Les temps étaient durs, les rues étaient repoudrées de flics à ne plus savoir où en mettre. Le grec alignait, du matin au soir, ses pas précisément là où il ne croiserait pas d'officiers ou d'inspecteurs trop consciencieux. Après tout, la ville était ébranlée par une chasse à l'homme, une chasse aux monstres dont Abel pensait ne pas faire partie. Zelos a beau osciller tranquillement dans ses tripes, il est bel et bien là, influant sur le quotidien abracadabrant de l'homme de ses désirs brûlants. Et avec lui viennent, parfois, les regards étranges et magnétiques des passants qui le croisent alors que l'épiphanie l'illumine et capte l'attention alentours. Cette dévotion silencieuse mais particulière vient nourrir le dieu qui, silencieusement, s'en contente pour l'instant. Downtown n'est pas désert en fin de soirée, Downtown n'est pas bourré non plus de monde à chaque heure du jour et de la nuit. C'est l'occasion d'aller faire une razzia dans le kebab du coin et de pouvoir, au retour, s'offrir l'éventualité de commencer le mois dans le positif. Qu'importe si on était seulement le début d'année, que le froid assommait toutes ses bonnes résolutions et qu'il grelottait légèrement sous sa grosse veste. Abel n'avait jamais été une personne pétrie de bonnes intentions. Alors, lorsque le ventre plein il croise le chemin d'une femme menue aux cernes tatouées au henné, il se dit simplement que le ciel lui fait un cadeau. Emballé d'un papier plutôt agréable à l’œil, ne peut s'empêcher de songer le trentenaire. Dommage qu'elle ait croisé sa route, la belle aura remarqué l'absence de son porte-monnaie ou de son portable - tout dépendait de ce qui lui tomberait en premier sous la main - seulement trop tard, une fois qu'il aura disparu.

Les trottoirs sont grands mais le grec n'en est pas à son coup d'essai. Il sort son portable, prétendant pianoter rapidement un texto à un destinataire imaginaire, et s'arrange pour la percuter de face. Le sursaut de la demoiselle, son propre sourire calculé, ses doigts de velours qui quittent la poche de son manteau pour aller se glisser dans celle de l'inconnue en un mouvement fluide. Il tombe sur ce qui lui semble être un portefeuille. Trouvé. " Excusez-moi, je ne regardais pas où j'allais. ", lance à la volée le grec. Il ne peut s'attarder trop longtemps : même si sa casquette noire et sa barbe lui mangent le visage, rien n'empêcherait à l'étrangère de dresser un portrait plutôt fidèle de sa personne. Et aucun poste de police aux alentours ne lui était inconnu. Dernier sourire qui se veut charmeur, il veut s'éclipser tout en discrétion et s'enfuir au prochain coin de rue. N'a-t-il pourtant pas ressenti, tout au long de cet échange informel, les picotements typiques ressentis lorsque deux déités venaient à se croiser ?

La nuit est pleine, les quelques lampadaires éclaboussent de leur lumière jaune les pavés sombres de Downtown. Le centre-ville restait son meilleur terrain de chasse : les touristes affluant, les saoulons, les jeunes femmes discrètes et fragiles faisaient des cibles de choix pour que le grec parvienne à sa fin de mois. La période des fêtes l'avait vidé, autant en énergie qu'en monnaie, et janvier était prévu pour le remplumer. Après tout, qui s'occuperait de dépouiller les gosses de riches avec leurs nouveaux bijoux offerts pour Noël si ce n'était pas lui ? Une tâche qui l'incombait depuis plusieurs années déjà, ravi de ne pas encore avoir à passer la relève. Ce premier mois de l'année restait toujours le plus florissant et Abel ne se donnait aucune limite : tout ce qu'il subtiliserait en plus serait pour accuser les coups durs qui se profileraient tout au long des onze autres mois à venir. Mais, lui qui pensait être si bien parti pour ses quelques premières rapines, se fige aux paroles de l'inconnue. Lui qui se pensait aguerri, venait d'être démasqué.

