Du bout du doigt, elle traçait des cercles dans le liquide rouge. Affalée sur la table, la blonde poussa un long soupir qui souleva tout son dos et la fit retomber sur le bois. Elle fit rouler sa tête sur son bras tendu vers le sang et poussa une sorte de geignement qui ne trouva aucune oreille dans laquelle se poser, hormis celle du mort. Elle eut beau pointer son doigt sale sur la joue froide, dessiner des cercles, de petits cœurs, de belles courbes tout le long de son visage, le mort ne bougea pas. Il ne protesta pas.
Il resta mort, muet, immobile, sans intérêt.
Aina roula encore, se balançant vers l’arrière jusqu’à ce que son dos échappe au dossier de son siège. La blonde émit un glapissement surpris et s’écrasa à terre. Même le bruit de se chute n’éveilla personne. Il n’y eut que son écho pour se perdre entre les murs de la vieille bâtisse, rebondir sans cesse, jusqu’à sombrer dans l’oubli. Au sol, Aina contempla le vieux plafond, les toiles d’araignées dans les coins, les taches noires qu’elle n’aurait pas dû voir dans l’obscurité. Une fois qu’elle les eut toutes comptées, retracé la carte imaginaire de ses propres constellations, elle n’eut d’autre choix que de s’avouer vaincue : elle se faisait profondément chier et rien dans la bâtisse ne pourrait y changer.
☼ Ça fait déjà un mois, dit-elle, en revenant poker les joues du macchabée.
J’ai le droit de sortir, maintenant. Ce n’est pas de ma faute, je suis obligée. Il ne peut pas me disputer. N’est-ce pas ?† Oui, évidemment, fit-elle, d’une voix grave, en faisant remuer la bouche du mort avec ses doigts.
☼ Parfait ! Allons-y !∞∞∞∞∞∞∞∞∞∞∞∞∞∞∞∞∞∞
☼ Bonjour ! Je cherche Rasmus ! ♀ Qui ?☼ Rasmus !♀ C’est un Scandinave ?
☼ Non, je ne crois pas.La vieille femme, devant elle, lui lança un drôle de regard et marmonna dans sa barbe quelque chose à propos du fait de lui faire perdre son temps, d’une blague de gamine, qu’elle ne devait plus avoir l’âge de faire ce genre de choses depuis longtemps. Aina ne comprit pas. La tête penchée sur le côté, elle papillonna des cils, haussa les épaules et tourna les talons.
Ça faisait déjà deux mois que la Oupyr n’avait pas eu de nouvelles de Rasmus. L’homme ne s’était pas présenté à la porte de la grosse villa depuis qu’il lui avait amené un jeune humain un peu puant, qui n’avait pas eu l’air de faire grand cas de son sort funeste. La chose s’était laissée choir sur un sofa et avait attendu que le temps passe, l’air absent. Aina se fichait bien de lui. Elle s’était abreuvée autant que possible et l’avait abandonné comme tous les autres, sans s’y intéresser. Le seul qui importait était Rasmus et les nouvelles qu’il traînait derrière lui. Peut-être l’avait-elle trop assommé de questions ? Peut-être avait-elle trop insisté pour qu’il joue avec elle ? Peut-être ne lui avait-elle pas laissé le repos qu’il méritait ? Peu importait, au final, puisque le résultat était le même : depuis deux mois, le Oupyr avait disparu.
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Elle prit une grande inspiration. L’odeur de merde et de crasse lui piqua le nez. Elle remonta le foulard sur son visage, rentra la tête dans les épaules et tira sur le bonnet, qui dissimulait ses cheveux blonds. Dans l’obscurité de l’allée, ses yeux bleus captaient la lumière de la fenêtre d’en face et la renvoyaient autour d’eux. Un sourire aux lèvres, elle sortit les mains de ses poches, remua les doigts et tendit le bras à l’instant où un homme passa devant elle. Ses ongles accrochèrent une bourse, délacèrent la cordelette et sa paume réceptionna le colis, avant de disparaître dans les ombres. Méfait accompli, la jeune blonde ouvrit le petit sac et compta les quelques pièces qu’il restait au fond.
○ Impressionnant.Elle pivota sur ses talons et pointa, immédiatement, un couteau rouillé en direction de l’inconnu. La rapidité de la blonde accentua le sourire sur les lèvres masculines. Elle fronça les sourcils, raffermit sa prise sur le manche du couteau et prit une allure plus décontractée qui, pourtant, dissimulait assez mal sa prudence.
○ Il ne faut pas craindre la mort, quand l’on sait se servir de ses dix doigts.Elle n’eut pas le temps de comprendre une phrase qui, de toute évidence, n’avait pas le moindre sens. À peine le dernier mot eut-il été soufflé que l’inconnu lui bondissait dessus. Elle réussit à entailler le bras qui se tendit vers sa gorge et l’attira à lui. En moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, la Britannique fut vidée de son sang et sentit couler, sur sa peau le long de sa gorge, celui de son agresseur.
