-... et c'est pourquoi, mesdames et messieurs les jurés, qu'il est à mon sens important d'accorder satisfaction à ma cliente. Je vous remercie de votre attention.
En guise de respect devant l'assemblée, j'incline la tête afin de les saluer. Cette audience est la dernière avant que le jugement soit rendue. Alors que la séance est levée pour permettre à une autre affaire de prendre place, je suis relativement confiant sur le jugement. Il sera favorable à ma cliente : je pense avoir suffisamment utilisé le registre du pathos et de l'indignation au cours de ma plaidoirie pour que cela aille dans ce sens. Et puis, l'affaire est à même d'émouvoir le jury en son sens : c'est toujours moche de voir les résultats d'une escroquerie sur une honnête citoyenne. Au vu de la facilité du jugement, c'est dommage que cela ne soit pas en défaveur d'une autre mafia. Cela aurait été tellement avantageux pour nous, la Nuova !
Je donne une tape sur l'épaule à ma cliente afin de l'encourager moralement dans cette épreuve émotionnelle avant de la laisser. En parcourant le tribunal, j'enlève distraitement ma robe d'avocat pour la tenir sur le bras où je tiens mon téléphone afin de regarder les éventuels messages que j'ai pu avoir pendant l'audience. C'est là qu'on m'interpelle. Alors que je continue de pianoter un message, je déclare sans vraiment regarder la personne qui se trouve à mes côtés.
-Bonjour, Maître Gates. Que puis-je faire pour vous ?
La phrase est dite de manière machinale, sur un ton poli et légèrement intéressé. Il n'est en effet pas rare que certains de mes futurs clients m'accostent au tribunal lui-même et non au cabinet, j'ai appris depuis toute ces années à adopter le ton nécessaire pour que mes potentiels futurs clients ne se sentent pas offensés par ce manque d'intérêt immédiat à ce qu'ils racontent.
Si habituellement j'aurais pris le temps de finir mon sms, la voix de la femme me fait relever la tête. Il s'agit d'une personne de mon âge. J'ai l'impression d'être soudainement tiraillé en deux. D'un côté, je suis persuadé de ne pas la connaître. Pourtant, de l'autre côté, j'ai la sensation plus qu'étrange de la connaître intimement depuis toujours. Plus que cela, je ressens une joie indescriptible de la voir... et aussi de possession ?
Je crois que je devrais peut-être me reposer un peu plus. Être possessif envers quelqu'un que je ne connais pas ? C'est absurde.
Finalement, ce n'est qu'avec sa deuxième intervention que je parviens à lâcher dans un souffle.
-Iphigénie, c'est toi ?
Je passe nerveusement une main dans mes cheveux. Quelque part, je suis affreusement gêné de ne pas avoir reconnu cette amie que je n'ai pas vu depuis si longtemps. Mais je suis également infiniment heureux de la revoir et... bien déterminé à ne plus perdre le contact avec elle désormais.
-Cela faisait longtemps.
Intérieurement, je me fous des baffes. "Cela faisait longtemps." Non mais sérieusement, c'est un peu normal que cela faisait longtemps, ça fait quasiment quarante ans qu'on ne s'est pas vu ! On peut toujours trouver plus original que ça à dire ! Franchement, Julius t'as soixante ans maintenant, t'es plus un adolescent capable de perdre facilement tes moyens !
Me demande le chauffeur de la berline aux vitres teintées, après que j'y sois entrée. J'enlève mes lunettes de soleil et mes gants de cuir, recoiffe mes cheveux de feu avec le bout de mes doigts avant de me regarder dans le rétroviseur et de sourire à l'image que me revoit celui-ci. « À Historic District je vous prie. J'ai un vieil ami à retrouver au tribunal. » Lui dis-je, sourire au coin des lèvres. Il acquiesce, verrouille les portes avant de se mettre en route. Sur le chemin, je retourne quarante ans en arrière, lorsque Julius et moi étions encore de jeunes adultes insouciants de tout. Je souviens aussi de ce beau garçon à la chevelure rebelle et à cette aura puissante qu'il dégageait à chacun des pas qu'il faisait. Avec lui, je me sentais sûre et protégée. Avec lui, je n'avais peur de rien, car comme mon ombre il me suivait partout et quelque part ça me rassurée. Tout comme sa jalousie me rassurait, elle me donnait l'impression d'exister, d'avoir de l'importance à ses yeux et pour dire la vérité, j'aimais le rendre le jaloux. J'aimais tellement ça que souvent, je faisais exprès de le provoquer juste pour voir jusqu'où il irait pour me garder. Et le voir se battre pour moi, tel un guerrier sur un champ de bataille me rappelait pourquoi je l'avais choisi plutôt qu'un autre. Car il était tout ce dont une femme pouvait rêver. Mais il arrive que le rêve prenne aussi vite fin qu'il a commencé. Notre histoire a été belle et une part de moi l'aimera toujours. Après tout, il a été mon premier et seul véritable amour. Soudain, la voiture s'arrête. Aussitôt, je remets mes gants et mes lunettes de soleil. Le chauffeur sort, ouvre la portière et me tend sa main que je prend sans me faire prier. A l'extérieur, le soleil et la légère brise automnale de l'après-midi me caressent la peau.
