Long. Le temps lui paraît vraiment trop long. Il n'a jamais eu beaucoup de patience, Ilyes, pour ce genre de conneries. Pour n'importe quelle chose de la vie, en vérité. Il a le feu qui court dans ses veines et qui l'enflamme à la moindre contrariété, avec la même vigueur, la même passion. Incandescence illimitée qui, bien qu'il le réfutera de tout son coeur, s'accapare de la meilleure partie de son être. Il aurait pu être autre. Tout aurait pu être différent.

Mais le voilà, dans sa rage, dans sa colère, déployant sa haute taille comme une arme, comme un moyen d'exprimer ce qui l'habite.

Pourtant, depuis peu, il s'était fait petit là où tous l'attendait. La sagesse, croyez-vous ? L'aîné Benhadi aurait-il enfin acquis quelques lettres d'or en maturité ? La majorité approchant, aurait-il enfin compris que, dans la vie, on ne pouvait lutter en permanence, poing en sang et sourire carnassier peint sur des lèvres rougies ?

La vérité est tout autre, à base de promesse murmurée dans le désordre du magasin d'antiquité maternelle. Il s'était vendu - selon ses propres mots, si on lui demandait son avis - pour rester parmi les siens, afin de racheter une soi-disant faute qui leur avait bien servi, au final, aux Enfants. Il avait amené Ni' dans leur rang, comme un berger ramenant ses brebis - c'est beau ce que l'esprit veut bien croire - parmi les siens. Et pourtant, il avait risqué l'exil, si la Mambo agile n'était pas intervenue, n'était pas seule détentrice - avec Caleb, parce qu'il ne pouvait rien lui cacher, oasis de vérité dans sa désolation - de la sainte parole, des vraies circonstances entourant Maat parmi sa "famille".

Mais là, il ne peut plus le supporter. Ce n'est pas lui. Ce n'est pas eux. Chaque jour, pour rejoindre ses cours, ses amis, sa vie banale et affligeante de jeune, il doit subir cette blessure ouverte, purulente : ce pont effondré. Chaque jour, ses ongles s'enfoncent dans sa paume, la marque de demi-lunes presque sanguinolentes. Chaque jour, il a l'impression de baisser la tête, d'avoir la queue entre les jambes, effrayé par l'ennemi.

Le barrage avait cédé. Les mots, plus sombres les uns que les autres, s'étaient déversés sur la pauvre mère, sans retenue. Sans compassion. Pour lui, elle était responsable. Responsable de l'affront. Responsable de l'inaction qui gangrène l'organisation. Pourquoi réfléchir ? Il suffisait d'agir. Prouver qu'ils sont grands, peu importe ce qu'ils vivent. Prouver qu'ils sont forts. Responsable de la faiblesse des derniers recrutements, alors qu'à lui, flamme vive, on lui refusait ce droit pourtant légitime.

Dans un tourbillon d'étoffe noire, il avait quitté les lieux, porte claquante et venin encore éparpillé. Ilyes avait décidé de rejoindre le coeur de la ville, rejoindre le seul endroit où il se sentait accepté. Son Sanctuaire. Et quand enfin, il atteint le dit lieu, la porte s'ouvre à la volée. Le doigt toujours levé, proche de l'action, le jeune homme répond à l'affirmative par un haussement de sourcil. Comment Caleb faisait-il pour prévoir à chaque fois son arrivée ? Ce n'était certainement pas Sahar. Elle ne prendrait pas la peine de l'alerter à chaque dispute...

Le chemin jusqu'au canapé, il le connaît sur le bout des doigts. Même aveuglé - merci les crises de pouvoir des débuts. Il s'y laisse choir, accueillant d'un grognement adolescent la perspective de grignoter - du bout des dents au début, à pleine bouchée à la fin - la future pizza.

Geste sec, il s'empare de la canette et s'enfile une rasade. Béni soit le sucre. " Pourquoi ? Ça la regarde pas. En plus, c'est vachement plus drôle de la laisser croire que je vais passer la nuit à parcourir les bordels, à mettre la ville à feu et à sang ou à finir elle-seule sait où dans elle-seule sait quel état. " Qui encore pouvait croire que la Mère Benhadi se ferait un sang d'encre pour son cancre de fils ?

Non, elle accueillerait sans doute avec plaisir la nouvelle de son incarcération et recommencerait ses erreurs avec ses deux frères.

Peut-être qu'il aurait dû les prendre avec, les éloigner de cette sorcière.

Un silence s'accapare de la pièce quelques instants, pour que le déchirement n'en soit que plus puissant. Dans le murmure éteint de son rire, il continue, s'explique. " Elle ne m'écoute pas. Elle refuse de bouger. On va se laisser cracher à la gueule combien de temps, encore ? Elle refuse de me tenir au courant de quoi que ce soit. Ne suis-je pas l'un des leurs ? Des vôtres ? Moi aussi, j'ai été offensé."

Nouvelle rasade de coca. "Elle arrive bientôt, la pizza, au fait ?"