Un ange passe, alors qu'il la toise. Un bref débat intérieur, fallait-il lui rendre son bien, fallait-il s'enfuir à toutes jambes. Avec la police aux fesses, Abel ne doute pas de rajouter encore quelques chefs d'accusation avant qu'ils ne lui mettent la main dessus. Nul doute que s'il connaissait l'appartenance mafieuse de sa prétendue victime de ce soir, le grec lui lancerait son bien au visage avant de disparaître dans la nuit pour se terrer définitivement. Lui, qui pourtant vient tout juste d'apprendre sa condition de récurrence et d'apprécier à sa juste valeur le dieu colonisateur, tient toujours fermement à fuir les mafias comme la peste. Mais la déité le pousse toujours plus près de cette famille divine qui se compte en majorité dans la Nuova Camorra. Le réincarné pickpocket la ressent enfin, cette même aura qui l'englobe. Il ne joue plus à la même échelle, leur nature similaire vient d'augmenter la mise, agitant un défi sous le nez du dieu comme si l'on agitait un steak sous le nez d'un fauve. Magnétisé par les enjeux, un sourire malin se dessine doucement sur ses lèvres. " Décidément ça grouille de divins dans le coin. " S'attendant à un probable non s'il lui demandait de se présenter, Abel s'approprie le droit de fouiller le porte-feuille en main pour en savoir plus. Il tombe sur une pièce d'identité, des cartes de visite portant le même nom et quelques maigre dollars. " C'est prudent de se balader avec aussi peu de monnaie, Maître. " Coup d’œil malicieux et provocateur, le dieu comme l'homme se demande lorsque l'étrangère en aura assez de ce petit jeu. Elle n'aurait qu'à détailler son appartenance à la mafia italienne pour le voir disparaître. Avec les descentes de police et les arrestations de ces derniers mois, il vaudrait mieux qu'il n'augmente pas ses chances de mise au trou en traînant près des gros poissons. L'avantage d'être une petite frappe restait de n'être qu'un problème secondaire, voire tertiaire. Même quaternaire.

Abel avait la carrure, la dégaine typique de la racaille de cité. Des épaules carrées, un accoutrement urbain où l'assortiment des couleurs n'avait pas cours puisque le blanc et le noir se mariaient facilement, une casquette et l'air de bouledogue patibulaire. Il laissait pourtant tomber ce masque lorsqu'il pénétrait dans l'appartement de ses parents, se métamorphosant en fils unique exemplaire. Dans les rues d'Arcadia, dans le noir, c'était pourtant bien ce masque effronté et froid qu'il arborait. Les apparences étaient primordiales, il l'avait appris jeune et en usait toujours. Habillé comme il l'était, on ne le laisserait clairement pas passer les portes d'une des boutiques de Lafayette Street, mais on ne viendrait pas lui chercher des emmerdes. Et tant que sa façade de gars frigide tiendrait, personne ne se risquerait à le confronter.

Imperturbable, la main dans son porte-monnaie, alors qu'elle répond d'un aveu, il ne relève pas les yeux mais se contente d'un demi-sourire. Sa gorge se serre pourtant lorsqu'elle évoque sans détour son entité intérieure. Récemment découvert, sa condition de récurrence restait fraîche, malgré ses trente ans passés. Il n'avait pas encore expérimenté pleinement sa nature divine, mais il la ressentait si fort parfois qu'il en avait le tournis. " Je dois dire que ce sont tous deux de très bons moteurs. Meilleurs que la haine. " Regard de biais, alors qu'il remet en ordre ce qu'il a bazardé dans son porte-feuille. Il a appris à reconnaître ses pairs, et cette avocate est habitée par une déesse grecque. La certitude ne va pas plus loin, lui étant encore impossible de déterminer qui se cache exactement en elle.

