Allongé sur le ventre, le cou tourné dans une position tenant plus du cadavre que de l'homme en bonne santé, Ieremìas dort, profondément. Dans le coin du salon, la fenêtre la plus proche est légèrement entrouverte ; pas tant pour faire partir les parfums d'une soirée manifestement mouvementée que pour lui donner ce petit brin d'air réconfortant malgré les températures extérieures encore bien fraîches. Ses songes de la nuit disparaîtront dès le réveil, sans laisser la moindre trace derrière eux. La respiration gênée par sa mauvaise posture génère un bruit de roulis, calme et régulier.

Tout à son sommeil, il n'entend ni les clefs tourner dans la serrure, ni sa soeur entrer dans l'appartement et l'observer un instant, avant de mettre au point sa vengeance. Ce qu'il entend en revanche, c'est le cri soudain de Sybille, l'arrachant à ses rêves pour le projeter sur le canapé, où son saut le fait presque tomber à terre. Il court, vole. Les eaux, accoucher ?! Il tente de rejoindre sa soeur, glisse sur le liquide à terre et manque de justesse de se ramasser puis s'agenouille auprès d'elle en un éclair (et deux cabrioles non maîtrisées, certes). Les eaux, accoucher. Okay, okay, euh...

« Ça va aller, respire ! Respire !! »

Il tente de l'apaiser, alors même qu'il est celui qui a le plus besoin de respirer en cet instant, son coeur pulsant sous la pression soudaine et sa tête brouillée par l'alarme qui y résonne et l'affolement qui l'étreint. Il n'est pas prêt psychologiquement, met plus de temps que nécessaire avant de se lever en un bond pour trouver un téléphone et composer le numéro des urgences.

5 mois ! Non ! Elle peut pas accoucher à 5 mois !!
....
Wait.

Les yeux se plissent, la tête se tourne. Elle n'aurait pas osé... ? Son pouce passe sur l'écran tactile pour appuyer sur le bouton rouge, raccrocher. Son bras fait un rebond, projette l'appareil en direction de sa soeur, headshot en vue. Est-ce qu'une femme en train d'accoucher a de bons réflexes ? Probablement pas. Est-ce que sa soeur se fout de lui ? Probablement. (et sinon... allez, au pire elle serait assommée le temps de rappeler l'ambulance, pour l'empêcher de souffrir inutilement).

Passé la surprise et la crainte première, arrivent la réalisation soudaine, et les représailles se font sentir dans la foulée. A peine une seconde plus tard, le téléphone qui aurait dû servir à appeler les secours vient se fracasser contre la tempe de Sybille avant d'aller s'écraser au sol dans un bruit sec, largement couvert par le cri de protestation de la femme « Aaaah Ieremias !!! ».
Ce dernier ne peut s'empêcher de pouffer de rire en voyant qu'il a marqué un but, encore plus quand sa soeur prend une mine proprement outrée et galère à se relever pour s'asseoir sur une chaise. Pour le coup, il la laisse se démerder toute seule, venant vers elle dans l'unique but de récupérer son portable. « Une femme enceinte ? Je sais pas moi, si ça se trouve t'es encore vierge et tout ça c'est un faux ventre en silicone. » Il rigole à l'image mentionnée, et se dit en passant que ça serait un plan à tenter un de ces quatre, en fait, maintenant qu'il y pensait. Tout en parlant, il passe la main sur l'écran de son téléphone, ça va, rien de cassé.

Sybille a l'air crevée, cependant, et si elle ne lui avait pas fait si peur il s'en serait presque voulu de l'avoir frappée par électronique interposée. Elle fronce le nez, mécontente, émet quelques reproches. « Bah je pouvais pas savoir que t'étais en train de remonter les courses. Je suis pas télépathe, je te rappelle.» Elle a croisé les bras, en mode 'j'attend des explications et des excuses'. Il connaît bien cette pose, mais il n'a rien de mieux à offrir que ça. Il hausse les épaules, ne se sentant pas vraiment fautif malgré tout, et ajoute tout de même, en guise de drapeau blanc : « La prochaine fois, tu m'appelles, et je descendrais t'aider. » Oui, il pourrait aussi bouger son cul et aller faire les courses lui-même. Mais il suppose que cette offre suffira à apaiser sa frangine pour le moment, et n'a pas vraiment envie de finir en aide ménagère tout de suite.