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Quelques heures de souffrance et la belle blonde reprit une grande inspiration. La douleur irradiait dans tout son corps, mais ce n’était rien comparé à l’étrange sensation, dans son esprit. Elle se sentait… complète, comme s’il lui avait manqué, toutes ces années, une chose qu’elle avait enfin trouvée. Une chose qui n’était pas tout à fait elle, mais qui n’était pas tout à fait quelqu’un d’autre non plus. Une chose qui, désormais, ne la quitterait plus.
○ La belle se réveille enfin, susurra une voix masculine, près d’elle.
Bienvenue en Suède, Aina. Je suis Rasmus.La blonde fronça les sourcils. Elle ne s’appelait pas Aina et elle était prête à parier qu’il ne s’appelait pas non plus Rasmus. D’ailleurs, elle n’avait jamais quitté l’Angleterre. Néanmoins, ça ne lui déplaisait pas autant que ça l’aurait dû, en vérité. Aina ne pouvait plus, à son âge, vivre dans la rue comme elle l’avait toujours fait, sans s’inquiéter de la mort qui lui pendait au nez. Rasmus lui offrait, enfin, le salut tant recherché, l’occasion rêvée de s’extirper de sa condition et de devenir quelqu’un d’autre. Elle sentait, au fond d’elle, cet
autre, comme une bête sauvage qui grognait tout bas, attendait le moment opportun pour sortir ses crocs.
○ Si tu fais ce que je dis, je ferai de toi la meilleure d’entre nous.Elle n’eut pas la moindre idée du sens de ses mots, à croire que Rasmus parlait une langue qu’il était le seul à comprendre, mais elle ne refusa pas. L’envie de sang bouillait en elle et ses yeux bleus glissaient, sans cesse, de l’inconnu à un autre, recroquevillé dans un coin, tremblant de peur face à la mort. Elle était morte. Son
autre le lui souffla à l’oreille, lui assura qu’elle n’avait rien à craindre, mais qu’il lui faudrait tuer pour se nourrir, désormais. Tuer pour survivre. Aina esquissa un sourire. Elle avait passé sa vie à frapper des poings pour obéir à la loi du plus fort, à couper des jarrets pour convenir à la réputation des gens de sa… classe.
Elle connaissait.
Elle acceptait.
Au fond, elle s’en fichait.
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Aina avait toujours connu le froid, la crasse, la puanteur de la rue. Tout ce sang qui ruisselait dans les caniveaux, les rats qui pullulaient dans les égouts, les coupes-jarrets qui partageaient leurs butins au milieu de ce monde-là, propres à eux, inviolé par les autres. Elle savait ce qu’il fallait faire pour survivre, quand ployer l’échine, quand montrer les dents. Elle savait crocheter une serrure, faire les poches discrètement, tuer pour sauver sa peau. Tout ce qui lui manquait, c’était l’art et la manière, la discrétion de l’assassin, la tactique de l’innocent-coupable. Rasmus lui apprit à se cacher parmi les ombres, à hypnotiser en cas de besoin, à maquiller ses meurtres en accident ou, mieux encore, à tuer
par accident.
Aina ne connut plus la rue.
Aina ne connut plus rien du tout.
Enfermée dans cette maison suédoise, la jeune Oupyr n’eut pas le droit de sortir. Elle dut accepter sa nouvelle identité, mais rester cachée, sans mettre un seul pied dehors. Il lui parla du soleil qu’elle ne verrait plus, des Hommes qui ne devaient pas apprendre ce qu’elle était. Rasmus lui ordonna de ne jamais passer ne serait-ce que le nez par la fenêtre, pour ne pas être vue. Elle fit ce qu’il lui demandait, se contenta d’apprendre entre les murs de la maison, de se nourrir sur ceux qu’il lui amenait. Jusqu’à oublier le reste du monde et ne plus se sentir en sécurité qu’à l’intérieur. Comme si l’extérieur était en proie aux flammes, au chaos.
Puis vint le jour où ils changèrent de ville, de pays. Aina changea de nom. Encore. Rasmus aussi. Elle ne vit, de la Suède, que l’allée devant la grande maison ; de la mer, que le bois du bateau qui craquait sous l’assaut des vagues ; de son nouveau pays, que les murs de sa nouvelle maison. Les années défilèrent à nouveau. Aina changea de vêtements, de noms, de maisons, tant de fois qu’elle en oublia le compte.
Jusqu’à ce qu’elle soit autorisée à sortir.
Rasmus lui ordonna de ne faire que ce qu’il lui demandait, rien d’autre. Elle dut se faufiler dans la nuit, au bras de son ami, et s’introduire dans une autre maison. Pendant que le Oupyr fouillait les lieux, elle dut monter à l’étage, approcher sa victime sans un bruit et faire ce qu’il lui avait appris : tuer, oui, mais de sorte que personne ne pourrait jamais remonter jusqu’à elle, ou jusqu’à lui. Méfait accompli, elle regagna sa maison, la sécurité de ses murs. Jusqu’à la prochaine cible.