Une vibration désagréable lui parvient, un sorte de remous dans l'air, un flux et reflux qu'il ne peut déterminer clairement. Un sentiment de danger lui fait crisper les mâchoires, raidir ses muscles et forcer ses poings. Il entend bien ce qu'elle lui dit, mais il est préoccupé par ce qui pourrait lui sauter au cou d'un instant à l'autre. L'atmosphère lourde d'un vieux pouvoir lui donne envie de suffoquer, il n'en fera pourtant rien. " C'est toujours les femmes ça, partir au quart de tour sans réfléchir. " Exaspération dans le ton, il ne tente même pas la provocation, même si cela pourrait être interprété comme tel. Plongeant ses pupilles brunes dans celles de la jeune femme, il lève doucement le bras afin de lui tendre son bien. " Je peux faire mieux, c'est clair. Plaider au barreau par exemple ? C'est fou, on a pas la même définition de mieux. " Les mains libres, la nuque piquant pourtant d'un sentiment d'urgence, il saisit les cigarettes dans sa veste et s'allume une tige cancérigène. Comme de rien, dissimulant son trouble et les quelques miettes de peur qui gangrènent son jugement. Tout est dans les apparences, rien que dans les apparences. S'il se mettait à tourner le dos et courir, nul doute qu'elle le prendrait en chasse pour le plaisir de lui donner une leçon. Alors il reste, sans rien attendre en retour. Tiraillé entre l'envie de lui jeter sa cendre à la gueule ou celle d'user de son don encore trop peu convaincant pour être réellement utile.

Il l'examine d'un oeil nouveau, le sourire de l'inconnue vient trouver un écho dans le sien. Abel n'argumente pas plus, que pourrait-il bien ajouter de plus. Il n'aime pas ce genre de débat. Non pas qu'il s'en désintéresse mais plutôt que ses propres réflexions s'arrêtent bien avant. Il est pas idiot, mais il n'y a pas plus mal à l'aise que lui lorsqu'il ne trouve pas ses mots. Alors il tourne les gens en dérision, il ridiculise leurs arguments à coups de couteaux trop lâches pour ne rien cacher derrière. Parce qu'il ne se sent pas à sa place, parce qu'il n'arrivera jamais à se sentir à sa place, lui le gosse des quartiers. Parce que lorsqu'il faut sortir les poings, il n'a pas trop de peine. Taillader le monde au fil de verbes bien choisis se révèle assez simple. Entretenir une conversation posée et sincère, là tout devient différent. Alors il garde les lèvres scellées.

Jusqu'à la prochaine prise d'armes. J'ose quand même le dire : les femmes sont pas simples. Il se laisse aller à un jeu peut-être trop dangereux pour lui. Lui qui sent toujours l'oppression de l'atmosphère, n'ayant pas tellement de peine à déterminer de qui cela vient. L'inconnue qui lui parait pourtant fragile, a cette lueur dans le regard qui lui déconseille de la chercher plus loin. L'échange est bref, il ne cherche pas non plus à voler une réincarnée qui visiblement pourrait lui faire plus de mal que de bien. Elle sourit à nouveau, il a la vague impression que cette fois c'est spontané et il devine que c'est rare. Il tire longuement sur sa cigarette, les yeux dans le vide mais l'écoute attentive. Qu'elle dénigre - ou diabolise - sa propre profession l'adouci, le barbu. Il ricane un peu, apprécie l'auto-dérision et enfonce sa main libre dans sa poche, triturant son vieux zippo. Le nuage de nicotine sort d'entre ses lèvres, avant d'être happé par une bourrasque de vent impitoyable. C'est un travail alimentaire comme un autre. Mais personne n'est devenu riche en étant honnête, du moins pas que je le sache.

Il jette un œil dans la rue, suit quelques rares passants des yeux et ose finalement tourner la tête. Les picotements désagréables avaient disparus, mais il devait en avoir le cœur net. Rien d'anormal, les murs sont les mêmes, les vitrines des magasins également. Comme si rien ne s'était passé, Abel finit par reposer son regard foncé sur la jeune femme. Zelos déciderait s'il continuerait la provocation ou ploierait le genou. Mais si jamais vous avez un boulot qui paie mieux, je crache pas dessus. Demande en l'air, simple boutade qui n'a pas non plus le don d'être originale. Tout comme lui, le gamin de la cité qui a grandit pour s'échouer dans les recoins chauds de la ville, traiter avec des types pas plus recommandables. Et, au fil des années, il a fini par en devenir un lui-même, de ces mecs qui patientent au coin de la rue, les yeux partout. Cercle vicieux dont il est difficile de s'extraire, malgré les mères inquiètes et les pères stricts. Alors, Sciarra. C'est italien non ? Les doutes reviennent, le souvenir de cette Camorra qui plane sur les rues, ses rues. Leur influence est telle que le Grec ne serait pas étonné de posséder des liens jusque chez les avocats, voire les juges. Réseau qui le dépasse, totalement, pleinement. Il se tirerait d'ici, s'il s'écoutait. De cette rue, d'Arcadia.

