Je n'aime pas l'Amérique.

Enfin. Ce n'est pas la terre que je n'aime pas. C'est son peuple et sa vision du monde. Ils se croient tellement intéressants, tellement puissants. Ils sont persuadés d'être au-dessus de tous. Alors qu'ils n'ont rien. Lorsqu'ils sont arrivés, les colons ont pulvérisés les locaux et écrasés leur culture, pris leurs terres et installés les leurs. Puis ils ont coupé le cordon avec leur ancre et se sont crus capables d'avancer tout seul, comme des grands. Mais tu as déjà réussi à faire pousser un arbre sans racines ? Ça ne tient pas longtemps avant de mourir. Et que fait un peuple qui n'a pas de racines ? Il s'en cherche, il essaie de s'en inventer des anciennes (ce qui généralement tourne au ridicule), ou alors il va puiser dans celles qui ne sont pas les siennes.

Pourquoi je pense à tout ça moi déjà ? Ah oui ! La bibliothèque... Je pense que ce sont ces réflexions qui ont conduit mes pas jusqu'ici. J'ai beau ne pas être le plus malin d'entre tous mes congénères, il m'arrive de plus en plus d'apprécier une bonne histoire. Ça m'offre un peu d'évasion, un peu de rêve, un peu de mémoire sur ce que nous avions été. Un lien vers le passé, un rappel de ce que j'ai un jour accompli. Ou du moins ce que j'aurais pu avoir accompli. Ouais ça fait beaucoup de suppositions.

Je souris en pensant à la tête des autres, de ces étudiants ou pseudos intellectuels qui me voient déambuler dans la bibliothèque, savourant un extrait d'un roman à droite à gauche. C'est aussi ça l'Amérique. Un jugement permanent. Tu ressembles à une brute, tu dois pas lire. Tu viens d'ailleurs ? Selon où t'es soit démodé soit un attardé qui a besoin de la civilisation. Ils ne veulent pas comprendre les racines de quelque chose, tout ce qu'ils veulent, c'est que tout le monde voit l'univers à travers leurs yeux. Des yeux vides d'histoire

Fort de ces considérations beaucoup trop poussées pour moi (je blâme inconsciemment Athéna et son influence), je me dirige vers la sortie en possession des trois tomes du Seigneur des Anneaux, bien décidé à occuper mes soirées autrement qu'avec la merde que la télévision américaine nous propose. En sortant, je ne pus m'empêcher de faire demi-tour et de m'arrêter pour contempler la structure. Au moins un bâtiment dans cette ville qui avait un peu de charme ancien. Je me surpris à l'observer dans ces moindres détails. J'en vins même à penser à voix haute.

Mouais... C'est sûr, si j'étais un dieu de la sagesse, mon QG serait une bibliothèque... C'est un vrai temple...

Le ciel se couvrit rapidement. Restait à voir s'il allait déverser sa colère, ou si j'allais tout simplement le déclencher. D'après les sagas, j'étais le responsable des orages... Ou la cause... Enfin... Pour l'instant, j'espérai juste que ça ne tombera pas. J'ai pas envie d'abîmer les livres. Je rentrai donc à l'intérieur de la bibliothèque afin d'attendre que l'averse ne passe et m'assis dans un des fauteuils du hall, pris l'un des livres et le commençai. Un des avantages des bibliothèques. On ne peut jamais s'y ennuyer.

Le tonnerre craqua au même moment où j'entendis une voix répondre à mes pensées exprimées. Je fis volte face et dévisageai un instant l'homme qui venait de parler. Il s'excusa rapidement de son intervention, arguant qu'il ne souhaitait pas me déranger ni même me tirer de mes réflexions. Bah, je ne pouvais pas vraiment lui en vouloir : si je m'étais permis de penser à haute voix, il fallait que je m'attende à ce qu'on me réponde. D'un geste de la main, je balayai ses inquiétudes.

Il n'y a pas de mal. C'est pas comme si vous interrompiez un moment d'une importance cruciale.

Il se présenta sous le nom d'Amir. Un Oriental hein... Et pas des moindres au vu de son aura. Cette ville avait le don d'attirer toutes les entités puissantes et de les faire s'y arrêter apparemment. Je lui tendis la main en guise de salutations

Hadrien. Bûcheron. Et passionné de ces histoires qui font rêver et qui nous transporte ailleurs que ce petit monde sacrément nauséabond par moment. Avec ce nom, z'êtes pas vraiment du coin vous non plus ?