Devant les carreaux teintés de mes lunettes de soleil se dessinent le tribunal, c'est ici qu'office en tant que juge mon amour de jeunesse. En montant les marches je me pose tout un tas de questions. Est-ce qu'il va me reconnaître après toutes ces années ? Est-ce qu'il va accepter de me parler ? Mais surtout me trouvera t'-il toujours aussi belle malgré les années écoulées ? En haut de l'escalier de pierre, je pousse l'immense porte et atterri dans l'entrée principale. Comme je ne sais pas par où je dois aller, j'interpelle une jeune femme, peut-être qu'elle pourra me dire où je dois me rendre pour retrouver Julius. Il m'informe que le procès défendu par Maître Gates se situe en haut de l'escalier à gauche et qu'il ne devrait plus tarder à sortir. Je la remercie avant de prendre l'ascension de ce fameux escalier où en haut je tourne comme indiqué à gauche. C'est au bout de dix minutes que les premières personnes commencent à sortir, mais aucun d'eux ne ressemblent à l'homme que je recherche. Lorsque soudain, je ressens quelque chose au fond de moi, comme si mon corps était doté d'un gps capable de le retrouver lui. Je tourne la tête et je vois un homme toge d'avocat sur le bras en train de tapoter sur son téléphone. Un sourire se dessine sur mes lèvres. De toute évidence ça ne peut être que lui. Je le sens. J'y mettrais ma main à couper. Alors c'est la certitude d'être tombée sur le bon homme que je m'avance à sa rencontre. Je suis proche de lui et pourtant il ne prend même pas la peine de relever la tête pour me regarder. Quelle impoli il fait là !
« Excusez moi ! » L'interpellais-je, espérant avoir une réaction de sa part. Mais je n'eus qu'une brève présentation et une question. Au moins il m'a adressé la parole, c'est déjà ça. Je ris légèrement, avant de retirer mes gants et mes lunettes de soleil. « Oh mais tu en as déjà tant fais pour moi Julius. Souviens toi il y a quarante ans en arrière. » Dis-je, espérant que cette seconde intervention lui fasse finalement lever les yeux sur moi. Et ce que j'attendais depuis le début se produisit enfin. Et l'entendre prononcer mon nom, m'arrache un sourire satisfait, heureuse de voir qu'il ne m'a pas oublié comme je ne l'ai jamais oublié. « Oui c'est moi. Ce qu'il en reste en tout cas. » Souris-je à cette réponse. Car ces quarante dernières années ne m'ont plutôt pas mal réussies. Certes je ne suis plus de toute jeunesse, mais je le dis toujours c'est dans les vieux pots qu'on fait la meilleure soupe. Mon regard se plonge dans le sien. Ça me fait plaisir de le revoir et j'ai l'impression que ça lui fait plaisir aussi. C'est une bonne chose. Et lorsqu'il ouvre la bouche, coupe ce jeu de regards qui s'était installé entre vous c'était pour te dire à quel point ça faisait longtemps. Je roule des yeux et souris en coin. Évidemment que ça longtemps, ça fait quarante ans que vous avez perdu le contact. Une remarque futile et pourtant je ne peux m'empêcher de le trouver touchant. Il semble perturbé, comme si te revoir avait causé chez lui un blocage - comme si vous reveniez quarante ans en arrière, tout au début de votre rencontre. « Quarante ans ! Jour pour jour. Dis-je en replaçant une mèche de mes cheveux derrière mon oreille. Et j'avoue que tu as plutôt bien vieilli. La barbe te va à ravir. » Le complimentais-je en désignant l'attribuant grisonnant sur son menton. Vous aviez tous les deux changés physiquement; vous n'étiez plus les jeunes gens de votre adolescence et pourtant à chaque fois que tes yeux se plongent dans les siens tu as l'impression d'avoir vingt ans à nouveau et c'est la plus belle des sensations.
