Les talons claquaient sur le sol, annonçant sa présence, son arrivée. Aujourd’hui, Aura n’était pas à son cabinet. Elle aurait bien aimé pourtant, vu la montagne de dossiers qui s’accumulaient sur son bureau. Les mafias ne restaient pas calmement chez elles ces derniers temps, créant de multiples incidents, et les victimes cherchaient toutes réparations. Etonnamment, Aura se devait d’honorer toutes les affaires concernant la Bratva. Plus elle retirerait de l’argent de leurs ennemis, plus elle en serait ravie. Siphonner les fonds des russes était un jeu auquel elle s’adonnait dans la bonne humeur permanente. Pour autant qu’elle puisse être de bonne humeur. Néanmoins, un grain de sable s’était glissé dans son engrenage bien huilé. Non, ce n’était pas Clem, puisque tout se déroulait parfaitement de ce point de vue-là. Il s’agissait de quelque chose de plus… Mafieux. La retraite anticipée de Gisella, et le refus de ses enfants et héritiers de prendre en charge le Ciao Roma l’avait propulsée, elle, à la tête de l’établissement. De nouvelles charges, des responsabilités dont elle se passerait bien. Néanmoins, au vu de l’utilité du bâtiment et de ses succursales pour la Camorra, Aura se pliait à l’héritage que sa cousine lui offrait. Juste… C’était une charge de travail supplémentaire, tant qu’aucun gérant n’était portée à sa connaissance.

Finalement, entre la mafia italienne, l’arcadienne, les hôtels, son travail d’avocate, son rôle de sous-boss… Les journées de vingt-quatre heures n’étaient guère suffisantes pour tout réaliser. Et la voilà en plus utilisée pour entraîner une soldat. Pour lui apprendre la discipline. Et, au vu de l’ordre et de la famille, la déesse n’avait eu d’autre choix que d’accepter, dans un signe de tête. Néanmoins, l’entraînement, quel qu’il soit, ne serait pas de tout repos, et ce serait l’occasion de voir ce que la génération suivante avait à offrir. Si la gamine ne fuyait pas. Elle ne serait pas la première après tout, à tourner les talons après avoir fait face à Aura. Ca lui était arrivé plusieurs fois en Italie, et elle se demandait si avec la présence d’Hécate, cela ne serait pas amené à se reproduire. Car même si la divinité était suffisamment discrète, ne s’imposant que très peu, son aura restait sombre, glaciale. Ou alors était-ce Aura, toujours taciturne, trop frigide.

Léger soupir, et elle glissa dans les sous-sols du Ciao Roma. Bien isolés, ceux-ci possédaient leur propre salle d’entraînement, notamment aux tirs. Indispensable en des temps aussi tendus. L’attaque pouvait venir à n’importe quel moment, et il fallait apprendre à se défendre. Merci les Etats-Unis d’Amérique de permettre à bon nombre de personnes de se procurer des armes aussi facilement.

A présent, plus qu’à attendre la petite. En espérant pour elle qu’elle arrive à l’heure, malgré l’horloge tournant impitoyablement.

En retard. Son soldat du jour était en retard. Les doigts tapotaient doucement sur le dossier de la chaise qu’elle tenait. Le regard rivait sur l’horloge, les secondes tiquaient et l’esprit passait en revue les diverses tortures légères et discrètes qu’elle pourrait infliger à la jeune fille du jour.

Jusqu’à ce que la porte s’ouvre enfin.

Trois minutes.

Trois longues minutes et l’autre osa une remarque incisive, mordante. Donc, au-delà de la ponctualité, elle manquait aussi de savoir-vivre ? Elle serait morte pour moins que cela en Italie. Heureusement, la Camorra était tout de même une mafia plus détendue que celle dans laquelle l’avocate avait grandi. « Bonjour Juniper. » Pour souligner le manque, malgré le ton monocorde qu’elle se trimbalait. Si l’italienne était douée dans un domaine, c’était passer pour plus faible qu’elle ne l’était. Et dans cette configuration, sa petite taille, son visage de poupée, son absence d’armes, tout était propice à jouer...

Gamine insolente, qui ne fit que sourire Aura. Etrange réaction, mais qui aurait fait flipper n’importe qui d’autre à la Camorra. Ce n’était jamais bon signe quand les traits semblaient s’amuser d’une situation. « En effet. » Pause. Le sourire s’accentua. « J’espère en revanche que toi tu tiendras un peu plus longtemps que les agneaux précédents. » Pauvres sacrifices sur l’autel de la froideur de l’italienne. S’occuper de la formation et des entraînements des soldats pouvaient être un moment agréable, pour évaluer les forces de chacun, et surtout de l’ensemble. Aujourd’hui, elle sentait déjà que la situation serait différente. Envie de sang, de merde, de rappeler la différence entre une nouvelle arrivante dans le domaine et celle qui avait passé les trente-et-une années de sa vie dans la mafia. Héritière ou non, elle avait été éduquée pour être habituée aux effusions de carmin sur les murs, sur le marbre blanc.

La main enserra le dossier de la chaise une dernière fois. En quelques secondes, le bout de bois devint arme blanche, poignard finement aiguisé, et il s’envola en direction de Juniper. Pas de quoi la tuer normalement, juste l’effleurer, lui rappeler que tout était source de dangers ici. Les dieux étaient plein de surprises… « Commençons. » Plus de temps pour les mots. Plus de temps pour les apparences.