Enfin réveillé et déjà en forme malgré la soirée mouvementée d'hier, il s'attèle à ouvrir les fenêtres en grand, laissant entrer à la fois l'air et le sol- « Putain mais il fait vraiment un temps de merde dans ce pays !» Non, pas de soleil. Le contraste avec Mykonos faisait mal à son petit coeur de méditerranéen. (Il allait probablement tuer son bronzage, aussi.) Par contre, de l'air frais à gogo, en veux-tu en voilà. De quoi faire disparaître les odeurs de la veille pour Sybille, et apaiser son propre hybris. Il attrape une écharpe sur un meuble sans se soucier qu'elle ne soit pas à lui, s'emmitoufflant dedans avant de venir fouiller dans les sacs de courses. « T'as pris mes céréales ? » Les émotions ça creuse. Stop judging.

Sa remarque sur la virginité probable de sa soeur a beau le faire rire, elle plaît moyennement à l'intéressée, au vu de ses sourcils froncés, et il évite d'en rajouter une couche, pour cette fois. Elle avait l'air suffisamment fatiguée et il était un petit peu en tort dans cette affaire, alors il avait suffisamment pitié pour l'épargner. Après avoir vérifié que son portable était encore en vie, il préfère jouer la carte de l'apaisement, allant dans le sens de sa frangine en proposant une solution pour la prochaine fois. Ça ne le dérangeait pas plus que ça de l'aider à monter les courses, de toute façon, même si c'était une autre histoire pour ce qui était de les faire.

Il se met en marche, aère, râle sur le temps pourri qu'il observe depuis son arrivée à Arcadia, s'emmitoufle dans une écharpe de sa soeur, revient, fouille dans les sacs. Il met à mal la patience de Sybille, au passage, cherchant à combler le creux de son estomac avant ceux des placards. D'aucun diraient qu'il le fait exprès, et ils ne seraient pas forcément très éloignés de la vérité. Mais ça marche ; bien qu'elle s'énerve en lui jetant le carton à la figure, elle étouffe un petit rire quand le paquet rebondit sur sa face pour tenter de s'écraser au sol ; il le rattrape néanmoins de justesse, prouvant par là même qu'il subsiste des réflexes chez les Dousmanis, même s'ils ont la vie dure.
Déposant le paquet sur la table, il l'ouvre et en éventre le plastique tout en faisant mine de râler même s'il est en réalité simplement satisfait de l'entendre finalement rire : « Je peux faire les deux en même temps, rhôôô. » D'ailleurs, il joint la preuve gestuelle à la parole, en récupérant un paquet de pâtes et en le plaçant dans son placard désigné, avant de plonger son autre main dans les céréales. Shoot de sucre dans trois, deux, un... Avec une grâce infinie (non), il largue la poignée de gourmandises dans sa bouche, tête plongée en arrière. Puis il reprend un boîte de légumes pour la ranger à sa place. Bon, il avait dit qu'il pouvait faire les deux à la fois, pas qu'il pouvait le faire efficacement. Après tout, il venait de se lever et ses neurones étaient encore en after-party, soyons indulgents. Tandis que la boîte finit dans le placard, sa soeur le met en mission Ikea, et il hoche la tête. « Okay. » Quoi ? Il pouvait faire les choses sans protester, des fois. Bon, il faudrait pas venir râler si ça finissait un peu bancal par contre.... le problème des trucs en kit. Mais il ferait de son mieux, vraiment. Il ne voudrait pas être responsable de la mort de son neveu par crash d'étagères interposé (ou se faire hurler dessus par Sybille, aussi).
Jetant un regard à Sybille, bien plus efficace que lui, il fait mine de s'énerver à son tour. « Et puis va t'asseoir toi, làààà ! Après tu vas me sortir que je t'ai pas aidé, mais tu me laisses pas faire. » Oui, il avait l'art de la relecture sur une situation. Mais qu'elle aille donc se reposer, il allait s'occuper du reste.