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Avec les siècles, vint l’ennui. Comme un poison subtil qui s’insinue dans l’âme, s’étend depuis le centre jusqu’à toucher le corps entier, attend le bon moment pour frapper. Sortir pour tuer ne l’intéressait plus. Le seul jeu auquel elle avait droit (et ce, seulement parce que Rasmus ne le savait pas) était d’effrayer les imprudents qui osaient pénétrer dans ses maisons sans y être invités. La Oupyr se cachait parmi les murs, les sols, les meubles et bougeait des objets, poussait des plaintes lancinantes, comme le spectre qu’elle n’était pas, le mort qu’elle n’était pas tout à fait.
Elle ne comprenait pas pourquoi Rasmus avait fait d’elle ce qu’elle était aujourd’hui, pourquoi il ne voulait pas qu’elle l’accompagne dehors, pourquoi elle devait rester cachée quand, lui, se montrait à tous, pourquoi il ne passait pas plus de temps à la maison, pourquoi elle devait s’ennuyer quand lui s’amusait. Pourquoi, tout simplement.
Le jour où elle se planta devant la porte, les poings sur les hanches, bien décidée à exiger des réponses, il ne revint plus.
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♂ Qu’est-ce tu veux, gringa ?☼ Des amis ? Du… travail ?♂ … C’est qui c’te débile ? C’est quoi ton prob’ ?☼ Pardon ?Aina pencha la tête sur le côté, sans comprendre ce qu’on essayait de lui dire. Elle était prête à parier qu’elle n’était pas débile, mais l’avis de son interlocuteur était bloqué, elle le savait bien et préféra ne pas essayer de le contredire. Elle voulait s’engager auprès des siens (dont Rasmus lui avait déjà parlé quelques fois), pas devoir se défendre pour sauver sa peau. Même si l’envie était tentante de goûter à un peu de son sang. Juste un peu. Rien qu’une goutte. Non ?
♂ Tu crois qu’t’peux t’ramener comme ça et réclamer des trucs ?☼ Oui ! … Non ?Le rire de son interlocuteur ne lui plut pas vraiment. La Oupyr plissa les yeux et gonfla les joues. Que fallait-il faire pour obtenir d’eux ce qu’elle avait, naturellement, de Rasmus ? Elle ne savait faire que ça, elle, tuer les cibles qu’on lui désignait et, au passage, se servir comme il se devait pour survivre.
♂ Et t’sais faire quoi, p’tite ?☼ Tuer ! dit-elle, d’un ton un peu trop enjoué.
Comme M. Watt.♂ M. Watt ? répéta-t-il, en prenant le temps de la réflexion.
Attends, attends, le vieux truc d’y a trois mois ? Mais c’tait un accident, qu’est-ce tu causes ?☼ Oui, oui !Les trois mexicains devant elle s’échangèrent un regard interloqué, semblant hésiter entre une bonne envie de se moquer d’elle et la prudence qui leur soufflait de se méfier. Ils optèrent finalement pour un rire grave, moqueur, qui lui fit froncer les sourcils. Aina n’aimait pas vraiment qu’on se moque d’elle. Elle faisait les choses comme elle pouvait ! C’était déjà bien qu’elle n’ait pas sauté sur tout ce qu’elle voyait autour d’eux, sans plus s’inquiéter des trois membres de la Calavera.
♂ T’sais quoi, gringa ? On va faire un truc. Enfin… Tu vas faire un truc pour nous.☼ Et après, c’est bon ?♂ Ouais, ouais, on verra.☼ Parfait !Si aucun d’eux ne pensait qu’il reverrait la blonde vivante, ils se laissèrent saisir par un doute, à l’instant où les yeux bleus de la Oupyr brillèrent d’un éclat plus mauvais que l’innocence dont elle faisait preuve, jusqu’à maintenant. L’appel du sang faisait glisser, dans ses veines, une envie de meurtre qu’elle ne cherchait pas à réprimer, ni cacher. Elle ferait ce qu’on lui demandait et elle reviendrait chercher son dû.
Évidemment, Aina ne mourut pas cette nuit-là. Pas plus qu’elle ne mourut les dizaines ou vingtaines d’autres fois qui suivirent. La chance du débutant n’était plus de mise, mais ça ne voulait pas dire, pour autant, que la place de la blonde était bien acceptée, au sein de sa mafia. Elle sentait toujours les regards malveillants sur elle, la suspicion. Mais Aina s’en fichait. Tout ce qu’elle voulait, elle, c’était faire ce qu’elle savait faire le mieux et retrouver Rasmus pour pouvoir rentrer à la maison.
Quoi que…
Goûter à l’air libre lui faisait perdre de vue les bienfaits de son enfermement.
Vive la liberté ! Fini l’ennui ! Place à l’amusement !
Ou quelque chose comme ça...
...
Elle cherchait quoi, déjà ?