Il y a le silence. Sans vraiment que ce soit le cas. Juste l'air qui s'est tant raréfié, dans ses poumons. Le regard dans le loin, qui se perd sur le recoin de tout ses immeubles qu'il reconnaît pas. Il avait jamais vraiment observé ceux de chez lui, mais savait que c'était pas l'architecture de son coin. Qu'ici, tout est trop différent, que ce côté moderne sonne comme futuriste sans que ça ressemble à ce qu'il avait pu voir dans les films. Y'a sa carcasse filiforme, bien loin des muscles "d'aujourd'hui". Ce même mot qui sonne pas si bien, finalement, quand il a perdu vingt ans si vite. Un bol maudit, un cheveux dedans, un gosse de dix-sept ans à la place du presque quarantenaire. La panique qui lui coule toujours dans les veines. La rencontre avec un fier barbu n'y changeait finalement rien. Parce qu'il était là, face au vide ressenti. À s'en vouloir d'avoir jamais retenu correctement le numéro du fixe de la maison. Sans se douter qu'en fait, si, qu'il a appelé le bon mais que la famille Rello en avait changé, depuis le temps. Et il sait pas non plus que la fameuse famille se limite à son père et lui, désormais. Est un gosse perdu dans une époque bien trop différente. Qu'il a ce truc rectangle dans une poche qui se dit être un téléphone portable et qui ressemble en rien aux rares d'avant les années 2000. Il a le coeur qui bat plus fort encore, en regardant le papier qu'on a pu lui faire, d'avec ce numéro à contacter. Il a dû demander sa route tant de fois, pour se rendre à l'adresse qu'on avait pu lui donner, au téléphone. C'est qu'il avait appelé, ouais. À l'aide. Il ne savait pas quoi dire, Alv. Voulait juste savoir si on le connaissait. Et oui, bien entendu. Mais c'est un colosse qu'ils ont l'habitude de voir débarquer, pas un adolescent qu'en a gardé que la taille ou presque. Carrure fondue et aucune cicatrice encore au crâne. Celle qu'il planque sous des cheveux mais qu'il a si souvent la manie de toucher pour se rappeler. Et là, tout est oublié. Alors il se présente à l'accueil, le gosse paumé. Le gars maudit par un foutu bol qu'il a dans ses poches sans même se douter que c'est de là que vient tout son malheur. Qui se doute pas que ça durera qu'à peine vingt-quatre heures. Mais c'est si long, dans ce genre de cas, quand on est dans le flou total et que pour lui, la veille, il était au lycée à s'emmerder avec ses potes et à offrir quelques sourires maladroits à la nana dont il croit être amoureux. Il déglutit, quand sa voix pas aussi cabossée que dans le temps présent se laisse entendre. "Euh, bonjour... Je cherche Aura Sciarra..." Et on le regarde, un sourcil haut. "... Alv Rello." Il répond directement à la question qui se lit sur la face de l'autre. Prêt à dicter comment ça s'écrit, encore, pour tenter d'affronter le vide dans son poitrail.

Les heures s’enchaînaient, et Aura se demandait simplement quand est-ce qu’elle aurait le droit à du repos. Dans un soupir, elle entreprit de quitter le bureau de l’hôtel dont elle avait hérité, pour déambuler dans les couloirs, souriant aux diverses personnes séjournant au Ciao Roma. Peu avaient compris ce changement soudain de propriétaire, alors que Gisella semblait accrochée à ce lieu plus qu’à sa propre vie, mais l’italienne n’avait que peu posé de questions. Elle savait simplement que l’endroit ne pouvait pas tomber entre les mains de n’importe qui, encore moins quand certaines chambres servaient de QG pour les réunions les plus secrètes de la Camorra. Au vu du passage dans cette bâtisse, ce n’était pas quelques hommes en costume, quelques femmes en tailleur supplémentaires qui attireraient l’attention. Tous se fondaient dans la masse, et Aura avait toujours fait en sorte que cela continue. De toute façon, elle n’avait pas tant de temps que cela à accorder à l’hôtel, et c’était pour cela que la gestion revenait en partie à un nouveau venu. Et l’intérêt que la déité lui portait de base ne se limitait pas à ce qu’il était capable de faire dans son métier. La créature aussi attirait le regard, et lui avait de quoi plonger dans les affres d’une mafia…

Un riche magna de l’immobilier l’arrêta, commença à lui parler de son empire, la façon dont il s’était construit par lui-même. Les pupilles s’attardèrent sur les traits de l’homme, politesse dans l’écoute sans qu’à aucun moment elle ne s’y intéresse. Ce type de personnes l’agaçait simplement, à se croire supérieur, quand clairement, un seul geste suffirait à le faire descendre de son piédestal. Ou l’éliminer.

Le bipeur de son téléphone lui donna cependant une excuse pour s’éclipser, et calmer l’appel du sang. Elle en oubliait par instant, ce qui se cachait derrière le visage de poupée. Aura n’était pas aussi fragile que de la porcelaine. Elle restait une meurtrière, une espionne façonnée pour survivre dans une mafia, une princesse bercée par le bruit des armes, des coups de feu.

Dans un soupir, elle entreprit de descendre les escaliers, de se diriger vers l’accueil. L’appel semblait urgent, et si la réceptionniste ne pouvait pas gérer, l’avocate se demandait sur quel genre de problèmes elle allait tomber.