Le tonnerre craqua une seconde fois, et un éclair s'écrasa sur un pylône électrique non loin de la bibliothèque. Du coin de l'oeil, j'aperçus et entendis plusieurs mouvements de stupeur, mais je ne réagis pas. En fait, j'essayai tant bien que mal de contenir l'excitation qui montait en moi. Au moins pour ça, les deux âmes étaient d'accord. J'adorais toujours autant les orages. Néanmoins, mon attention revint sur mon interlocuteur.

Si la sagesse se donne à celui qui suit ses convictions et ses valeurs et qui aide les autres, je devrais être l'un des plus grands sages qui soient. Pourtant, j'ai une amie en France qui dirait tout le contraire. Je peux savoir ce qui vous fait dire ça ?

Je soupirai en pensant à Julie. J'espérai au fond de moi que je ne lui avais pas attiré d'ennui, que je ne lui avais pas causé de tort. Je la savais capable de s'en sortir seule, il n'y avait pas de doute possible là-dessus. Mais je m'en voudrais si j'étais la cause d'encore plus de tourments que ce qu'elle n'avait déjà.

Pour en revenir au Seigneur des Anneaux, j'aime beaucoup y déceler les inspirations qui ont motivé l'auteur. Je l'ai déjà lu, mais j'en trouve de nouvelles à chaque fois. J'ignore si elles sont vraies ou si c'est mon esprit qui les places là pour se satisfaire. Et vous, vous êtes venus chercher quoi ? Je reconnais pas le bouquin. conclus-je d'un petit signe de tête vers les rouleaux qu'il tenait sous son bras.

L'égyptien sursauta à l'éclair. J'en souris. C'était moi le fou dans cette histoire, à adorer ce que je voyais, à exulter au son du craquement du ciel. Ce ne fut qu'à cet instant que je remarquai l'aura qui échappait de lui. Pour être d'Egypte, on ne pouvait pas faire mieux. Remarque, je pouvais parler, moi le natif de Scandinavie.

Je ne pouvais qu'être d'accord avec son discours sur l'égoïsme des puissants, même si, selon moi, un état gouverné par toute la population finissait invariablement par s'embourber dans l'anarchie et la guerre civile. Seul un leadership fort, appuyé par des moyens puissants, tout en écoutant l'avis de la population avait ses chances d'aboutir à quelque chose de grand. Un des reproches que j'avais à faire à l'Europe tiens...

Puis il en répondit à ma remarque sur mes livres. Effectivement, Les premiers Nains étaient des vers, sortis des orteils d'Ymir à son trépas (j'espérai sincèrement qu'il ne se réincarnerait pas lui...). Durin, Thorin, Gandalf, Balin, Dain, Kili, Fili, Oin, Gloin, Gimli... Tolkien avait su utiliser les bons noms pour distiller des connaissances sur les mythes à plusieurs générations qui les admiraient désormais. Un véritable exploit.

Il m'expliqua ensuite les raisons de sa venue à la bibliothèque. J'eus envie de me moquer, mais ça aurait été de la mauvaise foi pure. Les Américains, avec des bâtiments anciens... Oui il y en avait, dans certaines villes. Mais pour ça, l'Europe et l'Asie dominaient. Ici, les plus vieilles maisons n'avaient que trois cents ans. Dans le Vieux Monde, il était facile d'en trouver des vieilles de plusieurs millénaires. Mais je n'allais quand même pas rappeler ça à un Egyptien. Avec les Pyramides, ils s'y connaissaient plutôt bien en bâtiments anciens.

Ah ! Pour ça, rassurez-vous. On raconte que la colère du ciel est aussi prompte à se libérer qu'à se dissiper.

D'ailleurs, l'intensité de l'orage commençait déjà à décroître. D'ici quelques minutes, nous allions pouvoir sortir.

Les fondations... lâchai-je pensif. Parfois j'ai bien l'impression que c'est ce qui manque à ce pays. Je m'interrompis et m'excusai aussi vite d'avoir pensé tout haut. Mais d'un autre côté, il était peut-être l'un des mieux placés dans cette ville pour comprendre ça.