançant des galets cachés dans la neige. Cachés sous le zinc, ses doigts pianotèrent  sur l’acier de la tireuse, ponctuant sa question d’une impatience marquée du bout de ses ongles. Et ses yeux imperturbables demeurèrent cloutés sur la silhouette à la chevelure flamboyante, feignant d’attendre une réponse. Lentement, comme un carnassier, ses lèvres s’étirèrent. Pour former un sourire, ou pour montrer les dents. Nulle animosité dans ce geste, nulle affection pourtant.
Réflexe canin de l’homme qui doit se défendre de toute approche humaine.
S’il le pouvait, comme un animal blessé que l’on approche, il grognerait.