Tout ça pour tomber sur un gars qui disait s’appeler Alv Rello. Comme l’un de ses employés, s’occupant ni plus ni moins… De la sécurité. D’une bonne partie de l’hôtel quand Aura ne pouvait pas être présente, c’est-à-dire très régulièrement. En revanche, l’homme face à elle lui paraissait bien jeune… Alors, elle se détruisit la nuque pour observer en détail le visage juvénile. “ Alv…. Vous avez bu la mauvaise potion en vous levant ce matin ? “ Pas une seule once d’humour dans son regard, pourtant, l’ironie était perceptible dans son ton. “ Nous ne sommes pas dans le pays des merveilles, il faut faire attention. “ Pour autant, elle ne remettait pas en cause le fait qu’il soit Alv. Après tout, l’aura de la Valkyrie autour de lui était suffisamment rare à Arcadia. Et il ressemblait encore à lui-même. “ Que s’est-il passé ? “

Ayez pitié de ce gosse. Son air misérable semble hurler cette demande implicite, alors qu'il espère enfin un repère stable, qui le laisserait pas face à ses angoisses et inquiétudes, qui pourrait lui apporter un début de réponse autre que celle d'un sortilège qui pourrait le frapper, aussi simplement que ça. Pourtant, c'était la bonne solution mais Alv n'est pas en mesure de l'apprécier à sa juste mesure, d'avec sa tronche de boutonneux. Quand Aura approche, il accroche ses prunelles à elle et l'estime soudainement si précieuse, dans l'idée qu'elle pourrait être sa sauveuse. C'est qu'elle a ce truc interpellé qui lui semble laisser croire qu'il est pas un total inconnu pour elle. Alors ça tambourine à l'intérieur, d'un début de réponse possible, qu'importe ce qu'elle pourrait être. Et quand elle glisse son prénom dans les airs, il pourrait fondre en larmes l'adolescent en proie à ses hormones qui, plus que jamais, le rendent sensibles à cet instant. Il la regarde ainsi en posant sur ses frêles épaules tout le poids de son espoir incommensurable. Alors il fait ce pas vers elle pour casser la distance, plein de cet entrain soudain de croiser enfin une âme qui - de prime abord - lui semble amicale. "J'aimerais bien dire que ouais, mais je m'en souviens pas... !" Et, ô, quelle vision misérable il peut bien offrir l'adolescent. Si le Alv de ce temps était conscient, pour sûr qu'il aurait déjà pris une mandale mentale avec la somation de se reprendre. Mais il n'en était rien et Aura va devoir se contenter de cet idiot-là. "J'en ai aucune idée, je... J'étais soudainement... Là, alors que ça ressemble en rien à 'là' habituel et puis y'a eu un type pour me dire que j'avais rajeuni d'un coup et, et, et..." Plus il parle, plus ça lui semble n'avoir aucun sens. Alors il pince les lèvres et l'avise, la femme. "... Mais vous me reconnaissez, vous..." Ça lui apparaît soudainement, comme si finalement, toutes les secondes précédentes n'avaient eu encore aucun réel sens. "Dites-moi que j'ai juste été assommé quelques heures et qu'on est bien toujours en 97.. ?" Il a l'air désemparé, le petiot. "S'il vous plaît... ?" Mais si tel était le cas... Il ne la connaîtrait pas pour autant. Alors il soupire, du plus profond de son âme. "Je comprends rien, m'dame..." Et c'est bien là la triste vérité, alors que son expression est passée d'un espoir immense au dépit le plus total.

Une personne normale aurait soit paniqué de la situation, soit ri pour se détendre. Aura était juste tout autant sérieuse qu’habituellement, comme si rien ne pouvait la déstabiliser. Et peut-être était-ce le cas, avec les années d’expérience dans le surnaturel. L’italienne avait rapidement appris que tout pouvait arriver. C’était la beauté de l’ichor, comme son plus important danger. « Vous ne vous souvenez pas ? » Manipulation mémorielle au-delà de la transformation physique ? Hécate était sceptique, elle qui connaissait nombre de poisons et de remèdes. Jamais dans le passé une telle réaction avait été observée de sa part. A moins qu’il s’agisse là d’un artefact inconnu ?

Plongée dans ses pensées et ses réflexions, elle capta le fil de celles d’Alv. Clairement, il n’avait pas que rajeuni physiquement, le mental aussi en avait pris un coup. Pourtant, la valkyrie était toujours présente. Soit il était devenu créature très jeune, peut-être même était-ce génétique, soit la magie n’altérait pas sa nature profonde. Il s’agissait donc potentiellement d’une altération psychique et physique mais non de l’essence… Les questions se bousculèrent, auxquelles Aura répondit par un simple mouvement de tête, et un monocorde « Suivez-moi. » La discussion prenait clairement des airs dangereux et surnaturels, pas à évoquer dans les couleurs d’un hôtel aussi renommé. Si les divins côtoyaient le Ciao Roma, de nombreux hommes et femmes d’affaires parfaitement mortels y faisaient escale aussi. Et aucun d’eux n’avait besoin de connaître la réalité derrière la façade.

Après quelques minutes de marche pour se mettre à l’écart, Aura entreprit d’éclaircir l’esprit d’Alv… Ou de l’embrouiller encore plus. « Nous sommes en 2019. Vous n’avez que 22 ans d’écart par rapport à vos attentes. » Sourire. Ce n’était pas censé rassurer les sourires ? « Je pense que vous avez été touché soit par un pouvoir, soit par un artefact. La puissance magique de l’évènement semble dépassée tout ce que nous avons connu. » A part peut-être l’époque des dieux eux-mêmes. Néanmoins, les centaines de vies d’Hécate restaient muettes sur ce que tout cela pouvait être. Et ce n’était pas Aura qui allait trouver une solution en claquant des doigts. « Par hasard, auriez-vous un objet sur vous ? Ou alors simplement touché quelque chose de différent par rapport à d’habitude ? » Bon, ça ne semblait pas être le cas. Et enfin… Une autre question. Sur la nature. Sur ce qu’il était capable d’appréhender. « Sur un autre sujet… Savez-vous qui vous êtes ? » Ce que vous êtes.