La tempête est finalement passée, et Ieremìas continue de ranger les courses tout en grignotant ses céréales, et en faisant en silence un inventaire mental de ce qu'il avait à faire dans la journée.Pas grand chose en vérité, ou du moins pas grand chose de bien sérieux, si ce n'était le futur épisode ikea. Sa soeur, qui venait à priori de cesser de ranger les emplettes avec lui pour le laisser faire afin de se reposer un peu, se releva sitôt après pour récupérer des concombres et commencer à leur faire leur fête. Non mais... Ils n'avaient vraiment pas le même sens du mot repos.... Observation qui lui fit hausser les yeux au ciel un instant. Mais si une part de lui trouvait cela drôle, une autre ne pouvait que s'inquiéter pour les mois à venir. Allait-elle réellement réussir à s'arrêter un peu pour se préserver elle et son neveu, avant le terme ? Il n'avait pas franchement envie de revivre la scène précédente parce qu'elle n'avait pas été foutue de se ménager.... Damn. Il allait vraiment falloir qu'il se sorte les doigts du cul.
Il fut arraché à ses pensées par l'objet de ces dernières, qui évoquait ses activités nocturnes de la veille. « Ouais. » Il plongea sa main dans la boîte de céréales. « Je t'ai pas réveillée en rentrant j'espère ? » Il avait vraiment essayé d'être discret, mais le fait est que tenter de se faire petit et léger quand on est bourré était une entreprise quasiment vouée à l'échec, même avec la meilleure volonté du monde. Question pour affirmation, affirmation pour question... La remarque de Sybille fait s'étirer légèrement le coin de ses lèvres, mais il évite de répliquer quelque chose de terriblement honnête. Elle n'avait pas vraiment besoin de savoir que les coins pas nets devenaient généralement son territoire, après tout. « J'ai fait la tournée des bars, downtown. Fait quelques rencontres sympas. » haussement de sourcils et sourire explicite. Oui, il parle de meufs. Et il ne mentait même pas, n'en avait pas besoin. Mais l'omission n'était pas là où on pouvait le croire. Il ne gardait pas seulement sous silence ses conquêtes de la nuit. Sybille n'avait pas besoin des détails, voilà tout. Pas besoin de se poser trop de questions à son sujet, pas besoin de savoir qu'il grillait parfois les billets à un rythme effréné, pour s'assurer ces fameuses rencontres. Pas besoin de se poser la question de la provenance de ces billets. Pas besoin de mettre son nez dans ses affaires. D'ailleurs, il se confortait à l'idée qu'elle n'avait pas encore cherché à lui tirer les vers du nez quant à sa présence ici. Bien sûr, elle n'était pas dupe, pas totalement. Ils avaient beau s'aimer et être heureux de se revoir, personne ne pouvait sincèrement penser qu'il n'était venu que dans le but de l'aider pendant sa grossesse. La curiosité de connaître sa vie à Arcadia était déjà une excuse plus valide, mais combien de temps tiendrait-elle encore ?
Fais la fête, petit Ieremìas, fais la fête. Noies-toi dans l'alcool pour mieux noyer le poisson. Le temps est peut-être pourri mais il y a de l'ambiance à Arcadia. On y croit...

Il se rend bien compte qu'elle l'inspecte et se met à faire des grimaces pour l'embêter. Ça va, maman, je vais bieeeeen, rhôôô. Et d'ailleurs à propos de maman, voilà que Sybille lui dit de faire attention avec ses conquêtes pour éviter de faire de la leur une double grand-mère. Il s'esclaffe à l'idée, même si le fait n'aurait absolument rien de drôle, pour le coup. « T'inquiète, je prends mes précautioooons. » Il roule des yeux. Il aimait les mecs ne serait-ce que pour ça : pas de prise de tête sur l'éventualité d'une grossesse. La liberté d'esprit dans le plaisir, en somme. Et voilà qu'elle se remet à le chamailler, s'énervant contre son paquet de céréales. Il s'apprête à le défendre avec véhémence, mais le reste de la phrase le fait lâcher le carton dans la seconde. PANCAKES !

« Mais ÇA, fallait le dire tout de suite !! »

Wouuuh le regain d'énergie d'un coup ! Certes, il venait de ranger les courses et aurait pu se rendre compte tout seul qu'ils avaient de quoi en faire, mais en toute honnêteté il n'y aurait pas pensé sans elle, et surtout, il n'en aurait pas fait, sans elle. Il lâche son paquet de céréales pour le placer dans l'armoire pendant que sa soeur se met à l'aise, et il ne peut s'empêcher de ricaner en la voyant faire. « Grand style, j'adore ! » Il retient de justesse une remarque comme quoi il comprend mieux pourquoi le père est pas resté, maintenant. Même s'il se trouve drôle, son but n'est pas, cette fois, de risquer de blesser sa soeur d'une quelconque façon ; malgré son comportement de petit con, parfois, et les mots qui dépassent parfois la raison, elle restait son talon d'Achille. A la place donc, il commence plutôt à l'aider à sortir le nécessaire à pancakes, à l'unisson.

« En même temps, n'importe quelle personne avec deux neurones en état de marche peut facilement faire le lien entre mon accent et mon pays d'origine, et donc toi. »

Il hausse les épaules, pas foncièrement intimidé par tout ça. Sûrement devrait-il jouer le jeu, faire croire qu'il se souci de tout ça, qu'il a peur, mais il n'en a simplement pas envie en cet instant. Tant pis si cela risque de montrer qu'il n'est pas le parfait petit frère. Au pire, il plaidera la naïveté ou l'inconscience, pour noyer le fait qu'il s'agissait plus d'une habitude des emmerdes et des cercles peu recommandables que d'autre chose.

