Putain, c'est quoi ce... Elle regarde autour d'elle, l’œil hagard et la gueule franchement ahurie. Les deux balourds qui lui font face l'interrogent d'un haussement de sourcil, mais elle ne s'en préoccupe pas immédiatement. Ça pue le soviet ici. Elle le sent à des kilomètres. Non pas qu'elle ne les aime pas, mais ils lui rappellent un pan de sa vie qu'elle préférerait sans doute oublier. D'ailleurs, elle hésite à faire demi-tour. Paraît qu'un gros pactole l'attend quelque part ici. Cette idée l'enchante dans un sens, bien qu'elle sache pertinemment ce que pactiser avec les russes signifie. Des ennuis, purs et durs. Elle passe ses bras dans son dos, entrelaçant ses doigts entre eux, essayant vainement de passer inaperçu entre ces putains de murs pourpres. D'un regard extérieur, Jaime ressemble à ces faux-connaisseurs qui s'obstinent à décortiquer une oeuvre d'art sans même en assimiler le titre. Elle marche, bêtement, visiblement sceptique quant au lieu qui l'entoure. Les deux gros bras ? Elle les a oublié. Du moins, elle essaye. Peut-être qu'ils occulteront-eux aussi, qu'elle est là ? Bien sûr que non. Et pour cause, l'un d'eux s'approche bruyamment d'elle dans un souffle profondément las. Jaime tend les mains en signe de reddition. Ça va calme-toi Poutine. La mine peu jouasse du gars la contraint alors à ajouter: T'as franchement pas d'humour. Je dois voir votre boss. Il se tourne alors vers son acolyte pour déblatérer quelques paroles qu'elle ne comprend pas. Attends, tu viens de dire quoi là ? Non parce que j'ai pas fais russe en seconde option... Mais l'unique réponse qu'elle obtient c'est une poigne douloureuse autour de son bras. Elle ouvre la bouche pour protester, les sens en alertes, tandis qu'on la traîne sans aucune considération dans les tréfonds de la bâtisse. Et merde.

Son ascension s'achève quelques minutes plus tard devant une porte close. On repassera pour l'accueil. Elle attend patiemment, observant le malotru passer le seuil pour revenir ensuite. Il lui fait signe alors d'entrer, ce qu'elle fait sans protester. C'est une blague ? Là, devant elle, une silhouette bien trop familière la toise. Elle croit d'abord halluciné. Elle l'espère naïvement. Mais cette fois, il n'y a pas de voiture pour la ramener à la réalité. Alors ses yeux roulent dans leurs orbites. Ils ont dû se tromper de porte. Ils n'ont pas la lumière à tous les étages ces gars-là, qu'elle baragouine niaisement en pointant les deux types de son pouce. Et elle recule, se détourne pour fuir une fois de plus. Mais la sortie lui est interdite. Fais chier... Elle se racle la gorge, visiblement peu à son aise, puis offre un rictus purement commercial à son ancienne amie. Alors... hmm, ça va depuis tout ce temps ?, qu'elle lui demande sans grande conviction. De toute évidence, le pire est encore à venir. Jaime le sait. La présence de Z. ne présume rien de bon pour elle.

Elle voudrait être ailleurs: dans un bar de merde à boire de la gnôle, entre les cuisses d'une connasse qu'elle ne rappellerait pas. Mais elle est là, devant cette blonde qui lui renvoie quelques baisers brûlants en mémoire. Et elle se souvient des heures perdues à balancer son père comme la gamine revêche qu'elle n'a jamais cessé d'être malgré les années passées. Elle se souvient de ces nuits moites à s'emparer de son ventre comme l'on siphonne une cigarette après des jours d'abstinences. Ça lui fait drôle dans les reins quand elle y songe. Ça lui prend le corps et l'âme. Les décennies n'ont pas étouffé ce feu clandestin qui danse lorsqu'elle se retrouve auprès d'elle. C'en est ridicule. C'en est proche du cliché. Alors elle repense à ces films merdiques qu'elle regarde tard la nuit pour tuer le silence et la solitude: ces êtres dépendants qui s'amourachent pour une éternité d'une heure et demie. Jaime se méfie lorsque la silhouette se déroule sous ses yeux hagards. Elle recule, elle cherche un salut, mais toutes les portes lui sont closes désormais. Zmeya les a toutes refermé les unes après les autres le jour où elle s'est invitée dans sa vie. Finalement, ces quelques mois loin d'elle n'ont été qu'un leurre. Elle n'échapperait jamais à son courroux. Elle serait là, toujours; ombre méphistophélique au dessus de sa couche. Les doigts se referment autour de sa gorge; poigne luciférienne qu'elle n'a pu occulté. Elle ouvre la bouche pour lui répondre, elle baragouine quelques bribes improbables, puis elle rit. Elle ricane comme une conne. La situation est tellement stupide que c'en est franchement risible. Elle n'a pas peur de Z., non. Elle connaît déjà sa fougue et son impétuosité. Alors elle lui prend le poignet: frisson déplacé qui s'empare de son échine de femme. Moi aussi j'suis contente de te revoir, Z. Elle pourrait se débattre, chercher la collision. Elle pourrait lui cracher au visage et s'arracher à son étreinte. Mais elle ne fait que couvrir sa peau diaphane; souvenir lointain d'un amour fané. J'm'attendais à quelque chose de différent pour nos retrouvailles... Sous-entendu, comme autrefois. Et elle inspire profondément pour approvisionner ne serait-ce qu'un peu ses poumons. Ça va, j'suis désolée lyubov' (amour) Jaime ancre son regard dans le sien. Il y a tant de choses qu'elle souhaiterait lui dire; le pourquoi, le comment. Mais elle reste là, un brin idiote, à l'observer comme avant, quand elle ne voyait qu'elle dans la foule.