Il garde le silence, langue liée au fond de la gorge. Le rictus qu'il arbore n'est qu'une façade habile, celle qu'il a fallut qu'il construise en traînant dans sa cité parsemée d'embûches. Le paraître, il n'y avait que cela qui primait. Dissimuler craintes et doutes, afficher l'arrogance moqueuse qui éloignera les charognards. Il relève le menton, Abel, lorsque l'avocate s'approche de quelques pas. Il ne recule pas, il serait foutu et fou de le faire. On ne tourne pas le dos à l'ennemi, c'est ce que le Grec avait appris.

Elle est jolie la ritale, ses longs cheveux balayant son dos à chacun de ses mouvements. Les cernes profondes n'entachent pas la dure beauté de ses traits. Il la compare à une lame affûtée, rutilante et tranchante. Dangereuse, selon comment on s'en saisit. Aurait-il mis les doigts du mauvais côté de la garde ? Possible. Il hésite, ne sait pas si l'impression dérangeante le taraude, celle qui lui souffle ne pas être en plaisante compagnie, est légitime.

Abel n'est pas très grand, mais il profite des quelques centimètres dont il la surplombe pour se convaincre d'un sentiment de supériorité. L'inconscient s'amuse des réponses qu'elle lui sert, leur proximité ajoutant du poids à son malaise grandissant. Le filtre dirigé contre ses lèvres charnues, il inspire profondément pour recracher cette fumée empoisonnée sur son interlocutrice. Il se fait dragon provocant, n'est qu'un lézard froussard.

Il sort de son mutisme en agitant sa main pour dissiper le maigre nuage de nicotine qui ne manque pas d'insupporter les non fumeurs. Ceux qui pensent que l'argent n'est pas une contrepartie suffisante, ce sont ceux qui en ont déjà trop. De fric. Constat auquel il croit dur comme fer. Tout est bon pour s'approprier ne serait-ce qu'un seul dollar. C'est peut-être le billet qui fera la différence ce mois-ci.

Il reprend le va-et-vient de sa bouche à sa clope, hoche la tête en plissant les yeux à la confirmation des origines. Où ça, en Italie ? , qu'il souffle curieux. Non pas qu'il songe en avoir quelconque souvenir s'il devait un jour la recroiser. La question sur son prénom à lui le fait sourire. Zélos ne suffit pas ?

Devant l'expression peu convaincue de l'avocate, le Grec grimace. Et si je vous le dis, mon nom, vous allez me poursuivre pour un certain chef d'accusation ? Il ne fait pas tant confiance aux tribunaux, Abel. Surtout parce qu'il a conscience de ne pas être du bon côté de la barrière lorsqu'il s'agit de justice. Loin d'être Robin des Bois, il garde pourtant une certaine éthique et un code. Il ne vole jamais à ceux dans le besoin, toujours vider les poches pleines. Et au vu de la tenue outrageusement chère de l'avocate, elle ne devait pas être à plaindre, Aura Sciarra. Non parce que si c'est le cas, je tiens à préciser que beaucoup ont essayé mais on dirait que j'ai un certain ange gardien. Et il en rigole, de cette aide indirecte venant de la mafia italienne. Il en profite peut-être un peu également.

Le dernier rejeton de la portée allait-il bientôt rejoindre les rangs italiens, sous l'égide étouffante de ce frère divin. L'attention de la mère océanide qu'il affectionne un peu plus chaque jour. Cela ne serait qu'un juste service rendu pour toutes les procédures évitées par les ritals. Quoi qu'Abel pense des mafioso, il leur devait une fière chandelle.