« Cela dit... » Il dose la farine, tout en appuyant sur la dernière voyelle. « Si j'en savais plus, je pourrais peut-être me prémunir contre certains problèmes. » Il lui tend la perche, l'invite à lui donner des informations de son plein gré, sans même chercher à la manipuler pour cela. Encore que le sous-entendu du "si je ne sais rien j'aurai peut-être des problèmes" peut être perçu comme une forme de manipulation.

Il se doutait depuis déjà un moment que sa soeur lui cachait des choses ; il n'était pas idiot, loin de là, et foutre son nez là où il ne fallait pas ou découvrir ce qui ne devait pas l'être était sa spécialité. Alors, bien sûr qu'il avait remarqué ces petits détails, les départs, les sujets évités ou retournés, les appels téléphoniques. Il ne s'était pas enfoncé dans la brèche, pas encore. Il lui laissait le temps, le choix. Le choix de lui parler d'elle-même, avant qu'il ne se lasse de ses soirées sans valeur et qu'il ne s'attache à la pister, à soulever les tapis pour découvrir la poussière qui y a été cachée. Et elle semblait s'ouvrir, peu à peu, glissant parfois un mot d'avertissement, comme elle venait de le faire à nouveau. Il ne s'était pas senti l'envie de mentir en réponse, de faire semblant d'avoir peur, de nier qui il était vraiment. En revanche, il n'avait pas hésité à tendre la perche, lui faire remarquer que ce n'était pas en le tenant dans l'ignorance qu'elle le protégerait.
Il fini de doser la farine et récupère le lait que sa soeur a préparé, commence à mélanger la pâte, pendant qu'elle le complimente à mi-mots, le faisant sourire. Il n'avait pourtant pas forcé sur les arguments, elle n'avait rien vu. Mais l'amour était facile à manipuler, c'était un fait. Sybille s'active, tout en parlant, évoquant les mafias, les panthéons qui y sont étroitement liés. Pire, qui les dirigent. Il ne dit rien, faisant mine de se concentrer sur la tâche en cours, mais il n'en perd pas une miette, enregistrant les informations données dans un coin de sa tête. Nuova Camorra, olympiens, égyptiens. Jusque là, tout va bien. Et puis, Sybille poursuit.
Elle poursuit sur ses raisons, son arrivée dans la mafia. Le pourquoi du comment. Il se tait, encore. Pas parce qu'il veut la pousser à en dire davantage, cette fois. Mais parce qu'il découvre sous un jour nouveau son absence. Toutes ces années, qu'il avait ressenties comme un profond abandon de sa part. Tout le ressentiment qu'il gardait au fond de lui pour ça, quand bien même il ne pouvait s'empêcher de l'aimer malgré tout. Elle soupire, conclut. J'aurais voulu que ça se passe autrement.
Et lui donc.
« Chtapódi... »
Il regrette. Il regrette de ne pas avoir été là. Il regrette de ne pas lui avoir inspiré suffisamment confiance pour se tourner vers lui, pendant toutes ces années. Il regrette... il regrette peut-être même de lui avoir menti, lui aussi. D'avoir joué les anges qu'il n'a jamais été, même si elle n'avait jamais été complètement dupe de ça non plus. Si l'un et l'autre avaient été plus francs, quelle relation auraient-ils eu aujourd'hui ? Si les faux semblants étaient tombés, les mensonges gardés pour les autres... Elle aurait su qu'elle pouvait lui parler. Il aurait su la préserver d'une partie de tout ça.
Il ne dit rien, pourtant. Rien de ce que cela lui inspire, rien de ce qu'il regrette. Rien de ses fautes, rien de ses embrouilles, rien de ses propres liens avec des organisations peu recommandables. Lâchant sa cuillère, il vient simplement enrouler son bras autour de la taille -rembourrée- de sa soeur.
« On ne peut pas changer le passé. On peut veiller à l'avenir. »
Il penche la tête de côté, sourit en posant sa main sur le ventre arrondi. Lui-même avait prévu de disparaître sans réelle explication, pour les protéger, quand le temps serait venu. Il prit une inspiration, les yeux fixés sur le pancake qui commençait à prendre, sur la poêle. Sûrement était-ce le moment d'apprendre de ses erreurs, et de lui dire...
« ...On a du nutella ? »
Ou de faire comme d'habitude, et de changer de sujet. Et aller fouiller dans les placards le temps de remettre son masque en place, revenant avec un grand sourire et un pot dans chaque man. Nutella, confiture. Mensonge, vérité. Faites vos choix.