Un éclat de rire cynique et dépourvu de la moindre joie restait encore accroché à ses lèvres alors qu'il se détournait de la scène du crime. Un crime ouais, si l'on en croyait des dires de cette folle furieuse qui lui reprochait rien de moins qu'une tentative de meurtre. Tout ça parce qu'il l'avait un peu frôlée avec sa bagnole, en venant au bureau le matin même. Les embouteillages le lassaient. Autour dire qu'ils ne manquaient pas dans le centre-ville où Piotr avait installé les tous nouveaux locaux de la grande entreprise familiale dont les affaires prenaient déjà un très bel envol. Aménagés sur un étage complet, dans l'un des luxueux buildings du quartier, ils avaient été décoré par les meilleurs architectes d'intérieur. Piotr soignait l'image de marque de la ligne. Pourtant, même si l'immeuble possédait un parking assez grand dans les sous-sols, leur accès était régulièrement obstrués par une longue file d'attente, due à des travaux dans la rue adjacente. Pour ne pas perdre son temps, Piotr s'était donc débrouillé autrement et c'était ainsi qu'il s'était retrouvé dans une situation complètement ridicule, à se faire insulter de tous les noms par la propriétaire de l'immeuble voisin. Quoi, il faisait tout pour la tuer ? Cette mégère y allait un peu fort.

- Voyez cela avec mon avocat.

Cette phrase sonnait délicieusement à ses oreilles et lui permettait de mettre un terme à des débats trop ennuyeux. Un coup de fil à ce bon vieux Alcaraz et il gérerait le problème, ce qui épargnerait aux oreilles du Russe de subir plus longtemps les plaintes de l'autre drama-queen. Piotr se foutait de tout avec une violence des plus crasses et il n'en avait même pas honte. Quelque part, il se sentait presque satisfait de contempler l'énervement de sa sois-disant victime, pendant qu'il restait lui-même imperturbable. Il avait choisi Ismaël comme avocat à peu près au début de son installation en ville. Le monde des affaires étant essentiellement peuplé de requins, il avait effectivement été nécessaire de s'entourer de professionnels compétents. Plusieurs procès l'opposaient à des entreprises concurrentes dont il avait débauché les employés. D'autre part, Piotr avait également recruté un directeur commercial en allant l'interviewer directement en prison, où le mec faisait un séjour pour fraude fiscale. Ismaël l'avait aidé à le faire sortir plus rapidement. Aujourd'hui, si Piotr faisait toujours appel à son avocat pour son entreprise, il lui arrivait aussi très souvent de l'appeler également pour des problèmes personnels mineurs. Bizarrement, ils avaient l'air de méchamment se succéder.

- C'est typiquement américain de porter plainte pour un oui ou un non ? Vous avez des coutumes étranges.

Tandis qu'Ismaël venait vers lui, ayant terminé de calmer la plaignante, Piotr lui offrit une moue incertaine. Cela faisait à peine six mois qu'il avait quitté la Russie et il avait arrêté de faire le compte de tous les procès qu'on lui avait déjà collé sur le dos. Clairement, il en avait un bon paquet. Il savait évidemment qu'il aurait besoin d'un temps d'adaptation à cette nouvelle culture et à vrai dire, l'ambiance de la Russie lui manquait cruellement. Ses habitudes, ses repères, son rythme de vie, tout avait été bouleversé depuis qu'il avait tourné le dos à Saint-Petersbourg. Au moins, il maîtrisait la langue et nulle trace d'accent slave ne s'entendait dans ses intonations, qui ressemblaient davantage à celle d'un anglais, fraîchement débarqué de Londres. Piotr avait étudié la langue de Shakespeare, pas celle des bouseux.

- Tu lui as dit qu'elle n'avait aucune raison de rester plantée devant moi, j'espère ? Si je l'ai effleurée, c'est entièrement sa faute, on est d'accord.

Quelle idée de nettoyer ses vitres, juste au moment où il passait avec sa bagnole. Certes, il roulait sur le trottoir. Quand il avait heurté son échelle, il ne s'était pourtant pas attendu à voir sa voisine atterrir sur son capot. Peut-être qu'il roulait un peu vite. Il l'avait tractée quelques mètres, avant de se décider à s'arrêter. Mais quoi ? Elle n'avait rien eu, non ? C'était plutôt à lui de se plaindre, sachant que cette foutue échelle avait griffé sa caisse. Et ce bleu outremer métallisé était une couleur très difficile à retrouver et donc assez cher. A voir si Ismaël serait assez bon comme avocat pour retourner les choses en sa faveur.

Codage par Magma.

