« Oublie-le. » Une voix féminine, claire et chantante, écho d'un passé antique fièrement accroché à ses racines, voguait librement dans son esprit perturbé. Comme un appel au calme, à l'apaisement, cette douce mélodie venait envahir son être, exprimée par celle qui partageait son corps depuis ses seize ans. « Non, je n'arrive pas à le faire. » Impossible, elle le savait bien. Parler, pour que seule cette petite voix dans sa tête ne l'entende. Abi n'était pas folle, non. Elle était habitée. « Il n'en vaut pas la peine, il ne t'a même pas regardé. » Une évidence, presque une certitude. « Tu n'en sais rien. Je sens qu'on est lié, tu ne peux pas comprendre. » Comme guidée par son instinct, la jeune femme sentait que cette rencontre n'était pas anodine. Elle ne pouvait le laisser partir, disparaître aussi facilement comme un vague souvenir. Moustache frémissante, yeux d'encre, mine renfrognée terriblement séduisante, carrure d’athlète, la nymphe avait été férocement attirée par cet inconnu qu'elle avait croisé dans la rue. Tentative d'approche avortée, alors que ce dernier l'avait tout simplement contourné sans lui accorder une fraction de seconde de son attention. Un choc. Une première.
Elle l'avait suivi, dans ce dédale de ruelles obscures, slalomant entre les ombres maléfiques et gardant en tête cet objectif fou. Une poursuite, ahurissante, entamée par celle qui sentait ses viscères se serrer à la simple pensée de pouvoir le revoir, le toucher. Stalker. Ce n'était pas une habitude, clairement pas. Abigael n'avait jamais eu besoin d'insister pour obtenir ce qu'elle voulait. Gamine pourrie gâtée pour certains, femme d'ambition pour d'autres, la jeune herboriste sentait tout simple que quelque chose clochait. Ce n'était pas normal. Il avait été totalement hermétique à son aura de nymphe, une évidence qui avait du mal à passer pour celle qui avait toujours pu jouer de son succès auprès des gens. Passé la poursuite nocturne, la belle aux orbes hypnotiques s'était cachée derrière un pan de mur pour observer une étrange scène dans laquelle sa cible était impliquée. Carnage sanglant dans un cul-de-sac malpropre. Odeur d'hémoglobine qui venait agresser ses narines sensibles. Et puis ce bruit de chair que l'on déchire avec appétit, ces crocs rougis par la sève carmine qui s'échappait de ce corps sans vie. Une horreur. Un traumatisme. Elle avait fuit, très loin, après que son visage n'ait été découvert par la bête.
La peur aurait pu la paralyser, l'empêcher de poursuivre son but. Pourtant, la voilà qu'elle montait une à une les marches de cet escalier de secours qui longeait le mur de cet immeuble. Son immeuble. Il avait suffit de faire marcher ses contacts pour découvrir la planque, l'endroit où elle allait pouvoir en apprendre plus sur lui. Les traits angéliques encrés dans une expression de détermination, Abigael voyait apparaître un peu plus haut son objectif sous la forme d'une modeste fenêtre entrouverte. « Tu es folle. Tu ne sais pas ce qui peut se passer, il pourrait te tuer. » Lèvres scellées, pincées fermement pour retenir l'acidité de sa réponse. Alors qu'elle enjambait les dernières marches en fer de cette échelle branlante, la jeune brune s'accroupie à côté de la vitre pour observer l'intérieur en silence. Personne. Sans plus tarder, elle se faufila de manière agile à travers l'ouverture de la fenêtre et pénétra avec précaution dans ce qui semblait être le salon.
Un rapide tour du propriétaire suffit à lui faire ressentir la solitude du personnage. Décoration quasi inexistante. Couleurs éparses perdues dans un océan de teintes tristes. Aucune plante. Aucun animal de compagnie. A force de laisser la semelle humide de ses baskets fouler le plancher, la fouineuse découvrit enfin un visage sur une photo. Unique. Encadrée sobrement. Cette femme souriante, au doux visage encadré d'une chevelure dorée. Visiblement importante pour cet homme, car c'était la seule photo qu'elle avait pu voir dans cet appartement. Qui était-elle ? Pourquoi ne sentait-elle pas la présence d'une femme dans cet environnement ? Soudain, un bruit de clefs attira son attention. C'était lui. Abigael se hâta de traverser le couloir dans lequel elle se trouvait pour rejoindre le salon, s'installant presque nonchalamment sur le canapé. C'est avec un sourire ultrabright fixé sur ses lèvres pulpeuses qu'elle accueillit le propriétaire des lieux. « Bonjour ! » Tout était parfaitement normal. Enfin presque.