J’ai vu tes peurs se cacher près de notre passé. Et laisse-moi seul, laisse-moi loin de tes côtés. Mais oublie-moi, parcours ces flots, efface mes pas...
Le fait de l'entendre répéter plusieurs fois que quarante ans ce sont écoulés depuis la dernière fois que nous nous sommes vus me dérange à plusieurs niveaux. Tout d'abord parce que j'ai l'impression que c'était hier que je la quittais sur cette promesse de garder contact. Mais aussi et surtout parce que les années -non les décennies- ont passé. Même si elle est tout autant concernée que moi, je reconnais que cela fiche un coup de vieux monstrueux. Je reconnais avoir été maladroit quand je l'ai salué et qu'il est normal qu'elle se venge d'une taquinerie. Mais bon, à mon corps défendant, en me levant ce matin, je ne savais nullement que j'allais la voir après ma plaidoirie et que je suis légèrement choqué de la voir ici. Enfin, quand je dis choqué, c'est dans le bon sens du terme. Iphigénie n'est sûrement pas le genre de personne que je regrette de voir réapparaître dans ma vie. C'est sûrement pour ça que je ne lui adresse pas à mon tour une remarque acerbe à son égard sur le temps qui passe.
-Et tu n'as que peu changé. Tu es toujours aussi resplendissante, Iphigénie.
Après avoir fait une entrée en matière peu digne d'un avocat fort établi dans le milieu, je parviens à me reprendre. Sagement, je ne m'aventure pas à lui dire qu'elle est toujours la plus belle des femmes. Même s'il est vrai qu'elle a toujours été une femme magnifique, quarante années se sont passés depuis la dernière fois que je l'ai vu. En lui disant qu'elle est toujours la plus belle des femmes, je risque peut-être de la vexer à cause des années écoulées car elle croirait à une forme d'hypocrisie de ma part. Et puis, j'estime être un homme davantage plus imaginatif que le très classique "la plus belle" pour complimenter quelqu'un tout de même !
Réarrangeant ma robe d'avocat sur le point de glisser sur mon bras, j'oublie désormais totalement mon téléphone pour me concentrer sur la discussion avec Iphigénie.
-Oui, cela fait quarante ans. C'est fou que le temps passe vite ! J'ai l'impression que c'était hier que...
Je ne finis pas ma phrase, légèrement embarrassé à l'idée d'évoquer notre séparation. On s'était quitté en bon terme, ce n'est pas le soucis. Mon embarras vient du fait de ne pas avoir tenu promesse en prenant de ses nouvelles.
-Enfin bref. J'ai fini ma journée ici. Que dirais-tu d'aller prendre une boisson ensemble ? A moins que tu aies quelque chose à faire ?
Après tout, c'est pas comme si je connaissais son emploi du temps. Je suis d'ailleurs plus que mal placé pour le connaître vu que cela fait juste quarante ans qu'on s'est pas vu. Intérieurement, quelque chose me pousse à réparer cet impair le plus rapidement possible pour ne pas que cela se reproduise à l'avenir.
Une fois qu'elle a accepté mon invitation, je lui fais un signe du bras pour l'inviter à me suivre. J'entame la conversation alors que nous nous rendons au café jouxtant le tribunal. Tous les avocats de la ville ou presque ont au moins pris quelque chose ici. Il faut dire que le café de la cafétéria n'est pas particulièrement bon, ça aide pour le chiffre d'affaires.
-Alors, qu'es-tu devenu ? J'ai vu que tu as exposé à Rome dernièrement. Cela ne me surprend pas ! C'est plus qu'évident qu'on doit t'exposer là-bas. Il y a un tel passé culturel qu'on ne peut faire autrement.
A la mention de Rome, mes yeux se font vagues pendant quelques secondes. Après tout, comment ne puis-je pas penser à mon statut divin en évoquant la ville éternelle alors que Mars est dit père de Remus et Romulus, les mythiques fondateurs ?
Fiche codée par NyxBanana
Spoiler:
Je me suis permise de dire qu'Iphigénie accepte la proposition : ils seront plus à l'aise à discuter à un café que dans les couloirs ! Si cela va pas, fais signe, je modifie ! :)
Si cela va pas, fais signe, je modifie ! :)