Piotr inclina la tête, royal, en guise d'accueil aux commentaires chaleureusement ironiques de son avocat. Les américaines étaient a peu près toutes hystériques à ce qu'il avait pu constater. Même Ismaël avait dû batailler pour faire entendre raison à cette mégère, à ce qu'il avait pu voir. Non pas qu'il ait prêté attention à leur discussion : à partir du moment où il chargeait son avocat d'une affaire, il s'en lavait les mains, c'était plus son problème. Piotr se passait toujours très bien de se remettre en question et lui inspirer des remords aurait été miraculeux. Ainsi, il répondit sur le même ton aux faux remerciements d’Ismaël, feignant de ne pas percevoir les reproches sous-entendus.

- Je t'en prie. Je suis ravi qu'elle te plaise, je sais que tu les aimes bien en chair. On dirait Fiona dans Shrek. Sauf qu'elle parle comme l'âne.

Que le Russe, d'aspect si sévère, fasse des références aux dessins-animés pouvait paraître totalement décalé. Néanmoins, quand on souffrait d'insomnies chroniques, c'était plus délassant de s'abrutir en regardant des films d'animations plutôt que des émissions sur la pêche. Au moins, en les regardant en version originale, il avait gagné du vocabulaire. Mais si la distinction de son accent anglais s'agrémentait d'expressions typiquement américaines, lui permettant de mieux s’intégrer à Arcadia, il ne maîtrisait cependant pas toujours toutes les coutumes du coin. Certes, les piétons avaient la fâcheuse manie d'encombrer les trottoirs dans tous les pays, mais là n'était pas la question. Il balaya d'un haussement d'épaule les sarcasmes d’Ismaël avant d'écouter la suite. Une moue passablement scandalisée se forma sur ses lèvres, à la dernière phrase de son bougre d'avocat.

- Moche ? Heureusement que je ne dois pas compter sur tes conseils en esthétique. Je te défie de trouver une voiture de la même teinte dans tout le continent, le créateur la conçue exprès pour moi, c'est un modèle unique ! La couleur change selon la manière dont le soleil s'y reflète, c'est un bijou cette bagnole. Enfin. Je me demande pourquoi j'essaie d'éveiller le sens artistique d'un ogre. Et donc, toute cette conversation n'a eu comme résultat que de me faire sortir le chéquier ? Tu t'es royalement fait manipuler...

Piotr se pinça les lèvres, les sourcils froncés. Comment pouvait-il trouver que cette couleur était moche, franchement ? Le regard tourné vers sa voiture, il soupira légèrement avant de dodeliner de la tête. Au moins, il ne risquait plus d'être ennuyé avec cette histoire et au final, c'était tout de même tout ce qui l'intéressait. Retournant son attention sur le paquet de cigarettes offert, il consentit à en accepter une avant de relever les yeux vers le gentil et merveilleux avocat en question. Un léger rictus étira le coin de ses lèvres. En vérité, payer n'était pas du tout un problème pour lui et il ne râlait que pour la forme. Outre ses compétences professionnelles, la compagnie d’Ismaël lui était agréable, le gaillard l'amusait, lui et son sens de l'ironie toujours aussi vif.

- Promis, un jour je te composerai une ode de remerciement, que je viendrai chanter sous tes fenêtres avec ma lyre.

Il haussa les sourcils, avant de coincer sa cigarette entre ses lèvres, pour mieux dénicher son chéquier et un stylo bille dans les poches de son manteau. Cherchant un support, il fit signe à son cher avocat de se retourner, sa cigarette oscillant au rythme de ses mots.

- Tu me prêteras bien ton dos, dans ton infinie gentillesse. Je vais lui faire son foutu chèque tout de suite.

Joignant le geste à la parole, il utilisa Ismaël en guise de bureau pour s'y appuyer et griffonner un montant qui lui semblait raisonnable, en prenant son temps. Quitte à profiter d'un avocat, autant savourer tous ses usages. Une fois la chose faite, il lui remis le chèque avant de s'occuper enfin de s'allumer sa cigarette et d'en tirer une bouffée cynique.

- Bon. Cette histoire m'a gâché le début de soirée. Une cigarette ne suffira pas à sauver mon humeur, j'en ai bien peur.

Son regard sombre dévia vers sa malheureuse voiture balafrée. Il souffrait sans doute davantage de la voir ainsi que s'il s'était lui-même pris un coup de couteau. Dans la misère si lugubre de son existence, poser les yeux sur de belles choses avaient au moins le mérite de distraire un tant soit peu son esprit torturé. Un plaisir bien dérisoire mais on se raccrochait à ce qu'on pouvait. Chienne de vie. Il retourna une œillade sarcastique vers son avocat.

- Il faut que je tue quelqu'un pour que tu m'accompagnes boire un verre ?

Auquel cas, ça pouvait toujours s'arranger, vu son humeur.

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